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Lac Majeur, 20 avril 1904

Chère Gretchen,

Non, ma chérie, tu ne te trompes pas, c’est bien ton Hanna qui t’écrit. Et si tu regardes les portraits joints à ma lettre, à côté du jeune homme radieux qui pose tel un prince, tu verras sous les chapeaux extravagants à plusieurs étages une courtaude au sourire gêné : c’est encore moi. Oui, tu peux t’esclaffer. Ah, tu ris déjà ? Tu n’as pas tort, je suis stupide. Que veux-tu ? Franz a deux défauts qu’il m’avait cachés lors de nos fiançailles : il se passionne pour les couvre-chefs et collectionne les souvenirs. Conclusion ? Chez les modistes, il me transforme en cage à oiseaux, en porteuse de fruits, en vase à fleurs, en râteau qui aurait récolté des rubans, voire en cul de paon ; ensuite, ravi, il m’emmène chez le photographe afin d’immortaliser mon ridicule.

Pour arborer ces galurins, il faut une femme plus laide que moi – comme notre tante Augusta dont le nez crochu gagne à s’abriter d’un feutre –, ou beaucoup plus belle – toi. Mais Franz aime tant les chapeaux qu’il ne remarque pas que les chapeaux ne m’aiment guère.

Une comtesse italienne à qui je racontais ce drame, à Bergame, m’a corrigée avec sévérité en précisant :

– Vous vous mortifiez, mon enfant. Franz vous idolâtre au point d’avoir omis de noter que les chapeaux ne vous allaient pas.

Son jugement m’a troublée, je l’avoue. Tout me brusque, m’offense, me dérange ces derniers temps ; j’affronte un excès de situations inédites…

Justement, vas-tu me demander, comment se déroule notre lune de miel ?

Je suppose que je dois répliquer « idyllique ». Franz est superbe, tendre, prévenant, généreux, nous nous amusons à merveille et, six mois après avoir quitté Vienne, nous parcourons l’Italie en enchaînant les villes sublimes, les campagnes enchanteresses, les églises confondantes. N’oublions pas que, depuis des siècles, la péninsule s’est mise en frais dans le but de séduire les jeunes mariés : musées regorgeant de chefs-d’œuvre, hôtels aux chambres fraîches, cuisine délicieuse, glaces exquises, soleil sensuel qui invite à la sieste, domestiques qui couvent les amants d’un œil complice.

En un mot, ma lune de miel est impeccable. Mais suis-je faite pour les lunes de miel ?

Oui, tu as bien lu, ma Gretchen, celle qui rédige ces pages ne sait plus que penser. Je crains d’être différente. Affreusement différente. Pourquoi ne puis-je me contenter de ce qui enthousiasmerait une autre ?

Je vais essayer de t’expliquer ce qui m’arrive et, en chemin, éventuellement le comprendrai-je aussi.

Chez moi, l’enfance a duré longtemps. Tandis que toi, ma chère cousine, déjà mariée, tu élevais trois nourrissons, je persistais à demeurer une gamine, je ne remontais mes jupes que pour courir dans les champs ou traverser les ruisseaux ; loin de moi l’idée de m’accomplir en femme ; si je croisais des garçons, je n’en avais pas la curiosité.

Je savourais le bonheur ainsi…

À force d’entendre que je n’atteindrais la plénitude qu’entre les bras d’un homme, puis le jour où j’expulserais des bébés de mes entrailles, j’ai fini, lasse de subir ces blâmes, par me créer un rôle. Je suis devenue la pimbêche snob qui n’accepterait qu’une alliance haut placée.

Ironique, le destin m’a obéi. Alors que je n’avais inventé cette comédie que pour me protéger, récuser les prétendants, cette attitude m’a servie : elle m’a permis d’attendre puis de rencontrer Franz von Waldberg.

Te souviens-tu de ces incroyables canifs de l’armée, à Genève, qui, outre leur lame, recélaient un ouvre-boîte, un tournevis et un poinçon ? Tous les messieurs en raffolaient. Eh bien, voilà Franz ! Ce n’est pas un homme mais un couteau suisse. Il a toutes les qualités, décoratif, riche, intelligent, sensible, noble, courtois. Bref, le parti qui ne se refuse pas.

L’ai-je épousé par orgueil ?

La vérité se révèle pire que ça, j’en ai peur. Je ne me suis unie à Franz que par calcul. Attention, ni une opération d’intrigante qui s’élève en s’allongeant, ni un raisonnement d’ambitieuse, non, un calcul de désespérée : lorsqu’il m’a demandé ma main, j’ai supposé que si j’échouais à m’épanouir avec celui-là, je n’y parviendrais jamais. Je l’ai épousé comme on teste un remède.

