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20 décembre 1905

Ma Gretchen,

Le bonheur est sans histoires.

Je me contente, telle une plante qui prospère en serre, de respirer, de dormir, de me nourrir. Mon ventre a pris racine Linzerstrasse. Quel que soit l’état du ciel, il pousse.

Je bouge peu, je ne m’intéresse à rien, j’oublie ce qu’on me dit ; pourtant, cette Hanna lamentable, égoïste, réduite à l’état végétatif, tout le monde la trouve merveilleuse.

Hier soir, pendant que nous soupions, Franz et moi, dans la petite salle à manger bleue aménagée au cœur de la rotonde, il me rapportait les derniers potins concernant les gens que nous fréquentons ; j’écoutais sa gazette avec plaisir – Franz ne manque pas d’esprit – ; ce qui m’enchantait surtout, c’était de le voir si appliqué à me distraire.

– Tu te donnes du mal, mon Franz, pour amuser ton ahurie de femme qui se tient terrée dans son pot.

– Hanna, ta santé m’importe plus que mes ragots insipides.

– M’aimerais-tu si je ne te donnais pas d’enfants ?

Avec lui, je découvris la question qui avait fusé de mes lèvres. Je ne m’étais même pas entendue la penser ; tant mieux d’ailleurs, sinon j’aurais hésité.

Le visage de Franz se figea, surpris.

Insistante, je répétai ma question.

Il hocha la tête, contrarié.

– Pourquoi me demandes-tu ça puisque tu es enceinte ?

Je ris avant de répliquer :

– Si je ne l’étais pas, je n’aurais pas osé t’interroger. Donc, m’aimerais-tu ?

Il gratta une miette qui s’était incrustée dans la nappe en coton, prit le temps de l’extraire de la trame, la saisit entre ses ongles, la déposa sur une soucoupe, puis releva subitement le front.

– Hanna, est-ce que je te demande, moi, si tu m’aurais aimé stérile ?

Alors qu’il comptait m’embarrasser, je rétorquai promptement :

– Oh oui, Franz. Pas une seconde je n’ai réfléchi aux enfants quand je me suis mariée.

– Comment ? Jamais ?

– Non, ça ne m’a point effleurée.

Et j’ajoutai, après réflexion :

– Peut-être parce que je me voyais comme une enfant.

– Toi, une enfant ?

– Lors de notre voyage de noces, tu m’as considérablement appris : ce qu’est un homme, ce qu’est un couple, ce qu’est l’amour.

Il rougit, flatté. Je continuai :

– Maintenant que je vais devenir mère, je te le confirme : auparavant j’étais surtout ta fille.

Jaillissant de sa chaise, il tomba à genoux et ses bras me broyèrent contre lui.

– Oh, mon Hanna, tu n’es vraiment pas pareille aux autres !

Ses dents mordillèrent le lobe de mon oreille droite pendant qu’il murmurait, extatique :

– Tu es si différente.

Cette phrase me stupéfia : tandis que Franz la prononçait avec enthousiasme, je me souvenais, moi, de l’avoir mâchée et remâchée avec douleur durant de longues années. Était-il possible qu’il m’appréciât pour les raisons qui me faisaient me détester ?

Relevant vers moi sa tête, je plongeai, grave, mes yeux dans les siens.

– Franz, réponds : m’aurais-tu aimée si je n’avais pu te donner d’enfant ?

– Je n’ai pas douté que tu m’en donnerais.

– Moi si.

– Tu te trompes sur toi, Hanna. Tu es beaucoup plus que ce que tu crois être.

Cette exclamation me troubla tant qu’elle mit fin à notre conversation.

« Tu es beaucoup plus que ce que tu crois être. » Franz venait de m’expliquer l’essentiel.

Y as-tu songé, Gretchen ? Nous excédons ce que nous croyons être, or, par morgue, par manque d’humilité, nous le nions. Nous préférons nous réduire à ce qui demeure visible, l’intuition qui commande ou le corps qui obéit.

Pourtant, mon esprit s’avère plus que ce que j’en sais ; mon corps aussi.

L’esprit, tel un navire, ne se réduit pas à sa vigie, la conscience ; sous le pont, il comporte des réserves – la mémoire –, des ateliers – l’imagination –, la salle des machines – les appétits –, des couloirs et des escaliers qui descendent encore vers des zones moins pénétrables, des cales effleurées par la lumière intermittente de nos rêves, des soubassements totalement obscurs. En définitive, la guérite de la conscience ne constitue qu’un point minuscule, extérieur, superficiel, entre ce qui vient du monde et ce qui monte des profondeurs de notre soute.

