Sam se réveilla en sursaut.
Autour de lui, le paysage était tout de vert poussiéreux et de nuances de gris. Le soleil se noyait dans un ciel violacé.
Un bruit de moteur, des cahots… Il n’était plus à Denver.
Il avait toujours mal à la tête, et ses courbatures étaient douloureuses. Par flashes, il se souvint de sa fuite.
La ruelle, les sirènes qui hurlaient. Une silhouette voûtée, en haillons. Des mains se saisissaient de lui. L’ombre, les ténèbres, des voix qui chantaient, des coups de feu…
Quelqu’un l’avait éloigné de force du danger.
La même personne l’avait couvert d’un plaid sale, usé et puant. L’odeur lui apprit l’identité de son sauveur.
Il tourna la tête pour regarder le conducteur. C’était le vieil Indien. Son visage était dans l’ombre, mais il le reconnaissait.
Sam regarda derrière lui. Ils étaient seuls, et l’arrière du camion était plein de provisions.
Son mouvement avait attiré l’attention de son compagnon.
— Tiens, tiens… On se décide à rejoindre les vivants ?
Sam ouvrit la bouche. Un gargouillis inintelligible en sortit.
— T’as une gourde près de tes pieds.
A la troisième tentative, Sam parvint à convaincre son corps de bouger. Il attrapa la gourde. L’eau était tiède, mais elle lui fit du bien. Il se sentit mieux qu’il ne s’y attendait… ou qu’il le méritait.
— Je vous dois des remerciements pour m’avoir sorti de là.
— Ouais.
— Eh bien, merci.
La conversation s’arrêta là. Le camion approchait d’un fleuve. Sam fit un nouvel essai :
— Où sommes nous ?
— Sous le ciel.
Il espérait quelque chose d’un peu plus précis, mais peut-être le vieil homme ne lui faisait-il pas confiance.
— Je ne suis pas du coin. Je vis à Seattle la plupart du temps. Là-bas, on m’appelle Twist.
— Hon.
— Vous ne m’avez même pas dit votre nom…
— C’est vrai.
— Comment dois-je vous appeler ? Vieil homme ? Ce n’est pas poli. _
Le vieillard haussa les épaules.
— Les descriptions sont toujours polies. Si ça te pose des problèmes, appelle-moi Dancey.
— Comme Dizzy Dancey ?
— C’est moi.
Dans les ombres de Denver, Sam avait entendu bien des choses sur Dizzy Dancey. Rien de réconfortant. Le vieux avait été un shadowrunner, autrefois. On racontait qu’il s’était fait prendre par la Police Tribale Navajo, et que cela l’avait rendu un peu dingue.
Le camion traversa le fleuve, escalada la berge et finit par déboucher dans une prairie herbeuse, près des vestiges d’une route. Dancey fredonnait. Il avait l’air heureux.
— Comment sommes-nous arrivés ici ? Et où sommes-nous ?
— Dans le haut pays, Visage Pâle. La ville devient trop chaude à mon goût Alors, je te mets au vert. Ça se calmera sous peu, et tu pourras y retourner, si tu es assez fou.
— Mais j’ai des choses importantes à y faire. Je n’ai pas de temps à perdre.
— Pour toi, rester en vie, c’est perdre du temps ?
— Non.
— Parfait Alors tu la boucles. Conduire était plus facile quand tu dormais.
Sam suivit son conseil. Mais le silence ne lui fit aucun bien.
— Dis, Visage Pâle. Pourquoi est-ce que tu as tant envie de te balader en ville ? C’est un sale coin.
— Je cherche quelqu’un qui pourrait aider ma sœur.
— Je ne l’ai pas vue.
— Elle n’est pas avec moi. Elle ne peut pas voyager pour le moment.
— Hon, hon. C’est bien triste. C’est important la famille, et tu comprends ça. C’est bien. Tu cherches quelle sorte de docteur ?
Sam hésita. Quelle importance ? Ses recherches n’avaient abouti à rien. Peut-être que s’il avait avoué à ses sources qu’il cherchait Coyote Hurlant pour des raisons personnelles, et non politiques, elles auraient été plus coopératives.
— Pas un médecin. Un chaman. Elle a des… problèmes magiques.
Dancey ricana.
— Alors, tu viens chercher un homme-médecine. Pas de chance, Visage Pâle.
— Je ne cherche pas n’importe quel homme-médecine. Je cherche Coyote Hurlant
— Tu ne le trouveras pas en ville. Et tu ne le trouveras pas du tout
— Que veux-tu dire ?
Le vieillard montra le ciel.
— Il y a de bons nuages, aujourd’hui, Visage Pâle. On peut voir bien des choses dans les nuages. Dans les étoiles, aussi. Elles sont différentes. Elles tournent. On ne peut pas le voir, mais elles tournent.
