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Sam bondit dans une embrasure de porte. Ses chances de semer son poursuivant étaient minces. Il avait besoin d’un peu de temps pour réfléchir, pour comprendre ce qui lui arrivait…

Le tueur apparut à l’orée de la ruelle, suivi d’une foule de braves citoyens en colère.

Regrettant amèrement de ne jamais avoir appris de sort d’invisibilité, Sam se recroquevilla, dans l’espoir qu’on ne le verrait pas. Quelques minutes passèrent… La foule s’éloigna. L’assassin aux yeux chromés resta en arrière et commença à fouiller méthodiquement la rue.

Il découvrirait bientôt la cachette de Sam. Le plus discrètement possible, ce dernier essaya d’ouvrir la porte, derrière lui. Mais elle était verrouillée, et il ne connaissait aucun sort de crochetage…

Stop. Pas de panique. Ce n’était pas la première fois qu’il avait besoin de passer inaperçu. Il lui fallait une diversion. Sam se concentra…

Un vacarme effroyable éclata dans la rue, juste derrière l’assassin. Celui-ci fonça vers la source du bruit, dépassant Sam sans même lui accorder un regard.

Il tourna au coin et disparut.

Au loin hurlaient des sirènes. Quelqu’un avait appelé la police. Masamba avait-il donné sa description ? Sam ne pouvait pas se permettre de courir le risque.

Il sortit de sa cachette et s’éloigna lentement, errant dans les ruelles. Se replier vers la planque de Hart, dans la zone Pueblo, était hors de question. Si la police avait sa description, se présenter à un poste de contrôle inter-zones serait suicidaire.

Il était coincé dans le quartier, au moins pour la nuit. Au bout d’une heure, il trouva une armurerie. Le rideau de fer était en partie baissé, mais l’endroit était ouvert.

Il allait y pénétrer quand il fut accosté par un clochard indien… Une nouvelle preuve que le système social ute n’était pas aussi égalitaire que le prétendait la propagande. L’homme portait un vieux chapeau miteux, surmonté d’une plume de dinde usée. Il puait la crasse et l’alcool bon marché.

— Tu veux un guide, Visage Pâle ? Je suis le meilleur. Je connais tous les bons endroits, utes, pueblos. Meilleurs terrains de chasses, meilleurs tipis. Et les filles, aussi. Tu chasses quoi, Visage Pâle ? Le bison ? Le paranormal ? J’t’aiderai à le trouver, va.

Sam écarta la main sale qui avait saisi sa manche.

— Je ne suis pas chasseur. Essayez quelqu’un d’autre.

— T’as quand même besoin d’un guide. Je…

La porte extérieure se ferma derrière Sam. Le chaman se laissa nerveusement examiner au scanner, attendant que le propriétaire lui donne son feu vert. La porte intérieure s’ouvrit avec un déclic de bon aloi. Il était le seul client Tant mieux. Moins il y aurait de personnes présentes, moins va ferait de gens pour l’identifier plus tard.

Les affaires étant mauvaises, le patron n’était pas d’humeur à marchander. Sam dut sortir une somme considérable pour un Glock 7mm et un pistolet-mitrailleur Sandler. Le boutiquier lui tendit deux boîtes de munitions… et se raidit, le regard vitreux.

Le sort de paralysie s’abattit sur Sam et glissa sur ses défenses. Par réflexe, le chaman s’immobilisa. Son cerveau tournait à toute vitesse. Il n’avait pas entendu la porte s’ouvrir… Le magicien devait se trouver encore à l’extérieur. Il plongea sa main dans la boîte de cartouches 9 mm du Sandler, attrapant une poignée de balles.

Le reflet de l’épouvantail apparut sur une vitre. La porte s’ouvrit et Sam se retourna. La créature tendit la main.

— Allez, Verner. Donne-le-moi.

Sam le fixa, sincèrement étonné.

— Je ne sais pas de quoi tu parles.

L’elfe monstrueux soupira, ou grogna. C’était difficile à dire.

— Je n’ai pas de temps à perdre.

Sam sentit la bouffée de pouvoir et plongea au sol juste à temps, évitant la boule de feu. Le boutiquier fut carbonisé sur place. Les alarmes automatiques hurlèrent, et les sprinklers commencèrent à déverser de longs jets d’eau. Sam sortit le chargeur du Sandler.

— Mal joué, bonhomme ! Les pompiers et la police vont rappliquer. Les coins à risques comme ici sont reliés directement à leurs casernes.

L’elfe répliqua par une autre boule de feu. L’abri de Sam explosa. Il roula sur le côté… et se rendit compte avec horreur que le chargeur avait glissé de ses doigts. Plus d’arme… Il fallait fuir. Se relevant, il tenta une course désespérée vers la porte…

Le tourbillon de flammes orange le projeta à travers la vitrine. Il atterrit sur le trottoir glacé, lacéré par les éclats de verre. Son épaule était engourdie, son visage couvert de coupures, un de ses yeux aveuglé par le sang qui pissait de son front.

Le clochard était toujours là. Dans un brouillard douloureux, Sam l’entendit applaudir.

— Ouah, les gars ! Putain de spectacle !

L’elfe sortit par la fenêtre. L’eau qui détrempait ses vêtements ne semblait pas le gêner. Il sourit

— On ne court plus, Verner ? Tant mieux. C’est l’heure de mourir.

