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Le danseurs évoluaient sur quatre jambes. Chaque jambe était indispensable aux autres et elles étaient toutes liées.

La première jambe était le sacrifice.

A chaque danseur qui tombait, Sam ressentait une perte et un gain. En parlant avec Coyote Hurlant, il n’avait pas vraiment compris ce que mener la Danse voulait dire. Maintenant, il savait.

Coyote Hurlant lui avait confié que les-sacrifices étaient l’essence de la Grande Danse Fantôme. Sam avait cru comprendre. Il s’était préparé à payer le prix, à donner sa propre vie pour accomplir sa tâche.

La seconde jambe était la foi.

Sans une confiance aveugle en l’efficacité de la magie, la Danse n’aurait pas d’effet. Mais Sam n’avait aucun doute. Le pouvoir qui courait en lui ne pouvait être dénié.

La troisième jambe était l’harmonie.

En admettant sa vraie nature, Sam l’avait compris. L’harmonie était indispensable à la plus puissante des magies. Car la plus grande des magies restaurait l’ordre naturel.

La quatrième et dernière jambe était la vertu.

La magie de la Grande Danse ne pouvait être utilisée que pour une bonne cause. Y en avait-il une meilleure que celle d’aujourd’hui ? Malgré ses défauts, le Sixième Monde devait survivre. Sam en acceptait le prix.

Il avait commencé cette quête pour sauver sa sœur et, d’une certaine façon, il avait réussi. Mais elle s’était sauvée elle-même.

Sam avait accepté le sacrifice de Janice. Il s’en était servi comme d’un focus, pour que la magie élimine un aspect du Mal à travers elle. Que le bras détruit soit celui qui avait nui à Janice n’était pas un acte de vengeance, mais de justice. Et Sam avait senti l’âme de sa sœur, libérée de l’enveloppe torturée qui l’emprisonnait, monter émerveillée vers ailleurs.

Le don d’une vie pour une cause juste était l’essence même de la magie. En tant que meneur de la Danse, Sam recevait et modelait le mana issu de chaque sacrifice. Car le mana ne pouvait pas être prélevé. Il ne pouvait être qu’offert. Comme le faisaient les danseurs.

Leur sacrifice ne serait pas vain. Chaque âme s’unissait à celle de Sam par de mystérieux et imperceptibles liens. Jamais il ne pourrait oublier un des êtres morts aujourd’hui. Même Estios. Car malgré son arrogance, l’elfe s’était battu pour rendre le monde meilleur.

Sam élargit sa vision, et vit ce qu’il devait voir.

L’autre présence venait.

Ainsi vint Arachné, terrible et puissante.

Ainsi vint Arachné, redoutable et majestueuse.

Ainsi vint Arachné, affamée et grandiose.

Ebranlant la terre, ainsi vint Arachné.

Arachné était là. Infinie et pourtant présente. Sam fixa le visage grotesque et effrayant, plongea le regard dans ces yeux profonds, emplis d’une sagesse étrangère. Elle était sur son territoire et il était l’intrus.

Sa voix était froide, distante et implacable :

— Tu es décidément néfaste.

Sam sentit sa faiblesse. Devant sa puissance, il n’était rien. Pourtant, il ne pouvait abandonner. Il rassembla ses forces, sa magie, son courage et fit face.

— Je t’ai déjà arrêtée une fois grâce à la magie de la Danse.

Arachné sourit ; son visage était un gouffre

— Je ne savais pas que nous comptions les points. Dans ma toile, j’aime que mes proies faisandent un peu. Ici est le royaume des totems, le cœur de la magie. Tu n’affrontes pas un avatar, cette fois, humain. Je ne suis pas limitée par les faiblesses de la chair. Comment pourrais-tu vaincre ?

— Parce que je le dois.

Elle leva une patte et son ombre l’ensevelit. Sam se battit, refusant de céder, et l’ombre disparut. Il grandit, porté par la Danse. Il n’était pas aussi grand qu’Arachné, mais il n’était plus écrasé par sa taille. Il était le fox-terrier devant le lion.

Et c’est ce qu’ils seraient toujours. Elle un prédateur, lui le protecteur. Chien l’enveloppa dans sa fourrure et il se jeta sur elle.

