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Urdli contemplait la victime du kulpunya.

Le corps du petit homme baignait-dans une flaque de sang, déchiqueté. Urdli ne connaissait pas son identité. Mais c’était sans importance. Il avait payé pour son crime.

Urdli rechercha les pierres dans l’appartement dévasté. Une trace de puissance dans une boîte, incrustée dans le mur. D’un simple sort, il fracassa la porte du coffre.

La pierre n’était pas là.

La récupérer n’allait pas être simple. D’un mot, il lâcha à nouveau le kulpunya. Il y avait encore deux voleurs à châtier.

* * *

Neko Noguchi était un peu à l’étroit dans le conduit d’air conditionné, mais peu importait. Ce qu’il faisait nul autre n’aurait pu le réussir, ni un nain, trop trapu pour pénétrer dans le tuyau, ni un elfe, trop grand pour en négocier les tours et les détours. Quant aux orks ou aux trolls, pas la peine d’en parler… La petite taille de Neko, sa finesse et son incroyable souplesse lui avaient ouvert ce labyrinthe interdit.

Qui disait que les Normaux étaient démodés dans le Sixième Monde ?

Le corporatiste s’en allait, laissant la vieille femme à son métier à tisser. Pas un instant ils ne s’étaient doutés que Neko était là. Le jeune Asiatique se félicita de ne pas avoir emporté de matériel. Il avait entendu les frémissements d’un détecteur électromagnétique quand l’homme était entré et sorti ; il restait persuadé que d’autres détecteurs surveillaient les conduits. Pourtant, il avait évité toutes les défenses sans aucun gadget. Il avait parié sur ses seules compétences, et il avait gagné.

C’était le troisième rendez-vous auquel Neko assistait du haut de sa cachette. Aucun n’avait été aussi intéressant que celui-ci. Non… A part l’engagement de Greerson par Mitsuhama, les deux entretiens précédents n’avaient guère été instructifs.

Mais cet employé. Quel était son nom déjà ? Saito ? Non, Sato. Il faudrait se souvenir de ce nom. Sato jouait dans la cour des grands. Toutes ces histoires sur l’IA… Neko avait des contacts deckers qui sauraient à quel prix les négocier. S’il manœuvrait bien, il pourrait transformer insinuations et spéculations en nuyens sonnants et trébuchants.

Avec un coup pareil, il se ferait un nom dans les ombres. Neko Noguchi allait devenir quelqu’un avec qui compter.

Il ne pouvait laisser passer une telle occasion. Il n’avait pas encore été détecté. En restant un peu plus longtemps, qui sait ce qu’il apprendrait ?

Le rythme tranquille du métier à tisser avait quelque chose d’hypnotique. Neko se prit à rêver à ce qu’il allait gagner. Son esprit dériva…

Il sursauta.

Mère-Grand continuait de tisser. Personne n’était venu la déranger. Mais il y avait quelque chose. Un bruit. Un bruit dans les conduits.

Un drone de maintenance ? Un robot de nettoyage interface ? Dans les deux cas, un problème. Le cerveau primitif du drone ne le reconnaîtrait pas, mais la mécanique essaierait de l’éjecter, ce qui serait à coup sûr douloureux. Si c’était un robot, l’interface identifierait Noguchi comme un intrus et sonnerait l’alarme. Cela compliquerait son départ… et ensuite, il lui serait impossible de revenir. Ce qu’il ne pouvait accepter. Ces conduits représentaient sa route vers la fortune…

Les grattements se firent plus proches, accompagnés cette fois d’un léger bruissement. Cela n’avait rien de mécanique… mais ça se rapprochait. Neko décida de quitter les lieux.

Il était resté accroupi plus longtemps que prévu et ses articulations le lui firent sentir. Il rampa d’abord précautionneusement, puis, une fois éloigné du sanctuaire de Mère-Grand, accéléra le mouvement. Derrière lui, les frottements s’amplifiaient. Etait-il suivi ?

Il n’était plus très loin de la sortie, mais il accéléra encore. Pas question de se faire prendre dans le conduit. Dans un espace confiné, sa souplesse ne lui servirait à rien.

Neko se contorsionna pour passer le dernier virage et vit la lumière traverser la grille par laquelle il était passé. S’assurant que le débarras restait inoccupé, il arracha la pâte à modeler qui maintenait la plaque d’aération en place. Gardant la plaque à la main, il passa d’abord le torse. Se tenant de sa main restée libre, il dégagea ses genoux, ses pieds… Sans un bruit, il se laissa tomber sur la caisse placée sous le passage.

Il était sorti. Et ce qui rôdait dans les conduits d’aération de chez Mère-Grand ne l’avait pas attrapé.

