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Plus l’examen se poursuivait, plus l’anxiété gagnait Sam. La pierre n’était peut-être pas la bonne. Il s’était peut-être trompé sur les exigences du rituel. Des gens étaient morts par sa faute…

Quand il avait vu l’opale pour la première fois dans la caverne, ses pulsations révélaient sa puissance, mais par la suite son éclat avait faibli. Perdait-elle de son pouvoir ? Il ne savait pas. Il avait envie de courir, d’éliminer sa nervosité et son incertitude en brûlant de l’énergie…

Seule la présence de Katherine Hart le retenait. Katherine méprisait l’amateurisme. Tout chez elle n’était que calme et prestance. Sam tentait d’imiter son attitude, la seule chose chez elle qu’il pouvait essayer d’égaler. Jamais son apparence, tout juste moyenne, ne pourrait se comparer à la beauté éthérée de la jeune femme.

Il rongea son frein en silence. Pourquoi les autres n’étaient-ils pas aussi inquiets que lui ? Assis dans son coin habituel, Dodger méditait, les yeux clos. Loutre Grise se tenait dans le coin opposé, observant le samouraï Sylvestrin. En dépit de sa foi, frère Paulus était un soldat, armé et prudent Seule sa boucle de ceinture en émail noir témoignait de son serment. Un datajack et des plaques d’induction ornaient son front et ses paumes. Le moine se déplaçait avec des gestes brusques, caractéristiques des réflexes câblés.

Comme ses compagnons, frère Mark ne portait aucun signe de reconnaissance. Ses traits austères et ses vêtements noirs suggéraient une vocation religieuse, mais camouflaient la puissance de sa magie. Les yeux de frère Mark étaient fermés, comme ceux de Dodger. Au contraire de l’elfe, il était en plein travail, surveillant l’appartement, pendant que le troisième membre de sa confrérie étudiait l’opale.

Le père Pietro Rinaldi était un adepte, capable de lire l’aura des personnes et des objets. Toute autre forme de magie lui était étrangère, mais il était un des meilleurs de sa spécialité, surpassant Sam, Hart ou frère Mark. Cela faisait maintenant une heure qu’il examinait la pierre, accroupi sur son fauteuil, n’émettant que quelques courts murmures. Sam discernait parfois des mots, comme « curieux » ou « fascinant ». Il aurait bien aimé que le prêtre se souvienne qu’il n’était pas seul dans la pièce…

Le temps s’étirait, interminable. Rinaldi se redressa enfin. Sam sauta sur ses pieds.

— Alors ?

— Elle est puissante, mon ami, répondit le prêtre avec un sourire. Aucun doute là-dessus. Mais elle est également bien étrange. Je ne distingue aucune trace d’outils…, pourtant, son aura indique qu’elle a été fabriquée. Il y a des résidus de sorts très puissants. Je crois que cette pierre a été modelée par magie.

— Je me moque du pourquoi et du comment Est-elle utilisable ?

— Utilisable ? Oui, je crois.

— Bien. Le voyage n’aura pas été inutile.

— Le voyage t’a coûté du temps et de l’argent. Seul le temps a une réelle valeur. Mais peut-être te connais-je assez pour comprendre tes inquiétudes. Ne culpabilise pas. Dans ce monde, seuls ceux qui ne font rien ne risquent rien. Tes alliés sont morts, mais ce n’est pas ta faute. Et leurs vies n’ont pas été risquées pour un bibelot sans valeur. Je t’ai suggéré d’acquérir cette gemme pour concentrer et amplifier tes pouvoirs… et tu es revenu avec un talisman plus puissant que tout ce que nous possédons dans l’armurerie du monastère de Saint Luc.

— Alors ça va marcher ? demanda Sam avec impatience.

— Je n’ai pas dit cela, répondit Rinaldi, évitant le regard de Sam. Je te le répète depuis le début : la réussite de l’opération est hypothétique. La pierre peut canaliser une énorme quantité d’énergie, mais les objets, dans ce cas, sont insuffisants. Il faut que le rituel soit exact, que la volonté de celui qui le pratique soit pure. Je ne veux pas te donner de faux espoirs.

