7

L’homme en noir se servit de son poignard pour trancher les cordes qui ligotaient Anne. Autour d’eux, la forêt, délivrée de ses intrus, Ida et Philippe, cessa de retenir son souffle, recommençant à bourdonner de sa vie propre ; après quelques envols de moineaux, les colombes roucoulèrent de nouveau et le sous-bois oublia la violence dont il avait été témoin.

Quand le colosse l’aida à se remettre sur pied, Anne entrevit son nez long comme une serpe sous le capuchon flottant. En frissonnant, elle murmura :

– Je vous reconnais.

Concentré sur son travail – libérer la jeune fille sans la blesser –, le géant ne broncha pas.

Elle insista, tentant vainement d’intercepter son regard :

– Oui, je vous ai rencontré dans un de mes rêves. Vous m’apportiez une miche de pain.

– Alors c’est que tu ne rêvais pas. Chaque nuit, je t’ai approvisionnée.

Telle une pierre pénétrant l’eau, sa voix basse, égale, envoyait des ondes pacifiantes entre les arbres.

Anne arrêta de le craindre.

Rejetant l’ultime lacet, il s’assit au creux moussu du chêne pendant qu’elle se frottait les poignets et les chevilles afin de décongestionner ses articulations. Il lui lança, au terme d’un long silence :

– Tu ne me demandes pas pourquoi ?

Anne arrondit les sourcils. Non, elle n’en avait pas envie. S’il l’avait nourrie, c’était parce qu’il le souhaitait. Quoi d’étonnant à ce qu’il l’ait secourue ? Il devait être généreux, simplement. Demande-t-on au soleil pourquoi il chauffe ? Cette question – pourquoi ? – appartenait peu à l’univers d’Anne, encore moins depuis ce séjour où, absorbée par la poussée d’une plante ou les nuances de la lumière, elle était devenue contemplative, présente à toute chose, absente à elle-même.

Comprenant qu’il attendait une réaction de sa part, elle s’écria :

– Quel lien avez-vous avec le cerf ?

– Quel cerf ?

– Le cerf qui m’observait, le cerf qui me guettait. Trois fois il m’a donné la chair de poule tant je l’entendais penser fort.

– Peut-être étais-je le cerf ?

Elle approuva de la tête : pour elle, cela ne faisait aucun doute. Elle continua :

– Et l’arbre ?

Elle désignait l’hôte feuillu qui les abritait.

– Vous parle-t-il ?

Il fronça le front, réfléchit, conclut :

– Oui.

Elle sourit, enchantée.

– Il est intéressant, n’est-ce pas ?

– Très. C’est pour lui et ses semblables que je m’attarde souvent dans la forêt.

Sur-le-champ, Anne et l’Inconnu se sentirent proches ; afin d’en jouir, ils se turent longtemps.

La rivière coulait en un murmure limpide, vif, s’amenuisant à la limite du silence. En ce début d’après-midi, figés par la lumière dorée, les sons n’avaient plus d’origine, ils flottaient mollement sur l’air chaud.

Ce qui ravissait Anne, ce n’était pas que l’Inconnu lui eût sauvé la vie, mais que sa voix était celle que l’arbre aurait eue s’il avait utilisé le langage humain.

De son sac, l’Inconnu sortit un pain, un pot de miel, et ils improvisèrent un goûter. Quand ils eurent mastiqué leur tartine, ils s’étendirent sur la mousse et l’Inconnu engagea Anne à se confier.

Elle raconta son enfance, décrivit sa famille, ses fiançailles, sa fuite ; elle s’exprimait avec facilité, comme si la diète de mots, ces derniers jours, avait fluidifié son élocution.

Lorsqu’il l’écoutait, elle trouvait que l’Inconnu devenait fascinant : il captait davantage que les phrases ; par ses sourires inopinés, par ses clignements d’yeux décalés, on devinait que, derrière le verbe, il distinguait d’autres pensées, celles qui se tenaient dans l’ombre, celles qui échappaient à Anne.

– Ce Philippe, qu’éprouves-tu pour lui ?

– Je suis prête à l’aimer.

– Cependant ?

– Je l’apprécie, mais je déteste son amour. Il m’a ligotée, non ?

– Il veut te posséder. Tel un objet. D’ailleurs, ne t’a-t-il pas achetée ?

– À qui ?

– À toi. En te proposant de t’aimer à sa manière.

Elle soupira.

– Je pressens que je dois aller ailleurs… plus loin en l’amour… Et sans lui ! Suis-je sotte ?

– Pas le moins du monde.

Il la dévisagea avec bienveillance.

– Que comptes-tu faire, désormais ?

Elle haussa les épaules.

– C’est évident ! J’obéirai à vos conseils. Vous êtes là pour ça, non ?

Il rougit, baissa le front, murmura :

– « Celui qui vient est plus fort que moi, et je ne suis pas digne de porter ses sandales. »

Distraite par un craquement, Anne sursauta.