Il commençait à rajuster la grille quand quelque chose de noir et d’étincelant, couvert de poils drus, essaya de l’atteindre à travers les lames. Neko repoussa la grille et se jeta en arrière. Une seconde patte apparut, fouettant l’air au jugé, à la recherche d’une cible. Neko atterrit sur ses pieds, prêt à fuir, mais refusant pour l’instant de tourner le dos à la chose inconnue.

Un silence de plomb s’abattit sur le débarras.

Neko contracta les muscles de son poignet gauche. Quatre lames de carbone s’éjectèrent de leurs logements. Au corps à corps, leur tranchant monomoléculaire transformait chair et muscle en sushi, mais il n’avait aucune envie de s’approcher de la créature. Il dégagea une des six fléchettes de l’étui fixé sur sa cuisse. A moins de cinq mètres, il était plus-dangereux avec ces dards d’acier qu’avec une arme à feu.

Les griffes de la chose agrippèrent les bords du conduit et Neko commença à regretter de ne pas avoir pris la fuite.

Inhumainement maigres, bizarrement articulés et terminés par des griffes, les bras de la créature se détachaient à peine de son ventre bouffi et gonflé. Ses jambes, exactes répliques de ses bras, se déployèrent quand elle tomba sur le sol. Elle se reposa un instant avant de se dresser en une parodie d’insectoïde. Des lambeaux de vêtements s’accrochaient encore à sa poitrine, déchirés par ses poils raides. Elle était aussi grande qu’un troll…, trois fois la taille de Neko. Ses yeux d’onyx se braquaient sur lui et son visage n’avait rien d’humain.

Neko n’avait pas le choix. D’un mouvement vif, il lança la fléchette. L’acier se ficha dans l’œil droit de la bête, creusant son globe oculaire dans une gerbe de fluide noir. La chose ne fit aucun bruit et arracha le dard d’un coup de griffe…

Puis elle bondit.

Neko n’évita pas complètement le premier coup. Les griffes lacérèrent ses vêtements, se plantèrent dans sa chair, l’attirant vers la bête pour le coup fatal. Neko se retourna et frappa avec ses lames. Deux des tranchants glissèrent contre la chitine des membres, sans effet. Les deux autres coupèrent net ses vêtements et le libérèrent. Il tomba durement sur le sol.

L’insecte attaquait des deux pattes, sans répit. Neko plongea en avant, lançant une seconde fléchette vers sa nuque. Mais la créature se retournait et le dard rebondit sur les plaques osseuses. Neko répondit aux coups de griffes avec ses lames, harcelant le côté aveuglé du monstre. La fatigue le tenaillait déjà alors que rien ne semblait arrêter son adversaire.

Une griffe lui déchira le bras, une autre le prit sous les côtes, traversant ses protections et l’envoyant valser de l’autre côté de la pièce. Sonné, les yeux trempés de larmes, Neko faillit gaspiller ce répit. Il eut juste le temps de saisir une nouvelle fléchette avant que le monstre le force à bondir une fois encore pour éviter ses griffes. Mû par l’énergie du désespoir, il esquiva, mais ses mouvements se faisaient plus lents et il savait que la bête aurait le dessus tôt ou tard.

Il se baissa, évitant un nouveau coup de patte, et ténia sa chance. Comme un ressort, sa main lança la fléchette. Le dard d’acier fracassa l’œil intact.

Aveuglé, le monstre se débattit. Neko se glissa sous sa garde et enfonça ses lames dans la chair entre le crâne et les épaules. Les quatre rasoirs de carbone tranchèrent les artères, les veines et la trachée avant de glisser contre quelque chose de dur. La bête s’effondra dans un gargouillis.

Elle mit longtemps à mourir.

Aucune chance que ce carnage passe inaperçu. La ligne d’accès aux secrets de Mère-Grand était coupée… Neko devrait monnayer au mieux ce qu’il avait appris aujourd’hui. Le débarras était dévasté et il avait laissé des empreintes partout. Des empreintes et du sang. Il ne pouvait pas mieux offrir à ceux qui allaient se lancer à sa poursuite. Il mit hors service les sprinklers et utilisa le matériel de nettoyage pour allumer un feu. Il n’abandonnerait que des cendres derrière lui.

* * *

Urdli regardait le kulpunya tourner en rond sur le tarmac, hurlant de frustration.

Il avait perdu sa proie. Malgré ses sens surnaturels, le kulpunya ne pouvait pas suivre une piste dans les airs. Et les voleurs s’étaient échappés par avion.

Urdli leva les yeux vers l’appareil qui décollait sur le ciel de Perth. Il se dirigeait vers l’ouest, négociant les courants qui suivaient la côte. Il allait quitter le continent.

Oh, non. Cela n’allait pas être simple.