— Le succès est loin d’être acquis, reprit frère Mark, hochant la tête. La transformation que tu cherches dépasse de loin les limites de la magie telle que nous la connaissons.

— Mais qui a dit que l’homme connaissait tout de la magie ? demanda Hart en souriant.

Elle se passa la main dans les cheveux, dévoilant une élégante oreille pointue.

— Sous-entendriez-vous l’existence de secrets elfiques, madame Hart ? Un argument spécieux. La race elfe n’existe pas en tant que telle. Elle n’est qu’une sous-division de l’humanité, un détail du patrimoine génétique qui s’est révélé au grand jour il y a quelques années. Votre prédisposition naturelle à la magie ne vous en donne pas une meilleure compréhension.

— En êtes-vous bien sûr, bon frère ? demanda Dodger. Les elfes régnaient sur l’Irlande, sur votre Irlande, il y a des siècles de cela… Et ils y règnent de nouveau aujourd’hui. Revenus des terres de l’ouest afin de réclamer leur bien.

— Tout cela n’est que folie. A l’exception de quelques cas isolés, il n’y avait pas d’elfes avant l’Eveil de 2011. Les génotypes elfes et nains sont plutôt voyants. Comment voulez-vous qu’ils aient réussi à passer inaperçus durant des siècles ?

— Eh oui, comment, bon frère ?

— Ecrase, Dodger. Frère Mark est là pour nous aider. Pas pour écouter tes salades.

— Mes excuses, messire Twist, à vous et à frère Mark. Je ne cherchais qu’à égayer l’atmosphère.

— Si tu ne peux rien faire, Dodger, efforce-toi au moins de ne pas insulter nos invités. Et s’il te plaît, pas de disputes.

— Soyez charitables, suggéra Rinaldi. Dodger n’y peut rien. Son impuissance le travaille…

Sam soupira.

— Notre problème ce n’est pas son impuissance, mais la mienne. Chaque jour rapproche Janice de la damnation.

— Nous le savons, Sam, dit Hart, lui posant une main sur l’épaule. Nous avons la pierre. L’attente est finie.

— Sans toi, nous aurions perdu sa trace.

— Etes-vous sûrs qu’elle n’a pas succombé à la nature du wendigo ? demanda Mark. Ses péchés sont déjà importants, mais si elle a cédé au désespoir…, si elle a librement embrassé la voie du wendigo, nous ne pourrons plus rien pour elle. Comment savez-vous qu’elle n’a pas abandonné son humanité ? Lui avez-vous parlé ?

— Elle ne m’a pas adressé la parole à Vancouver. Et elle a refusé tous les messages que j’avais laissés pour elle. Elle n’a pas d’équipement de communication, et je ne peux pas envoyer de courrier électronique…, la Matrice ne couvre pas la zone où elle se trouve.

— Aucun wendigo n’a été repéré dans la région, dit Hart.

— C’est bon signe, reprit Rinaldi. En restant cachée, elle évite les tentations. Tout indique qu’elle conserve une certaine part d’humanité. Le refus de sa nature est un facteur positif pour inverser la malédiction.

— Si on peut le faire, dit Mark.

— Je prie pour que cela soit possible, dit Rinaldi. Pour elle, pour toutes les âmes que nous pourrons soulager si nous réussissons.

— Craignez-vous pour son âme, mon père ? demanda Dodger. Ou regrettez-vous de l’avoir laissée s’échapper en Angleterre ?

— Je pleure toute âme qui s’éloigne du chemin de la vertu. Janice a dévoré de la chair humaine, mais elle n’a pas tué pour se nourrir. Si elle franchissait ce cap…, je crains qu’elle se fasse engloutir par la personnalité du wendigo et qu’elle soit définitivement perdue.

— Et ceux qui sont morts pour nourrir le wendigo ? Et ceux qui mourront ? Sentez-vous le poids de leurs crimes sur votre âme ?

— Ça suffit, Dodger, coupa Sam.

