Le cottage dans les montagnes était le repaire privé de Harry.
Dodger aurait préféré que la conférence se tienne dans les bois, mais Sam, prétextant le mauvais temps, avait eu gain de cause. Les fenêtres fermées, l’air de la cabane était surchauffé. Dehors il pleuvait, et l’odeur de terre mouillée et de bois se mêlait aux relents de sueur. La table occupant d’habitude le centre de l’unique pièce avait été poussée de côté, mais sa présence restait encombrante. Sam, qui faisait les cent pas, finit par s’arrêter.
— Arrête de t’énerver, Sam. Aucun de nous n’aime cette idée, dit Hart d’une voix inquiète. Nous préférerions tous voir Janice sauvée. Mais c’est la seule option qui nous reste. —
Sam se retourna, la fixant dans les yeux.
— Non. Il y a un moyen de vaincre le wendigo. Je l’ai senti pendant le rituel. Elle peut encore changer. Le rituel a échoué parce que je n’étais pas assez fort
Il nous faut un chaman plus puissant. Hart échangea un regard avec Dodger et soupira.
— Sam… C’est toi qui as refusé de demander de l’aide.
— C’était avant que je ne réalise que j’étais incapable d’agir seul.
— Et Manx et Rikki ?
— Le rituel n’a jamais fait appel à leur pouvoir. Et leur puissance était médiocre ! Je les avais choisis pour leur disponibilité, pas pour leur force. (Il étudia les visages fermés de ses compagnons.) Qui faut-il prendre ? Allez, vous deux. Vous êtes dans ce genre de bizness depuis plus longtemps que moi. Qui est le plus puissant chaman de la région ?
— Tu es sûr que ce n’est qu’une question de puissance ?
— C’est le facteur critique. Le rituel avait été bien pensé… Je ne vois pas ce qui a pu manquer d’autre !
Hart se caressa le menton, réfléchissant. Dodger se tourna vers elle :
— Le docteur Kano, à Cal-Tech ?
Elle hocha la tête.
— C’est un théoricien.
— Le problème est aussi théorique.
— Notre expert a l’air de penser que non. De toute manière, il subsiste un sérieux problème de pratique. (Elle se tourna vers Sam.) Sans vouloir te rabaisser, tu n’es pas chaman depuis bien longtemps. Maîtriser l’Art, quelle que soit la tradition, n’est ni facile ni rapide. Le problème est peut-être très différent de ce que tu crois. Peut-être as-tu le pouvoir nécessaire et ne sais-tu pas l’utiliser correctement. Peut-être ta magie de transformation est-elle tout simplement trop subtile !
— Mais comment savoir ?
— En apprenant davantage.
— Janice n’a pas le temps !
— Toujours pressé, Sam…
La remarque était injuste.
— J’ai passé un an avec Rinaldi à préparer ce rituel. Je n’appelle pas ça « pressé ».
— Mais il n’a pas marché…
— Il aurait pu. Il aurait dû… (Des images de Janice et du dzoo-noo-qua mort défilèrent devant ses yeux. Il frissonna.) Il faut que nous nous dépêchions. Janice est en train de succomber… Nous devons trouver quelqu’un pour accomplir le rituel. Un chaman qui ait la puissance, l’expérience et les talents nécessaires…
Hart poussa un soupir exaspéré.
— Et pourquoi ne pas demander directement à Coyote Hurlant ?
Dodger se leva d’un bond, renversant sa chaise. Sans un mot, il ouvrit la porte et regarda à l’extérieur, sous la pluie.
Sam et Hart échangèrent un regard surpris.
— Dodger… Quel est le problème ? Tu connais Coyote Hurlant ?
Le bruit de la pluie résonnait sur les terres détrempées.
— Je pense qu’il est mort… Ou plutôt, je prie pour qu’il en soit ainsi…
Dodger se tut. Penché vers l’oreille de Hart, Sam chuchota :
— Pourquoi réagit-il comme cela ?
Elle secoua la tête.
— Je ne sais pas.
