Ma chère Gretchen,
Lorsque j’ai reconnu ton écriture sur l’enveloppe, mon cœur a failli sortir de ma poitrine tant il a battu. Quel bonheur tu me donnes ! Sous tes mots, j’entends ta voix, ton timbre doux, légèrement cassé, qui voile les phrases d’une pudique réserve. En flairant le papier, j’ai retrouvé ton parfum, ce bouquet de muguet et de rose, une fragrance qui m’a rappelé le grain de ta peau. Quel voyage ! Tu m’es revenue presque tout entière dans ce pli fermé.
Certes, ta lettre a beaucoup erré avant de me rejoindre rue des Fossés, tant j’ai multiplié les adresses. Peu importe ! Elle ne s’est pas perdue. Nous non plus. Tu vas bien, ton Werner également, tu me racontes tes joies et tes soucis, nous correspondons de nouveau. Apprendre que tes garçons sont déjà militaires m’a coupé le souffle : je n’avais pas modifié mon image d’eux, des sauvageons en culottes courtes, à la hauteur de mes hanches, aux intonations flûtées, courant dans la vallée à se rompre le cou. D’ailleurs, même après avoir assimilé les détails sur leur réussite d’adultes, je me les représente toujours gamins, juste un peu plus longs, moins hirsutes, affublés d’un uniforme d’officier. Envoie-moi des photographies, s’il te plaît, sinon je n’arriverai pas à les prendre au sérieux.
J’habite Namur désormais. Grâce aux Sœurs de la Charité, j’ai décroché mes premiers patients. J’exerce enfin, Gretchen ! Je soigne des hommes et des femmes perdus ! Parfois, j’en éprouve une si grande gratitude que j’ai envie d’embrasser les passants, du fromager au nettoyeur de réverbères. Par l’exercice de ma vocation, je magnifie cette énergie qui est en moi, je la rends utile, prodigue, je tourne mes forces vitales vers les autres. Jamais je n’aurais espéré un tel accomplissement.
Comme ma clientèle reste congrue, je dispose de temps. En dehors de quelques cours de langue que je donne à des enfants namurois, je rédige un livre sur Anne de Bruges, tu sais, la mystique flamande dont je t’ai parlé.
Étrange condition que la nôtre… Plus j’étudie Anne, plus je m’en rapproche. « Mon amie », disais-je au début, puis « ma cousine », « ma sœur » ; maintenant, j’ai l’impression que c’est moi. Oui, plongée dans une autre époque j’aurais pu être elle. Anne se sentait différente ; moi aussi. Anne ne voulait pas que sa vie se réduisît à servir un homme ou à lui fournir des enfants ; moi non plus. Elle présumait qu’il y avait bien davantage, en son for intérieur, que ce qu’elle y voyait ; je le pense ainsi. Cet infini qu’elle découvrait en elle mais qui la dépassait, elle l’appelait Dieu ; moi, je le nommerais plutôt l’inconscient.
Question de vocabulaire ?
Pas sûr.
Les mots ne se réduisent pas aux mots, chacun n’ayant un sens que par rapport aux autres. Conclusion ? Les mots ne nous appartiennent pas, ils découlent d’une conception qu’ils expriment, ils en restent solidaires, tel le soldat à l’armée. Il n’y a pas de francs-tireurs chez les mots. Seule la troupe compte.
L’état-major de l’époque, c’était la théologie monothéiste. Anne utilisait les termes de son siècle pour décrire l’incommensurable richesse qu’elle explorait en elle. Pendant cette Renaissance exclusivement chrétienne – protestants et catholiques se disputaient la fidélité aux Évangiles mais ils n’en sortaient pas –, elle interpréta ses recherches intérieures avec le lexique de l’idéologie régnante.
Lorsque l’Amour sait prendre la parole,
Rien que l’Amour le perçoit et l’entend.
Sous les habits, les fardeaux qu’on lui colle,
Il reste nu, nouveau, fuyant, mouvant,
Entrant partout, prince des apparences,
Toujours présent et caché à la fois,
Dissimulant jusqu’à son abondance.
Il est vraiment, en secret, notre roi.
Pour ses contemporains, elle devise sur l’Amour infini de Dieu. Selon moi, elle désigne la libido – nom grec de l’amour –, cette énergie qui, tapie au fond de nous, s’avère à l’origine de nos actes, de nos pensées.
