Le Magic Matrix était le point chaud du quartier des loisirs de l’Enclave de Libre Entreprise de Hong Kong.
Pour les habitants fatigués par un morne quotidien, le club était un paradis. A l’intérieur, les clients abandonnaient leur enveloppe de chair pour se plonger dans d’autres réalités, programmées et sélectionnées par l’utilisateur. Des créations sur mesure, où toutes les formes étaient possibles…, où tous les désirs étaient permis. Pour une meilleure résolution ou une meilleure réponse du système, il suffisait d’enfiler les trodes ou de se brancher via un datajack…, puis de se laisser porter par les gnomes de la Matrice Magique dans un univers de poche du cyberspace.
A condition, bien sûr, d’en avoir les moyens.
Le matériel coûtait une fortune…, sans compter les programmes. Pour protéger son investissement, le Magic Matrix employait un large éventail de contre-mesures. Simples barrières logicielles, CI capables de vous griller le cortex, célèbres – trop célèbres – GLACES noires… Et au cas où tout ceci n’aurait pas suffi, des deckers spécialisés se connectaient régulièrement au Matrix, à la recherche d’éventuels utilisateurs non autorisés. La technologie était tellement sophistiquée que même ses fabricants ne lui faisaient pas entièrement confiance.
Avec raison. Car il y avait une faiblesse dans leurs défenses.
C’avait été un jeu d’enfant pour Dodger de pénétrer dans le système. Connaissant sa réputation, le decker de veille l’avait laissé passer.
Mais Dodger n’était pas venu pour voler les secrets du Magic Matrix. Il était venu pour un rendez-vous. Aux côtés des univers fantastiques, des planètes reculées, des dragons mystérieux, des combats entre anges et technodémons existait un autre lieu, non répertorié dans les services officiels. C’était un lieu de réunion utilisé par les deckers, uniquement accessible à l’élite de la profession. Il offrait les mêmes services que le club virtuel Syberspace, mais, en plus des habituelles boîtes aux lettres et autres bases de données, les clients en chair et en os pouvaient y rencontrer l’élite des deckers en toute sécurité.
Aujourd’hui, le client était un decker. Dodger était venu répondre à un message électronique. Celui qui l’avait posté était, au choix, un informateur essentiel ou un escroc… Dodger n’attendait pas grand-chose de cette rencontre. Mais depuis qu’il avait plongé dans les ombres, l’elfe avait souvent joué avec la chance. Cette fois-là était loin d’être la plus dangereuse.
Depuis ses mésaventures en Angleterre, Dodger recherchait toutes les informations concernant la mystérieuse entité qu’il avait rencontrée dans la Matrice. C’était l’IA créée par Renraku… Il en était certain. Elle était brièvement réapparue au moment de l’affaire des druides renégats du Cercle.
A moins, bien sûr, que cette rencontre soit un fantasme né de ses propres terreurs. Pourtant, il n’avait pas abandonné les recherches. Il ne savait pas pourquoi. Peut-être Sam lui avait-il transmis un peu de son obstination…
Dodger s’introduisit dans les systèmes internes du MM et inspecta le salon virtuel avant d’y pénétrer. Les infos en provenance du caisson 737 étaient limpides. L’icône qui l’attendait était la réplique quasi exacte de la personne se trouvant dans le caisson, limitation technologique mise à part. Un jeune Japonais, nettement plus petit que la moyenne. Il portait une tenue simple, aux vêtements renforcés. L’œil exercé de Dodger repéra également que son compagnon avait dissimulé plusieurs armes aux gardes avant de pénétrer dans le caisson. Impressionnant…, mais rien d’anormal pour un shadowrunner. C’était un professionnel.
Dodger sourit. Les informations seraient plus chères, mais de meilleure qualité. Dodger se connecta au salon virtuel.
— Et à qui ai-je l’honneur ?
Le Japonais se retourna. Ses yeux brillaient. L’homme était aussi prudent que son homonyme :
— Chat.
— Un sobriquet approprié pour quelqu’un de votre finesse, sire Félin.
— Vous êtes un elfe.
— Quelle sagacité.
Le jeune Japonais baissa dans l’estime de Dodger. Le lieu avait ses règles internes. Au lieu de leur icône habituelle, les deckers utilisaient une image virtuelle pour communiquer. Un client pouvait remonter la trace d’un decker s’il connaissait son icône… Mais une image virtuelle ne laisserait de trace que dans sa mémoire. L’incognito était donc assuré. A moins, bien sûr, qu’un petit imbécile ne fasse « tout haut » des réflexions de ce genre…
— Cette découverte te crée-t-elle un problème ?