— Qui est Coyote Hurlant ?
— Aurais-tu négligé l’histoire, au cours de tes études ? (Sam rougit ; Hart réprima un sourire.) Le nom de Daniel Coleman te sera peut-être plus familier ?
— Le prophète de la Danse Fantôme ? —
— Lui-même, interrompit Dodger, le dos toujours tourné. Coleman a été le principal inspirateur du mouvement qui a déclenché la fin des Etats-Unis d’Amérique, du Dominion du Canada et de la République Mexicaine. Un homme mauvais, et très influent. Je l’ai entendu à la télévision le jour où les Danseurs Fantômes ont revendiqué l’éruption volcanique qui a englouti Los Alamos…
— Tu as dû être marqué, dit doucement Hart. Tu devais être très jeune…
Dodger se retourna brusquement, comme si le souvenir le mettait mal à l’aise.
— La première utilisation de la magie de la Danse Fantôme… Oui. On ne peut nier que cela m’ait fait une certaine impression.
— Si tu te souviens de cela, tu dois également te rappeler du jour où ils ont fait sauter les volcans de la chaîne des Cascades…
— Clairement, dit Dodger, la voix amère. (Un silence gêné plana quelques instants sur le petit groupe.) Coleman en a également endossé la responsabilité. C’était un terroriste. Vous ne trouverez pas en lui la moindre pitié pour les souffrances d’un Blanc. Le Champion de l’Homme Rouge, l’Ute Eveillé, le Fils du Grand Esprit… Celui qui a commencé l’Expulsion… Il a mille fois mérité son surnom de Tresses Rouges.
Sam le regarda, interrogateur.
— Tresses Rouges ? Je n’ai rien lu à ce sujet…
— Rouge comme la couleur que prenaient ses nattes lorsqu’il les trempait dans le sang de ses ennemis, soupira Dodger. Tout n’est pas dans les livres d’histoire… Tu devrais le savoir, Sam.
Hart ne quittait pas des yeux le visage de l’elfe. Elle avait noté le passage inconscient de Dodger à une manière de parler plus familière. L’elfe était fatigué et triste.
— Pourquoi es-tu si amer, Dodger ? On dirait presque que tu lui gardes une rancune personnelle… Coyote Hurlant n’était pas un ange, mais le chef d’une guérilla durant une époque difficile. Il a sauvé les Indiens du joug d’un gouvernement tyrannique et les a aidés à créer le leur. Il a aidé des quantités de gens, il a peut-être même sauvé la planète. Les mégacorporations polluaient et violaient la terre avant que la magie de l’Eveil renverse la situation…
— Coleman n’était intéressé que par son peuple. Quant aux résultats… Le monde entier n’est pas couvert de verdure, et les corpos ne sont pas toutes mortes, que je sache ? Si Coleman était un saint, où est-il maintenant ? Pourquoi a-t-il renoncé à sa lutte ? (Dodger inspira profondément.) Coyote Hurlant était un boucher et un opportuniste.
— Peut-être, répondit Hart. Les premiers jours de la lutte ont été difficiles. Il fallait prendre des mesures brutales. Mais Coleman était également capable de diplomatie. C’est lui qui a amené les forces du NAO à négocier. Sans lui, il n’y aurait pas eu de traité de Denver. La guerre durerait peut-être encore. Quant à ce qu’il a fait lors de l’Expulsion… J’ai parlé à des témoins, des deux côtés. Si Coleman n’avait pas été là, les clauses du traité auraient été beaucoup plus draconiennes. La faction Aztlan aurait massacré tous les non-Indiens. Et Coleman a insisté pour qu’il soit décidé de verser des réparations… qui ont permis aux personnes déplacées de recommencer une nouvelle vie.
Dodger grogna :
— Ces versements sont négligeables face aux gigantesques sommes qu’il a fait payer aux gouvernements… sous prétexte de « dettes » aux tribus. Il avait le pouvoir, et il l’a utilisé à ses fins.
