10

Sous sa forme astrale, Janice inspecta les environs de l’avion, détectant trois personnes. Elle reconnut immédiatement Sam. A ses côtés se trouvait une elfe dont la forme éveilla un vague souvenir. Mais sa vision astrale n’était pas assez précise pour qu’elle l’identifie clairement. Le troisième membre du comité d’accueil était un samouraï, à l’aura obscurcie par les implants cybernétiques.

Sam aurait-il pu monter un piège ? Non… Son frère était trop honnête pour la trahir. Du moins le frère avec lequel elle avait grandi… Mais le Sam d’aujourd’hui était chaman et shadowrunner. Il avait changé.

Janice réintégra son corps et se leva. Les fauteuils n’étaient pas conçus pour quelqu’un de sa taille. Ses douleurs et ses courbatures lui rappelaient quotidiennement qu’elle n’appartenait plus au monde des humains. Un instant, elle eut envie d’arracher la porte, exprimant ainsi sa frustration et sa colère. Mais elle se retint. Le stress du voyage suffisait…

Elle se sentit mieux à la première bouffée d’air frais. Les fragrances de la forêt flottaient dans la brise, au grand plaisir de son odorat développé.

Sam et la jeune femme avancèrent pour l’accueillir, le samouraï demeurant délibérément en arrière. Janice reconnut l’elfe et sut soudain pourquoi son aura lui était familière. C’était la fille qui avait aidé son frère à tuer Dan Shiroi.

Sam ouvrit la bouche pour la saluer, Janice ne lui en laissa pas le temps :

— On traîne toujours avec les mêmes, à ce que je vois. Vous deux, c’est sérieux, ou c’est juste pour m’agacer ?

Sam s’arrêta, bouche bée. L’elfe répondit à sa place :

— Je m’appelle Hart, Janice. Et personne ici n’a la moindre intention de vous offenser.

— Je sais qui tu es. Et appelle-moi Shiroi, elfe.

— C’était le nom du wendigo, répondit Hart.

Janice montra les dents.

— Et je suis quoi, d’après toi ?

L’elfe se tut, offensée, peut-être même un peu nerveuse. Bien. Ce n’était qu’un début.

— Alors, monsieur le chaman… Où se trouve l’équipe de ce fameux rituel ? Egarée ? A moins que tu ne te sois trompé d’endroit Je croyais que tu voulais un volcan…

Sam était déconcerté et gêné par son attitude, sentit-elle avec satisfaction. Parfait… Aucune raison que ce soit facile pour lui !

— Nous n’accomplirons pas le rituel ce soir, répondit-il doucement.

— Quoi ?

Janice sentit le désespoir l’envahir. Ne comprenait-il pas ce qu’il avait fait en l’entraînant ici ? La faim commençait déjà à la tenailler. Combien de temps allait-elle tenir? Un jour, deux peut-être… Elle se tourna vers son frère :

— Pour quelle raison ?

— Je voulais minimiser les risques. Je n’étais pas sûr que le transfert se passe bien. Si les pisteurs du Conseil nous étaient tombés dessus, on pouvait dire adieu au rituel… La lune sera pleine dans deux jours, et la magie plus puissante. Cela te laisse le temps d’apprendre ton rôle.

— Il n’a jamais été prévu que je participe.

— La magie de transformation gagne en puissance si le sujet est consentant.

Elle s’entendit grogner :

— Il faut que j’y croie pour que ça marche ?

— Disons que ça aiderait…

Janice s’assit sur la terre grasse. Les choses ne marchaient pas comme elle voulait. Rien de bien neuf…

Depuis la mort de ses parents, elle n’avait été heureuse qu’une fois. Dans les bras de Dan, quand il s’occupait d’elle. Le reste n’était que vide… Vide comme sa vie…

Du coin de l’œil, elle voyait Sam s’impatienter. Hart lui donna un coup discret dans les côtes. Ils échangèrent un regard, puis Sam prit la parole :

— Janice… Ça n’a pas été facile pour toi de venir ici, je le sais. Le voyage a dû être très inconfortable, mais c’est le meilleur avion que nous ayons pu dénicher. Tu es fatiguée. (Il posa une sacoche à côté d’elle.) Repose-toi un peu, puis prend le lecteur et jette un œil sur ces puces. Tu y trouveras les points importants du rituel. Ton rôle est surligné. Il n’est pas long, mais il est essentiel. Je préférerais voir tout cela avec toi, mais j’ai quelques détails à régler dans le plexe. Il faut que j’y aille.

Le plexe ? Elle ne voulait plus jamais en voir un. Les métroplexes étaient sales, sentaient mauvais, et, surtout, ils étaient remplis de gens. Tous ces gens puants et bruyants. Toute cette viande… Non !

Janice tenta de repousser la pensée dans les ténèbres de son esprit.

— Pas de ville ! Tu avais dit pas de ville !

Sam se mit à parler à toute vitesse, d’une voix rassurante :

— Je parlais de Hart et de moi, Janice. Toi, tu vas rester avec Fantôme. Il va t’emmener au rendez-vous que nous avons fixé, sur les pentes du Mont Ramier. Nous nous revenons dans deux jours, après le coucher du soleil. D’accord ?

— Ai-je le choix ?

— Je vais prendre ça pour une réponse positive…

Lentement, Sam tendit la main pour la toucher puis s’arrêta, hésitant. Devait-il la caresser comme un animal familier ? Lui tapoter la tête comme la petite sœur qu’elle était encore ? Lui poser une main rassurante sur l’épaule ? Janice ne bougea pas d’un pouce. Il voulait lui montrer son affection, mais il s’y prenait mal. Pire encore, elle sentait le tremblement de sa main, la peur dans ses yeux. Au moins montrait-il un peu de courage. La femelle n’osait pas s’approcher.