Comme le Dieu caché qu’Anne décrit, la pulsion sexuelle s’introduit sans qu’on la distingue. Tiens, considère mon activité par exemple : en traitant des patients, je dévie une pulsion sexuelle égoïste, la rends bénéfique en la dirigeant vers les autres, bref, je la « sublime », selon l’expression de Freud. C’est cela qu’indique Anne de Bruges avec son « amour nu » présent partout, caché de toutes parts.
J’ai commencé à rédiger des pages sur ses écarts mystiques. En se quittant, en larguant les notions ou les références ordinaires, Anne de Bruges plonge dans l’inconnu, rejoint une mer agitée, violente, intense, ce qui lui procure à la fois inconfort et bien-être. Cette vaste indétermination qu’elle atteint, qu’elle nomme Dieu, n’est-ce pas l’inconscient freudien ?
L’incroyable singularité d’Anne serait d’être capable de toucher l’inconscient, de visiter les soutes de l’esprit, lesquelles normalement demeurent inaccessibles. Ses extases, le miroir de son temps y voyait des expériences mystiques ; moi, j’y devine des expériences psychiques.
Oh, je t’ennuie avec mes recherches, ma pauvre Gretchen ; toi qui autrefois subissais mes paragraphes sur les sulfures, voici maintenant que je t’inflige Anne de Bruges.
Dans ton courrier, tu me demandes si je suis amoureuse.
La question paraît simple, pas la réponse.
J’ai toujours recours aux amants de passage ; or s’ils me contentent, ce mode de vie a cessé de me satisfaire.
Lorsque j’avais découvert la volupté, j’avais imaginé que s’ouvriraient devant moi des routes nouvelles, lesquelles me mèneraient loin, de surprise en surprise.
Or plus rien ne m’étonne. Et l’orgasme se réduit à l’orgasme. J’aimerais désormais avoir une sexualité à laquelle je ne demeurerais pas étrangère.
Pourquoi ne suis-je capable d’être heureuse que masquée – quoique nue –, protégée par un double anonymat, le mien et celui de mon partenaire ? Si, à Vienne, cela s’expliquait très bien car, sous le nom de Madame von Waldberg, je ne menais pas la vie que je désirais, aujourd’hui, ce besoin d’escapade ne se justifie plus. J’apprécie mon existence, je me reconnais avec agrément dans la glace, j’ai même développé une certaine estime de moi. Alors, pourquoi suis-je condamnée à m’évader de mon enveloppe sociale pour atteindre la félicité ?
Souvent, je songe à tante Vivi, tu te souviens, l’invraisemblable coquette aux yeux lavande. Cette femme, je lui aurais adressé toute la gamme des sentiments, depuis la méfiance jusqu’à la confiance, en traversant les nuances de l’admiration ou du désaveu ; à chaque instant, elle s’est érigée en repère ; en cette minute, elle m’obsède encore. L’autre dimanche, en lisant un fripon roman français, je songeai que tante Vivi représentait Ève, la femme-matrice, la femme-femme, la femme plus femme que les femmes. Elle a inventé cet emploi.
Je ne peux m’y mesurer. Il me manque la rouerie, l’astuce, l’opportunisme triomphant, l’égoïsme souple qui s’abrite sous le charme. Un narcisse plie sans jamais rompre ; moi, je ne suis qu’une branche qui craque. Quand je me compare à elle, je me trouve péquenaude. Compacte, sommaire. Je réclame la vérité davantage que mon succès, je recherche une clarté qui me dessert.
Tante Vivi parvenait à s’épanouir sans reniements. Je la jalouse. Aussi loin qu’elle demeure, elle reste un phare dans ma nuit. J’envie sa consistance.
Mon dernier amant, j’ai tenté de le retenir. À Charleroi, Klaus ne demandait que cela. Acharnée à triompher, je me suis montrée parfaite : ménagère exemplaire, fine cuisinière, grande écouteuse, maîtresse hors pair. Il s’est rué dans la vie que je lui offrais. Pis, il y a pris ses aises. Après trois semaines, j’habitais avec un sultan qui escomptait un esclavage constant. J’étais tombée dans le piège de ma perfection. Et, parce que je me forçais, je n’ai plus accédé à la béatitude dans ses bras.