Une ombre s’interposa entre Sam et lui. Le clochard.

— Pas question, dit-il. Le Visage Pâle est à moi. Si t’en veux un, tu vas t’en trouver un autre. Je suis magicien aussi, l’elfe. Ouais. Même que je suis le Vent du désert, parfaitement

L’ivrogne agita les bras avec frénésie. Il ne se passa rien. L’elfe ricana.

— Le vent hein ? Eh bien moi, je suis le Rocher. Alors ou tu bouges ta carcasse puante, ou je t’anéantis. Cette affaire ne te concerne pas.

Des coups de feu déchirèrent la nuit. L’elfe tituba, partit vers l’arrière, buta contre les restes de la vitrine et s’écroula.

Le vieux clochard contempla la rue, l’air à la fois étonné et amusé. Sam suivit son regard. Le tueur au regard chromé courait vers lui, suivi de près par les deux grosses brutes.

L’épouvantail et Masamba ne travaillaient pas ensemble. La révélation aurait été d’importance dans un autre contexte. Mais Sam avait trop mal pour bouger, fuir ou même penser. Cette fois, c’était la fin.

Il sentit le sol frémir. Le délire dû au choc, sans doute. Dans un dernier réflexe, il roula sur le dos.

Mais le sol bougeait bel et bien. Le grondement s’intensifia. De son œil valide, Sam aperçut l’épouvantail debout, les bras étendus, illuminé par le mana qu’il absorbait.

Le grondement devint rugissement, et la rue commença à osciller. Les tueurs s’arrêtèrent, luttant pour garder leur équilibre. Des blocs de béton tombèrent des bâtiments voisins. L’un d’eux s’abattit sur une des brutes, l’écrasant comme un insecte, et les autres foncèrent à couvert

Masamba apparut à l’autre bout de la rue. Un trait d’énergie ambrée sortit de ses mains, pour se briser sur la barrière invisible de l’elfe. Encouragés par l’arrivée de leur « artillerie magique », les tueurs survivants ouvrirent le feu.

Sam agrippa la veste du vieux clochard, le forçant à se baisser. Pour toute récompense, il reçut un coup de pied.

— Qu’est-ce que tu fais ? Je suis magique, stupide Visage Pâle. Ils ne peuvent pas me blesser.

Le tremblement de terre s’intensifia. Ils étaient au milieu d’un épais nuage de poussière mû par un vent venu de nulle part. La visibilité était limité à deux mètres. Incapables de viser, les tueurs cessèrent de tirer. Des flashes d’énergie magique illuminaient le nuage. Masamba et l’elfe continuaient leur duel.

Une brique s’écrasa tout près de la tête de Sam.

Toute douleur oubliée, celui-ci se remit sur pied.- Le vieil Indien bondit à son côté, insultant les pierres, les mettant au défi de lui tomber dessus. Sam essayait de mettre le vieux fou à couvert quand le tueur au regard chromé sortit du brouillard.

Il saisit la veste de Sam, le souleva et le projeta contre un mur. Son crâne heurta la brique. Sa vision se brouilla. Il sentit le métal froid du canon contre sa gorge.

— Donne-le et je te laisse. Garde-le et je te tue. L’arme appuyée contre la mâchoire l’empêchait d’articuler correctement.

— Je ne sais pas…

— Te fous pas de moi, Verner.

Le barillet le frappa à la tempe. On le gifla… puis, soudain, plus rien. Sam tomba. La douleur diminua ; lentement, il se remit sur pied. Le tueur était parti. Le chaman passa la main sur son flanc. Sa veste et son pantalon étaient en lambeaux, et il avait perdu sa bourse. Les cordons avaient dû être coupés lors de sa sortie fracassante par la vitrine.

Le hurlement d’une sirène couvrit le grondement du vent. Sam chercha désespérément autour de lui. La bourse contenait ses identités et la clé de la cachette de Hart. Sans numéro d’identification, il n’avait aucune chance avec la police. On n’aimait pas les ombres, dans la zone ute.

Des éclairs d’énergie magique ambrée et cramoisie continuaient à traverser la tempête de poussière.

Une main saisit le bras de Sam. Il se dégagea brutalement. Sa victime tituba et heurta le mur avant de s’écrouler.

Le vieil homme…

— Doucement, Visage Pâle. Tu pourrais montrer un peu de gratitude. Je te sauve des rochers et tu me cognes. Bah. J’abandonne. Trouve ta propre vérité.

Le vieillard se releva et s’en fut.

Que voulaient les deux factions ? Quelque chose qu’il avait sur lui. Ou qu’il n’avait plus, ce qui expliquerait leur soudain désintérêt. Tant mieux. Dans son état, n’importe lequel des deux groupes pouvait le massacrer sans difficulté.

Les sirènes se rapprochaient.

Il n’avait rien à gagner en restant. Il était hors de question qu’il récupère ses affaires cette nuit. Dans un éclair d’intuition, il prit la ruelle qu’avait empruntée l’Indien. Le vieux fou connaissait peut-être vraiment son chemin dans la zone. Même s’il lui refusait son aide, Sam n’avait qu’à le suivre, au moins pour échapper aux combats.

Après ça, qui sait ?