Ses dents claquèrent à un centimètre de sa gorge. Arachné le balaya d’un coup de patte. Mais il ne s’écrasa pas au sol, comme il l’aurait fait lors d’un vrai combat. Il avait appris quelques-unes des règles qui régissaient ce royaume. Contrôlant son inertie, il la retourna, attaquant à nouveau. Il visa le thorax, évita un coup puis recula, le temps de reprendre son souffle. Elle avança. Il bondit, passa sous ses défenses et déchira une patte. Le mana coula, avec son goût de sang chaud sur sa langue et son odeur de pure puissance.

Il sentit plus qu’il n’entendit le hurlement de la bête. La colère galvanisa Arachné. Elle frappa, avant qu’il puisse bouger. Une patte le cloua au sol et la tête immonde fondit sur lui, le précipitant dans les ténèbres. Il roula. De chaque côté des pattes avant de la créature, deux crochets frappèrent le sol. Elle rejeta la tête en arrière et il en profita pour se dégager, mais avant qu’il s’éloigne, une griffe lui ouvrit le dos. Il dut se mettre à distance pour ne pas se faire crucifier.

Il l’avait blessée deux fois et elle, une. Un bon score… Mais il importait peu. Elle le déchiquetterait avant qu’il l’épuise. Tant pis. Il ne pouvait abandonner… Il chargea à nouveau, frappant puis reculant aussi vite que possible.

Trois attaques de plus… Arachné saignait en deux endroits. Sam/Chien boitait, la patte cassée.

Le résultat était inexorable. Sam rassemblait ses forces pour une dernière attaque quand un coyote entra dans l’arène et se jeta sur Arachné. Une patte poilue intercepta le saut ; le coyote s’enroula autour du membre monstrueux. D’un geste brusque, Arachné jeta le coyote au sol. Puis elle avança, les crochets sortis et luisants de venin, et frappa, enfonçant ses crocs dans les flancs du coyote. L’animal jappa une fois et s’immobilisa.

— Hey, hey, dit une voix venue de nulle part. C’est ton tour, chaman Chien.

C’était la voix de Coyote Hurlant Sam se sentit fortifié par la surcharge de mana qui l’entourait.

Le coyote avait attaqué Arachné sous sa forme animale… et il avait perdu. Etait-ce une dernière énigme ? Mais Sam n’avait pas le temps de réfléchir. Arachné avançait sur lui, son rire résonnant comme un hurlement.

— Il a raison. C’est ton tour maintenant, pauvre humain. Ton tour de périr. Chien n’a pas une chance contre Arachné.

C’était la vérité. Et Sam comprit soudain son erreur. Il était Chien, mais il était aussi homme et chaman. Il fallait qu’il soit tout cela à la fois, ou il ne serait rien.

S’entourant de Chien comme d’un manteau, il se dressa sur ses pattes arrière et grandit encore.

Arachné s’arrêta, inquiète.

Pourvu que ce soit la réponse… Avec son pied blessé, il ne serait pas capable de résister à une nouvelle attaque. Il modela le mana de la Danse et en forma une lance étincelante, lourde mais bien équilibrée. Il fit une dernière prière.

Arachné fondit sur lui.

Il s’accroupit, la lance pointée vers l’avant, et intercepta sa charge. Sous le choc il recula, tint bon… et, enfin, leva les yeux.

La lance était entrée sous la tête et avait traversé le corps d’ébène. Pour la dernière fois, il croisa le regard du monstre.

Ainsi s’écroula Arachné, tentant d’arracher la lance.

Ainsi s’écroula Arachné, hurlant son indignation.

Ainsi s’écroula Arachné, se dissolvant dans le néant.

Dans la défaite, Arachné s’écroula.

Sam tomba à genoux, épuisé, vide. Mais le travail n’était pas achevé. Il utilisa la magie de la Danse sur les dernières bombes, et les enveloppa de son mana. Le temps s’accéléra, les horloges atomiques devinrent folles, brûlant d’un feu inoffensif avant de devenir inertes.

La Danse était terminée, les danseurs gisaient, épuisés.

Il était temps de prendre du repos.