— Non… à moins que vous ne payiez en or, elfe.
— Mon crédit est bon, sire Félin. Sûrement meilleur que le tien. Mais avant que j’envisage le moindre transfert, il me faut la preuve que tes informations sont vraies.
— Il semble que Mère-Grand en ait été satisfaite.
— Mère-Grand ? (Dodger lutta pour dissimuler sa surprise. Si Chat était son intermédiaire, les informations devaient être bonnes. Et hors de prix.) Ce serait folie que de mettre en doute la qualité des actes de Mère-Grand. Et folie plus énorme encore de croire que la simple mention de son nom cautionne cette transaction…
— Vous voulez les infos, oui ou non ?
— Je crains que mon intérêt ne décline, dit Dodger, conscient du malaise de son interlocuteur. Tu n’as pas utilisé les protocoles habituels de cette respectable dame. Peut-être n’es-tu qu’un aventurier tentant de se faire passer pour quelqu’un qu’il n’est pas…
Le visage de Chat se ferma. L’augmentation soudaine de son rythme respiratoire confirma les soupçons de Dodger. L’homme ne faisait pas partie de l’organisation de Mère-Grand.
— Je n’ai jamais affirmé que je travaillais pour elle, reprit-il finalement. J’ai dit qu’elle croyait les informations.
— Je n’ai aucun désir de payer ses tarifs pour vérifier la réalité de tes contes. Qui me prouve que ce que tu détiens m’intéresse ?
— Vous devez me faire confiance.
— Pas question. Parle-moi de ton trésor. S’il m’est de quelque utilité, je paierai ce que tu demandes.
— Payez d’avance, insista Chat.
Dodger hésita. Chat avait touché son point faible : la curiosité. Si l’homme disparaissait maintenant avec les informations, Dodger n’aurait d’autre alternative que d’aller voir Mère-Grand. Ce qui prendrait du temps, de l’argent…
— Faut se décider, l’elfe. 20 000 et les infos sont à vous.
— 5 000 en dépôt et 10 000 en coupons.
— 10 000 et 5 000.
— 7 000 et 7 000.
— Paierez-vous même si les infos vous déplaisent ?
— Assurément.
— O.K. Ça marche.
Respectant les secrets de Chat, Dodger ne lui demanda pas par quel moyen les renseignements avaient été obtenus. Les informations n’étaient pas toutes vérifiables… Mais il y avait cette connexion entre.,Renraku et l’IA, qui donnait du crédit à l’histoire. Quant aux fichiers disparus… Dodger se rendit compte qu’il voulait y croire. Cela correspondait à ses propres expériences, à ses rencontres dans le système des druides.
— Je crois que ce Sato a tout faux, conclut Chat. Pour moi, le renégat a piqué l’IA et l’utilise contre eux. C’est ce que vous vouliez, n’est-ce pas ? Savoir qui était en possession de l’IA ?
Dodger passa la main sur les trois rangs de datajacks qui ornaient sa tempe gauche.
— Et… ce rebelle ? Qui est-ce ?
Chat hésita.
— Allons, sire Félin. La pêche est finie et tes filets sont pleins.
— Je ne me rappelle plus, répondit doucement Chat.
Dodger se sentit envahi par une vague de soulagement et de panique à la fois. Chat avait dit la vérité. Ou plutôt sa vérité. L’homme en savait trop peu, mais c’était déjà énorme…
— As-tu vendu ces informations à d’autres ? demanda Dodger.
— Non, répondit l’informateur.
Son ton indiquait que l’idée ne lui était même pas venue à l’esprit.
— Si les ombres ne gardent pas trace de cette histoire, je veillerai à ce que ton compte engraisse.
— J’ai vendu ce que j’avais à vendre, répondit Chat en s’indignant. Pour qui me prenez-vous ?
— Un voleur honnête ?
Chat sourit. Dodger soupira. Il était jeune, très jeune…
— Très bien. Alors disons que je récompenserai de futurs éclaircissements. Un marché acceptable pour un voleur honnête, sire Félin ?
— Je crois que nous pouvons faire affaire, l’elfe. Chat lui fit un clin d’œil et disparut du salon virtuel.
Dodger resta en place, réfléchissant à ce qu’il avait appris.
Il quitta le Magic Matrix quelques secondes plus tard, sans se faire remarquer. Il n’avait aucune envie de discuter avec le portier.