Hart se tut. Sam remarqua la crispation de la mâchoire de la jeune femme, signe d’une grande rage intérieure. Il était temps de mettre fin au débat.
— Tu m’as appris l’histoire des traditions, dit-il à sa compagne, mais j’ai toujours été mauvais en histoire politique. Coleman a eu un rôle très important pendant un certain temps… puis il a démissionné, ou quelque chose de ce genre… Que lui est-il arrivé ?
— Personne n’en sait rien. Il est parti dans les montagnes, il y a quinze ans de cela.
— Pourquoi ?
— Lassé de la politique du CTS et de la politique indienne, je suppose. Lorsque les elfes ont construit Tir Tairngire avec son soutien, Coleman a perdu pas mal de crédibilité au sein des conseils tribaux. Sa politique d’accueil des métahumains sur les terres indiennes ne plaisait pas à tout le monde. Et les Tsimshians ont rompu. Du coup, il a démissionné et a tout quitté…
De nouveau, Dodger prit la parole :
— C’est ce que raconte l’Histoire officielle. Il y a des zones d’ombres dans ce départ. Peut-être a-t-il eu une dispute avec ses amis extrémistes.
— Quelqu’un l’aurait tué ?
Curieusement, l’idée perturbait Sam. Il avait confiance en Hart. Coyote Hurlant était peut-être le chaman dont Janice avait besoin…
— Quelqu’un a bien dû le faire, dit Dodger. Il y a assez de gens intelligents pour comprendre qu’un magicien avec un passé de terroriste est une menace dangereuse.
— Ou un allié inespéré…, fit remarquer Hart.
Sam sauta sur l’occasion :
— C’était vraiment un grand chaman, alors ?
— Aucun doute. Peut-être le plus puissant des magiciens qu’ait jamais vu le Sixième Monde… Des magiciens humains, en tout cas.
Sam réfléchit.
— La Danse était une magie de transformation ?
— En partie.
— Pour mon rituel, tout ce qu’il aurait à faire serait de guider la puissance. Cela doit être possible !
Hart soupira :
— Sam…
— Si je perds du temps à chercher des chamans moins puissants, et qu’ils se révèlent incapables de faire le boulot, j’aurai gâché le peu de temps qu’il me reste. C’est un pari… mais c’est ma seule chance.
Hart secoua la tête.
— Pourquoi ne pas commencer avec les alliés que tu as sous la main ? Le professeur Laverty avait proposé de t’aider. Parle-lui. Vois quel jeu il joue.
— Je ne pense pas que ce soit un bon conseil, dit Dodger.
— Pourquoi pas ?
— Je préfère me taire.
— Il n’est pas en relation avec cet elfe australien dont tu nous as parlé…, celui qui cherche Sam ?
— J’ai dit que je préférais ne rien dire !
Sam sentit son estomac se retourner.
— Dodger, tu me caches encore des choses…
L’elfe se retourna et fixa Sam de ses yeux ternes.
— Sire Twist… Sam, je te demande de ne pas insister. Si je révèle la façon dont j’ai eu des informations sur celui qui te pourchasse, d’autres l’apprendront. Et cela pourrait avoir des conséquences fâcheuses pour quelqu’un que je ne veux pas voir blessé.
Sam avait des soupçons sur l’identité de cette personne. Un coup d’œil à Hart lui confirma qu’elle les partageait.
— Bon. Je ne peux pas aller voir Laverty. Qui d’autre ?
— Lofwyr ?
La voix de Dodger était lasse et amère.
— Je n’ai pas les moyens, répondit Sam, très sérieusement. Et il n’est pas sûr que nous survivrions au marché. Ce dragon a failli nous massacrer, la dernière fois. Non…, je crains que le problème soit réglé. Nous partons à la recherche de Coyote Hurlant.
— Nul ne sait où il se trouve, objecta Hart.
— En supposant qu’il soit encore vivant…, ajouta Dodger.
Sam haussa les épaules, ignorant leurs protestations.
— Nous le trouverons, dit-il.