Le prêtre reprit :

— Du calme, Sam. Dodger aussi était en Angleterre. Nous avons tous laissé partir Janice. Ce qu’elle fait ou ne fait pas est notre responsabilité commune. Mais nous devons nous tourner vers le futur. Nous avons les moyens d’œuvrer pour son salut, et c’est ce que nous allons faire. Avez-vous réfléchi au site du rituel ?

— Le Mont Rainier me paraît toujours le meilleur choix. C’est un des volcans activés par les Danseurs de Coyote Hurlant, un des premiers endroits où la magie s’est manifestée dans le Sixième Monde.

— La magie y est puissante. Mais je continue à penser qu’un lieu plus proche du refuge de Janice serait plus sûr. Elle doit être physiquement présente pour que le rituel fonctionne.

— Vous craignez que sa nature prenne le dessus devant des humains ? demanda Hart

Rinaldi approuva.

— C’est un risque que je désire courir, répondit Sam. Janice est forte. Elle s’en sortira.

— Si vous vous trompez…, son âme sera perdue.

— Là ou ailleurs, il faut qu’elle soit d’accord, coupa Hart.

Elle tendit sa veste à Verner. Attachées aux longues franges, les amulettes dansaient Sam joua un instant avec les talismans

— Je ne pars pas. Du moins, pas physiquement.

— C’est ta tenue de chaman ?

— Oui. Inquiète ?

— Contacter Janice dans le plan physique en passant en astral… C’est la première fois que tu tentes une telle projection. Tu auras besoin de tous tes petits amis sur ta veste.

Il l’embrassa affectueusement et enfila le vêtement

— Je suis aussi utile ici qu’un miroir à une méduse, dit Dodger en s’éclaircissant la gorge. Si cela ne vous dérange pas, je vais vaquer à mes affaires…

— Pas de problème, répondit Sam. Mais évite de te fourrer dans des situations impossibles…

— Jenny a mis la main sur un nouveau brise-GLACE coréen, Dodger. Elle va le tester ce soir. Tu pourrais peut-être l’accompagner.

— Jenny est une grande fille, répondit l’elfe en ouvrant la porte. Elle n’a pas besoin de ma présence. Transmettez-lui mes meilleurs vœux…, mais je préfère la Matrice.

Hart attendit que la porte se referme, puis se tourna vers Sam :

— Quelque chose le préoccupe. Est-ce Teresa ?

— Qui sait ? Ça fait des mois qu’il n’en a pas parlé.

— Ça fait des mois qu’il n’a pas dit grand-chose.

Du moins, quelque chose d’important. Mais il est tracassé, c’est clair.

— Il a peut-être du mal à travailler avec vous… et avec l’autre groupe dont vous m’avez parlé, suggéra Rinaldi. Celui de Sally Tsung.

— Non. Ce n’est pas le problème, reprit Sam. En ce moment, Sally a autant besoin de Dodger que de moi.

Hart s’abstint de tout commentaire. Elle n’appréciait guère la manière dont Sally traitait Sam, mais elle évitait d’en parler en public.

— Est-ce que je peux vous être utile ? demanda Loutre Grise.

— L’heure est à la magie, répondit Sam. Pas de muscles pour l’instant.

— O.K. ! Je suis hors du coup !

— Frère Paulus et moi-même allons également prendre congé, père Pietro. Comme vous le savez, ces chamaneries me mettent mal à l’aise. Nous rejoindrez-vous à Saint Sébastien ?

— Aussitôt notre tâche accomplie.

— Très bien, conclut Mark, se tournant vers Sam. Je vous souhaite bonne chance.

Les frères quittèrent la pièce. Sam verrouilla la porte derrière eux et s’allongea sur le sol, la tête sur les genoux de Hart. Le père Rinaldi prit le tambour et commença à jouer. Le rythme était fort et régulier. Sam sentit Hart se tendre vers lui et utiliser ses pouvoirs pour le relaxer.

Il libéra son corps astral et le projeta à travers le tunnel vers l’autre monde, loin au nord.