Sam laissa tomber ; il contempla le crépuscule.
Une heure passa. Le soir arriva Dancey fit sortir le camion de la piste et s’arrêta dans un petit canyon. Il fouilla dans le matériel, lança un vieux sac de couchage à Sam, puis sortit une batterie de cuisine. Il prépara le feu et le dîner en silence. Ils mangèrent, puis, sans un mot regardèrent les braises.
Sam entendit un léger bruit et vit des yeux briller à la limite du cercle de lumière. Le vieil homme jeta les restes du repas dans la direction de l’animal. Un coyote pénétra lentement sur le sol illuminé pour les prendre. Dancey lui jeta un autre morceau, un peu plus près. L’animal se rapprocha. Bientôt il lui mangeait dans la main.
Un jappement solitaire retentit renvoyé par l’écho. Leur invité s’assit et leva son museau pour hurler sa réponse. Sam ferma les yeux et écouta les appels. Le coyote hurla de nouveau, cette fois à l’unisson d’un autre, qui devait être tout près.
Sam ouvrit les yeux pour localiser le nouveau venu et se figea sur place, ébahi. Dancey s’était joint au chœur. Son visage, levé vers le ciel, n’était plus humain. Le museau allongé d’un coyote dépassait du vieux chapeau. La magie vibrant dans l’air était quasi palpable.
Rusé… farceur… Sam bondit sur ses pieds, effrayant l’animal.
— Vous… vous êtes Coyote Hurlant !
La tête de coyote disparut. Le vieillard se tourna vers lui, l’observant de ses yeux humains, infiniment sombres.
— J’ai porté bien des noms. Dont celui-là.
— J’ai besoin de votre aide.
Le vieil homme regardait le sol. Ses doigts traçaient des motifs dans la poussière.
— Bien entendu, je pourrais être un simple chaman Coyote en train de te jouer un tour.
Sam secoua la tête. Il avait senti l’aura de pouvoir du vieillard. Ce n’était pas un chaman ordinaire. Le vieux continua :
— Coyote n’est pas un gars heureux. Il a beaucoup tué. Et Coyote Hurlant est mort, tu sais.
— C’est ce qu’on dit. Tous les chamans meurent. Un chaman doit mourir pour atteindre le pouvoir. Chien me l’a dit.
Le vieil homme se fit soupçonneux.
— Chien te l’a dit ? On parle aux chiens dans ton coin, Visage Pâle ?
— On parle aux chiens partout. Les problèmes commencent quand ils vous répondent.
L’Indien grogna.
— Alors, tu es un chaman. Vas-y, montre-moi quelque chose. Etonne-moi.
Sam secoua la tête.
— La magie n’est pas faite pour ça.
— Non ? Et pourquoi pas ? A quoi ça sert, si on ne l’utilise pas ?
L’attitude moqueuse du vieillard énervait Sam.
— Je n’ai pas dit que je ne pouvais pas. J’ai dit que je ne voulais pas.
— Hé, hé, hé… On est fier, hein ? La fierté amène les problèmes. Je le sais, j’en ai eu mon content autrefois, petit
— Je ne veux pas de problèmes. Je veux résoudre des problèmes. Ceux de ma sœur. Elle…
— … A un problème. (La voix du vieillard contenait de la sympathie et une note d’avertissement.) Va falloir que tu m’en parles, Visage Pâle. Et en détail. Après tout je ne suis qu’un vieux débris stupide.
Sam n’y croyait pas une seconde, mais il joua le jeu. Il parla de Janice, du rituel, de son échec. Il lui raconta sa peur de voir sa sœur succomber à la malédiction du wendigo, son espoir de la sauver.
— Vous êtes Coyote Hurlant. Vous avez mené la Grande Danse Fantôme, la magie de transformation la plus puissante que le monde ait jamais connue. Vous êtes le seul à en savoir assez pour faire fonctionner le rituel. Vous devez m’aider.
Le vieil homme lui tourna le dos.
— Je ne dois rien du tout. Coyote est libre, tu sais. Il fait ce qu’il veut. Et toi, tu fais l’idiot
— Je dois aider ma sœur.
— Très noble, comme tous les Chiens. (Il cracha.) Optimiste aveugle.
— Non. J’ai senti son esprit et j’ai senti la magie. Elle peut être sauvée, mais je ne peux rien seul. J’ai besoin de votre aide.
— Débrouille-toi seul.
— Vous refusez de m’aider ?
— J’ai dit ce que j’ai dit.
— Okay, okay, répliqua Sam, exaspéré. Si vous ne m’aidez pas, apprenez-moi ce que je dois savoir. Vous avez appris la magie à d’autres. Enseignez-moi comment sauver Janice.
Le vieillard se retourna :
— Et pourquoi pas ?