– Oh, regardez sur la branche…

Déjà troublé, l’Inconnu fut bouleversé par la colombe qu’elle lui montrait. Il s’empourpra, ses lèvres tremblantes étouffèrent plusieurs phrases, il chercha un point dans le ciel, laissa les larmes envahir ses paupières, puis se coucha sur le ventre, face à terre, bras écartés.

– Merci !

À qui s’adressait-il ?

Les yeux d’Anne circulaient de l’oiseau à l’homme prosterné. Le volatile sur l’arbre délivrait-il une idée importante ? Elle conjectura que l’Inconnu, son aîné, plus instruit, plus avancé en sagesse, percevait un message qu’elle ne discernait pas.

Soudain la colombe, comme si elle avait conclu son prêche, s’envola.

L’Inconnu se releva, et bougonna :

– En route, nous devons gagner Bruges.

 

Durant le voyage, ils bavardèrent peu, marchant à pas larges ; leur priorité consistait à progresser avant que les ténèbres ne les arrêtent.

L’homme connaissait bien la forêt. Sans louvoyer, une baguette de noisetier à la main, il traçait sa voie entre les fougères. Leurs oreilles brûlaient, piquées par les chants d’oiseaux, depuis le loriot dragueur, les mésanges impérieuses, le merle exaspéré jusqu’aux aigres corneilles.

Rejoignant un chemin de terre battue, ils traversèrent les champs plats, certains plantés, d’autres à l’abandon. Après les sous-bois copieux et variés, Anne jugea cette nature-là monotone ; déçue, elle noya son attention à l’horizon, préférant fixer l’invisible plutôt que ces charrues obèses, ces chiens rachitiques, ces paysans courbés.

Enfin, sous un ciel qui s’assombrissait, Bruges s’annonça au loin par son beffroi, cette haute tour carrée qui triomphait à quatre-vingts mètres, une merveille architecturale qu’on venait d’édifier, l’orgueil de la ville, le signe de sa prospérité. À sa proximité, Anne frémit et retint l’Inconnu.

– Êtes-vous sûr ? Ne pouvons-nous pas passer une dernière nuit dehors ?

– Tu dormirais mal. Tu t’inquiéterais pour demain.

Elle baissa le front, perplexe.

– Vous allez me rendre à Philippe ?

– Surtout pas.

– Alors, où allons-nous ?

– Dans ta famille. Je veux leur parler de ton avenir.

Elle protesta :

– Personne ne me comprendra.

– Pourquoi ?

– Parce que je suis différente.

Que mettait-elle sous ce terme ? Elle n’aurait pu le préciser. Par « différente », elle désignait le gouffre qu’elle voyait entre ses joies et celles des autres, cette solitude qu’elle éprouvait lorsque les gens racontaient ce qui les passionnait, ses réticences à exprimer sa pensée qu’on ne saisissait jamais. La monnaie des langues et des idées qui avait cours parmi les hommes, Anne ne savait pas s’en servir : aucun mot ne revêtait la même signification pour elle et pour ses interlocuteurs. En famille ou en société, elle se sentait exclue.

L’Inconnu abonda dans son sens :

– C’est vrai, tu es différente. Tu dois en être fière.

Ils reprirent la route. Revigorée par cette déclaration, Anne explorait une dimension nouvelle. Ainsi, elle pourrait être contente d’elle ?

Les cloches du beffroi sonnèrent.

Ils franchirent le guet. Anne indiqua à l’Inconnu le labyrinthe à suivre pour accéder chez tante Godeliève, laquelle ne logeait ni au bord des canaux ni sur la Grand-Place où les maisons coûtaient trop cher, accessibles seulement aux nantis – drapiers, banquiers, éminents négociants –, mais plus loin, au-delà des rues d’artisans, de commerçants, à l’issue d’un dédale de ruelles, dans un quartier populaire adossé aux remparts de la ville.

L’obscurité tombait. La lueur dorée des chandelles vacillait à l’intérieur des bâtisses cossues ; chez les citadins ordinaires, l’âtre rougissait. Des groupes de gamins bruyants et sales se chamaillaient en ricanant.

Anne frappa à la porte d’une habitation en briques.

En apercevant la jeune fille, tante Godeliève, grasse et bonne, laissa son cœur prendre les devants, bondit au-dehors, la souleva dans ses bras.

– Ma chérie… j’ai eu si peur pour toi… Oh, quel soulagement ! Je n’arrivais pas à croire ce que prétendait Ida, que tu étais devenue folle, que tu l’avais battue, mordue, que tu t’entêtais à demeurer dans les bois. Elle m’a aussi dit qu’un homme t’escortait, là-bas, un monstre, un géant qui…

À cet instant, l’Inconnu jaillit des ténèbres et se présenta à Godeliève. Elle tiqua.