Le corps représente davantage que ce que nous en percevons, plus vaste que ses rares parties accessibles à nos sensations ou à nos ordres. Tous les jours il respire, dort et digère sans nous ; depuis notre naissance, il a grandi sans que nous nous en mêlions et il vieillira sans que nous l’en empêchions. En ce moment, par exemple, mon corps confectionne en moi, à mon insu, un être humain dont j’ignore le sexe, le caractère, l’apparence. Cet enfant, je n’en suis ni l’auteur ni le témoin, uniquement le vase. Quelle abracadabrante et sublime situation : quelque chose de grand se passe en moi, quelque chose de grand passe par moi, cependant ce quelque chose ne se passerait pas sans moi.

« Tu es beaucoup plus que ce que tu crois être. »

N’as-tu pas l’impression, Gretchen, d’être souvent régie par des forces occultes, inconnues, voire des instincts animaux, et que ta personne plonge ses racines dans une terre qui t’échappe ?

Franz m’a ôté mes incertitudes antérieures. Je cesse de m’interroger : je règne.

Je règne au centre de la ruche. Tous s’empressent auprès de moi, non seulement les domestiques dont c’est le métier, mais Franz, ses parents, ses oncles, ses tantes : si j’esquisse un bâillement, on m’apporte un coussin pour faire la sieste ; si je claque la langue, on avance une carafe ; si je veux prendre mon livre, Franz se précipite vers la table basse. On me demande continûment ce que je désire. Dernièrement, je me suis quasi forcée à manifester des « envies de femme enceinte » afin de satisfaire les dévouements qui m’entouraient. Quelle fierté illumine le visage de ceux qui réalisent l’impossible, Franz surtout, le plus zélé. Maintenant, cap sur les fraises de janvier ou les cerises d’hiver, j’enquiquine avec soin mon entourage ! Sans caprices, je décevrais…

Le monde s’est simplifié : il tourne autour de mon ventre rond. Les femmes de la famille lui rendent visite, émues de toucher mes flancs volumineux, réjouies que j’enfourne des strudels, compatissantes si la fatigue m’ensuque, oui – je le perçois – elles ne simulent pas leur enthousiasme. Je leur rappelle probablement des jours heureux…

Peut-être aussi s’estiment-elles rassurées… Car – je le regrette – j’ai dû les heurter en soutenant me moquer d’avoir ou non des enfants. J’ai trop fanfaronné en cachant ma douleur, j’ai joué les insurgées, j’ai proposé une manière différente de vivre, j’ai prétendu qu’une famille ne me manquerait pas, que la femme s’accomplissait autrement qu’en procréant. « Stérile, c’est mieux qu’une chance, c’est une providence », avais-je même clamé. Or, à ma joie tranquille d’aujourd’hui, il est clair que je bluffais. Fini la pétroleuse ! Adieu la révolutionnaire ! La rebelle rentre dans le rang, je rejoins l’armée des femelles reproductrices.

Ma Gretchen, je vis ma condition avec délices. Désormais, je sais dans quel but je me lève chaque matin : pour fabriquer de la vie.

Les jours se suivent, semblables et nécessaires sans que je les différencie artificiellement par des sorties, des rendez-vous. Le temps se dilate avec la peau de mon ventre, la durée produit de l’être.

Je me vois comme un minuscule maillon d’une chaîne infinie, et cette place infime me suffit ; mieux, elle me comble ; à ma microscopique échelle, je participe au vaste cycle, je m’insère dans le cosmos, je le perpétue. C’est si commode, en fait, de mener à bien mon travail de femme : je donne la vie après l’avoir reçue ; et plus tard, j’en deviendrai la gardienne jusqu’à ce qu’elle me quitte… La vie m’a précédée, la vie me succédera mais durant la période de mon existence, la vie a besoin de moi.

Au fond, les dames von Waldberg avaient raison : une femme atteint sa complétude lorsqu’elle porte des enfants. Il m’a fallu le sentir dans ma chair et mon esprit pour le saisir ; avant, cela me paraissait odieux, à présent non. Tous les jours, des êtres meurent mais moi j’en ajouterai de nouveaux. La maternité demeure le destin de la femme.

Oh ! ma Gretchen, je t’embrasse tendrement, toi qui m’as toujours devancée en sagesse. Même si je te prends à jamais en guise de modèle, je ne te rattraperai pas.

Ton Hanna.