Remède à quoi ? À moi-même.

Je ne sais pas être la femme que notre époque exige. Je peine à m’intéresser aux sujets de notre sexe, les hommes, les enfants, les bijoux, la mode, le foyer, la cuisine et… ma petite personne. Car la féminité ordonne qu’on porte un culte à soi, à son visage, à sa ligne, à ses cheveux, à son apparence. La coquetterie m’est étrangère, je m’habille à la diable, je néglige les cosmétiques et je me nourris trop peu. Quand, sur les photos que collectionne Franz, je me vois attifée en as de pique, ce que je me reproche, c’est de ne pas avoir réussi plus grotesque, parce que là, au moins, ce serait franchement amusant.

Me croiras-tu ? Chaque matin, je me déguise en dame. Ces jupons, ces corsets, ces lacets, ces kilomètres de rubans et de tissus dont je me harnache me paraissent incongrus, des vêtements d’emprunt. Non, rassure-toi, je ne rêve pas de me changer en homme. Simple fillette égarée au pays des femmes et contrainte à mimer l’adulte, je vis dans l’imposture.

Alors, comment s’est présentée la nuit de noces ? vas-tu me dire. Avec de telles dispositions, on pouvait tout appréhender de ma part…

L’expérience se déroula bien. Franz fut satisfait. Dans la mesure où je m’étais renseignée en détail sur ce qui allait m’arriver, j’eus l’impression de suivre un cours de gymnastique, je réalisais en travaux pratiques les figures que j’avais étudiées, je m’appliquais à exécuter les bons gestes, à recevoir les siens, et tant pis si certains me heurtèrent. Au matin, je frétillais de contentement : j’avais réussi un examen.

Le problème vient de ce que, après, je n’ai guère dépassé ce sentiment de fierté. Pourtant, Franz me plaît, sa peau est douce, son corps dégage une odeur suave, sa nudité me choque peu. Intellectuellement, j’apprécie cette faim qui le pousse vers moi, ces yeux humides, ces lèvres qui veulent me manger, ce frémissement qui court sur ses membres, son souffle plus rauque, plus caverneux, cette fièvre qui l’amène à m’étreindre dans un lit chaque jour, parfois à plusieurs reprises ; son désir me fascine sans me déranger ; il me flatte aussi.

Or, je ne le partage pas.

Jamais je n’éprouve un élan identique envers lui.

Je me donne à Franz par gentillesse, altruisme, obligeance, car j’ai décidé que je le comblerais autant que je le pourrais. J’effectue mon devoir en ménagère. Ni motivée par le goût ni taraudée par l’envie, j’en tire peu de plaisir, hormis la gratification de l’aumône accomplie, ou l’émotion de voir ce grand gaillard repu s’endormir contre mon épaule.

Est-ce normal, ma Gretchen ? L’enfance nous a rendues assez intimes pour que je me permette de te poser cette question gênante. Si tu ne me précèdes que de dix ans sur terre, chère cousine, tu me devances de beaucoup en sagesse. Werner et toi, vivez-vous un semblable déséquilibre ? Serait-ce la condition de la femme, tenter sans être tentée ?

Dans une semaine, je regagne Vienne où l’aménagement de notre futur foyer s’achève. Écris-moi là-bas, ma Gretchen. Certes, je préférerais te rejoindre à Innsbruck afin que nous passions du temps ensemble, mais je dois jouer d’abord la maîtresse du logis, compléter le mobilier, choisir des fleurs, m’imposer aux domestiques en distribuant quelques ordres arbitraires qui assoiront mon autorité. Et affronter les visites de ma belle-famille… À l’évidence, la première chose que vont regarder ces aristocrates, ce seront mes flancs, histoire de savoir si je rentre de ce coûteux périple avec un héritier Waldberg dans le tiroir. Or mon ventre est plat, plus plat qu’avant nos noces, voire creux, depuis que ces marches, ces voyages, nos exercices en chambre ont accentué sa maigreur. À l’hôtel, une fois le déjeuner achevé, dès que Franz va fumer en compagnie des hommes, je remonte dans notre suite, me déshabille devant la glace de l’armoire et me scrute : rien ne pointe. J’appréhende déjà les mines chagrinées des parents, tantes et oncles Waldberg. Remarque, ils auront raison : je suis une femme décevante.

Je souscris à leur jugement.

Ne m’oublie pas, ma Gretchen, et réponds-moi, surtout si tu m’estimes godiche. Je t’embrasse. Transmets mes amitiés à Werner. Quant à tes fils, ne leur dis rien encore, je leur rapporte des masques de Venise. À bientôt.

Ton Hanna.