Elle les regarda s’installer sans précipitation dans le cockpit. Sam s’assit dans le fauteuil du pilote et fit quelques gestes. Les moteurs de l’engin se mirent à vibrer. Plus vite, encore plus vite, jusqu’à ce que les propulseurs soulèvent la carlingue… L’avion s’éleva au-dessus des arbres. Les nacelles se positionnèrent pour le vol horizontal et il disparut dans la nuit.

Quand Sam avait-il appris à piloter ?

Lentement, elle se retourna vers son compagnon, le samouraï nommé Fantôme. Elle l’observa du coin de l’œil dans l’obscurité. Un Indien. Depuis des générations les Indiens se racontaient des histoires sur les wendigos.

Elle était sûre qu’ils les croyaient toutes…

Et le type était resté pour s’occuper d’elle. Comme si elle avait besoin d’un humain comme baby-sitter. Elle se déplaçait plus vite que lui dans la forêt. Elle était plus forte, probablement plus rapide, et avait certains avantages supranormaux que même les meilleurs implants ne pouvaient reproduire. Sam croyait-il vraiment qu’un seul samouraï pouvait l’arrêter ?

Quittant l’arbre auquel il était adossé, Fantôme traversa la clairière. Il se déplaçait si silencieusement que le raton laveur qui inspectait la sacoche de Sam ne se dérangea même pas. Accroupi à une demi-douzaine de mètres d’elle, il l’observait calmement. Savait-il qu’elle pouvait le voir comme en plein jour ?

— Je ne suis pas contagieuse, tu sais.

Le raton laveur s’enfuit et le samouraï se leva pour s’approcher. Deux mètres. Il avait bien jugé son allonge. Elle ne pourrait pas l’atteindre sans se relever.

— Tu n’as rien à dire ?

Il demeurait silencieux. Elle répéta sa question en japonais et en espagnol, sans obtenir de meilleurs résultats. Cet individu commençait à lui porter sur les nerfs. Après le voyage en avion, c’était la goutte d’eau qui ferait déborder le vase…

— Tu peux parler, au moins ?

Il la fixait en silence. Elle décida qu’elle en avait assez vu et tourna la tête. Quelques minutes passèrent. Le raton laveur fît une nouvelle tentative, mais fut figé dans son élan par les premières paroles de l’Indien :

— Tu es un chaman ?

— Oui, répondit-elle, surprise de sa propre sincérité.

Quelques minutes passèrent.

— Est-il vrai que tu es Loup ?

— Tu veux dire… est-ce que Loup est mon totem ?

Il approuva silencieusement. Très bien. Ils pouvaient être deux à jouer aux réponses laconiques :

— Oui.

Fantôme grogna et se leva.

— La route est longue jusqu’au Mont Rainier. Sam a dit que nous devions voyager de nuit. Il faut partir.

— Quoi ? Pas de véhicule ?

— On se ferait repérer.

— Ah oui ? Et cet avion, il était discret, peut-être ?

— Facile de disparaître d’un écran radar. Il suffit de connaître le contrôleur aérien à corrompre.

— Et le bruit ?

— Quand les gens entendent un avion la nuit, ils n’y font pas attention. Il est dans le ciel, loin de leurs problèmes. Une voiture ou une moto sont plus proches d’eux. Ils les remarquent. Et je ne me risquerais pas à conduire dans la forêt, même en plein jour.

— Alors, nous marchons.

— Nous courons, si tu peux.

Elle lui sourit, prenant soin de ne pas montrer ses crocs.

— Essaye et fais de ton mieux. Tu es supposé savoir où nous allons.

Elle partit, fonçant à un rythme qui aurait fatigué n’importe quel humain. Mais le samouraï se maintenait à son niveau. Il se déplaçait avec précision, ses muscles puissants jouant comme une machine bien huilée sous sa peau bronzée. A la manière dont il évitait les branches et les buissons, Janice comprit qu’il voyait aussi bien qu’elle dans l’obscurité. Au bout d’un moment, elle ralentit. La faim l’avait affaiblie. Elle préférait conserver ses forces.

Après une heure, ils croisèrent un daim. C’était un jeune, les bois encore couverts de velours. Il s’enfuit, mais Janice se lança à sa poursuite, ne lui laissant aucune chance. Avec un hurlement, elle se jeta sur lui et le fit tomber sous son poids. D’une claque, elle lui brisa une patte avant. Le daim brama de terreur. Gardant sa prise, elle le plaqua au sol. D’un coup sec elle déchira chair et os, arrachant la jambe. ’ Le fumet du sang chaud remplit ses narines, suivi de l’odeur de la viande fraîche. Elle plongea les dents dans la chair sanguinolente. Il y avait plus épicé, mais c’était de la viande. Elle arracha encore un morceau, mordit, dévora.

Le daim se débattait, essayant de se remettre debout, alors qu’il se vidait de son sang. N’avait-il pas compris que tout était fini pour lui ?

Elle leva les yeux de son repas. Fantôme l’avait rattrapée et l’observait en silence.

— Ne t’inquiète pas. C’est juste un daim.

Il ne répondit rien.

C’était encore pire. Prise d’une soudaine impulsion, elle jeta la cuisse, se redressa et s’éloigna. Elle s’immobilisa près d’un arbre, en proie à un étrange sentiment. La faim la tenaillait, réveillée par ce bref festin. Son estomac se contractait douloureusement. Elle ne pensait qu’aux muscles de Fantôme qui dansaient quand il courait. Comme le daim.

Exactement comme le daim…