Te rends-tu compte ? Quand Klaus et Hanna ignoraient tout l’un de l’autre, jusqu’à leur âge ou leur prénom, Klaus et Hanna se donnaient du plaisir. Quand Klaus sut quoi attendre de Hanna et vice versa, Klaus et Hanna besognèrent paresseusement. La générosité qui se nourrissait du mystère s’était endormie, repue.
Comme Klaus, le colosse, avait un tempérament violent – caractéristique agréable au lit, pas en dehors –, j’ai profité de son absence un samedi pour déménager, en changeant non seulement d’appartement mais de ville.
À Namur, j’ai recommencé à me confier à des corps provisoires. Toutefois, je sais que je ne tiendrai pas longtemps ainsi.
Ulla, une amie suisse de Zurich – je crois l’avoir mentionnée dans ma précédente lettre –, allègue que je dois continuer, que ma réticence actuelle s’assimilerait au code bourgeois traditionnel, bref que je régresse.
– Tu te juges avec trop de sévérité, Hanna, tu utilises des catégories apprises pendant ton enfance. Alors que tu es une femme libre, une femme naturelle, une femme sauvage – comme l’étaient les prétendues sorcières dans le passé –, tu te critiques avec les yeux d’une femme aliénée, d’une épouse. Pourquoi un homme vaudrait-il mieux que plusieurs ? Qui a dit que l’amour était monogame ? Enfin, « moniandre » dans ton cas… Où a-t-on établi que la sexualité devait se réduire à un morne ressassement ? Comment justifier que l’ennui soit l’unique destin de l’accouplement ?
Lorsqu’elle me houspille ainsi, je reprends courage. Dernièrement cependant, je me suis permis de remarquer qu’elle ne se comportait pas selon ses principes puisqu’elle se contentait de son amie Octavia depuis vingt ans. Ulla s’empourpra – toujours quand on lui parle d’Octavia – et cessa de me haranguer sur un ton de sergent instructeur.
Elle ne comprend pas mon embarras. Je n’ai aucune objection aux engouements multiples ; je voudrais simplement que ce soit moi qui embrasse et qui jouisse, pas une femelle louve qui s’échappe de moi en me laissant sur la berge.
Je me demande si Anne de Bruges a connu cela. D’après les rares documents que j’ai réussi à compulser, on l’appelait la « vierge de Bruges », signe visible qu’elle se refusait aux hommes. Fit-elle l’amour cependant ? Moi, par exemple, si on les interrogeait mes voisins me décriraient comme une vieille fille ; ils ne soupçonnent pas ma double vie, ni la perfection de ma duplicité. Lorsque je lis Le Miroir de l’invisible, j’ai parfois l’impression qu’Anne retrace ce que j’éprouve pendant l’orgasme, cet arrachement à soi, cet oubli des repères, cette expansion du corps aux dimensions du monde, ce sentiment de participer à un mouvement cosmique.
Combien nous nous ressemblons par-delà les siècles… Abandonnée à la naissance, élevée par des parents d’adoption, elle a poussé sans référents ; moi aussi j’ai manqué de ces parangons protecteurs, moi aussi j’ai dû chercher ce qu’on ne m’avait pas donné, une conduite, une conception de la vie. Peut-être fûmes-nous bienheureuses d’avoir été dépourvues ?
Dans ses poèmes, je la vois chercher un père et un amant. Comme moi. La religion lui permit admirablement d’assumer cette quête : lorsqu’il s’agissait du père, elle invoquait Dieu, lorsqu’il s’agissait de l’amant, elle se tournait vers Jésus. Le premier commande, le second aime. On respecte la loi de l’un puis on jouit en adorant l’autre. Curieux que les chrétiens aient su ouvrir un éventail qui autorise le divin à prendre toutes les couleurs dont ont besoin les hommes, y compris la teinte féminine de la Vierge Marie ou celle, transparente, de l’Esprit-Saint…
Dans ma jeunesse, j’ai mêlé en Franz mon père et mon mari. Aujourd’hui, je me demande si la psychanalyse, avec la figure tutélaire de Freud et celle, séduisante, de Calgari, ne m’a pas, également, offert cette possibilité.
Peu importe…
Anne, ma sœur de labyrinthe, j’espère bientôt achever le livre qui te révélera au monde entier.
Quant à toi, ma chère Gretchen, je t’annonce que tu en seras la dédicataire. Acceptes-tu ?
Ton Hanna qui te chérit toujours, voire davantage.