– Mais…

– C’est mon ami, expliqua Anne.

– Ton ami ? Qui êtes-vous, monsieur ?

L’Inconnu ôta sa capuche. Une moisson de cheveux blonds, raides, fous, se relevèrent sur son crâne, libérés après avoir été comprimés des heures sous la laine noire.

– Je suis le moine Braindor.

Il s’inclina.

Dans la nuit, l’apparition conjointe de ce nom – Braindor – et d’une toison à l’éclat doré éblouit Godeliève autant qu’Anne. Depuis qu’il s’était découvert, l’Inconnu paraissait beaucoup plus jeune, moins effrayant ; certes, il continuait à jouir d’une taille exceptionnelle, cependant, sans l’auréole du mystère, il rejoignait les grands gaillards flamands que l’on croisait à Bruges.

– Moine ? balbutia Godeliève.

L’homme fourragea la soutane et en dégagea un crucifix de la main droite.

Godeliève acquiesça, ravie de la tournure que prenaient les événements. Braindor éprouva le besoin de la rassurer :

– J’ai accompagné votre nièce jusqu’à chez vous pour discuter de ce qui lui arrive.

– Alors, entrez mon père, si vous acceptez mon hospitalité.

Godeliève les conduisit à la longue table de bois puis cuisina une omelette sur la braise.

Les deux jeunes cousines, Hadewijch et Bénédicte, descendirent de l’étage, d’abord timides, puis plus hardies quand le géant leur eut souri ; et elles embrassèrent Anne avec enthousiasme. En retrait, maussade, Ida se tenait à côté du foyer, dans la pénombre, manifestant un égal mépris à sa cousine et à l’Inconnu.

Lorsqu’ils furent rassasiés, Braindor repoussa son plat vide, acheva son gobelet, frotta ses paumes sur la table.

– Maintenant, parlons d’Anne.

– Je vous écoute, mon père, s’exclama Godeliève en s’asseyant en face de lui.

– Vous souvenez-vous que Notre-Seigneur Jésus-Christ s’attarda quarante jours au désert ?

À tour de rôle, il scruta chacune des femmes dans les yeux ; elles battirent des cils pour signifier que, oui, elles connaissaient les Écritures. Il poursuivit :

– Tout changea au cours de ce séjour solitaire. Au sortir, Notre-Seigneur, qui n’avait jamais proféré de sermons antérieurement, s’exprima enfin et entama sa mission en parcourant le pays, déclenchant des conversions, rassemblant des disciples autour de lui et de ses miracles. Dans son existence, l’exil marque une frontière : il a une vie avant le désert, une autre après le désert. Le sable et les rochers nous ont livré le Jésus-Christ que nous honorons depuis quinze siècles.

– Sans doute, murmura tante Godeliève, ne voyant pas où il voulait en venir.

– Notre-Seigneur nous montre l’exemple. Il faut parfois se perdre afin de mieux se trouver.

Il pointa Anne du doigt.

– Cette jeune fille vient de subir l’épreuve du désert : au milieu des bois, elle quêtait sa vérité.

– Sa vérité ? s’étonna tante Godeliève, qui ne comprenait goutte.

Ida s’arracha de l’ombre pour affronter Braindor :

– Eh bien, qu’elle nous la dise, sa vérité !

Les regards se dirigèrent vers Anne.

Celle-ci, les yeux ronds, chercha ce qu’elle pouvait confier, ouvrit les lèvres, renonça, recommença, espéra, soupira, gémit, puis fixa le sol, désespérée.

Ida triompha :

– La voilà, sa vérité : rien !

– Elle ne sait pas encore la dire, répondit Braindor, calme.

– Anne est simplette ! hurla Ida. Une demeurée ! Jusqu’ici, on ne m’écoutait pas car on croyait que j’étais jalouse. Jalouse de quoi ?

Elle apostropha violemment le moine :

– Il n’y a plus que toi, mendiant, qui la défendes.

Braindor se leva, ce qui le rendit aussitôt menaçant, et fronça les sourcils.

– Son comportement vous montre le chemin. Vous concluez qu’elle s’égare tandis qu’elle vous guide, tant elle a assimilé ce que vous ne soupçonnez même pas.

Il se tourna vers Godeliève.

– Maintenant, ma sœur, je voudrais qu’on l’autorise à se développer, qu’on cesse de contrecarrer sa vocation, qu’on arrête de lui interdire d’aimer comme elle l’entend. S’il vous plaît, laissez aller son amour là où il doit aller.

Les femmes présentes ne saisissaient pas une miette de sa harangue. Godeliève finit par articuler :

– De quoi parlez-vous ?

– Dieu ! gronda Braindor. Il est évident que cette enfant est destinée à Dieu.

Les bouches s’arrondirent d’étonnement.

Dieu, la vocation d’Anne ? Personne n’y avait pensé.

Anne non plus.