Au début, elle crut à un rêve. Elle reposait, endormie, dans la cabane de Dan, et tout cela n’était qu’un cauchemar. Puis elle ouvrit les yeux. Elle était dans la cave du bâtiment abandonné déniché par Fantôme. Comme la veille, comme le jour précédent…
Il y avait cependant quelque chose – ou plutôt quelqu’un – qui n’était pas là hier. L’image tremblotante de son frère, tentant de pénétrer dans le cercle de protection qu’elle avait tracé autour de sa couche. Non, elle ne rêvait pas. Sam était là…, ou plutôt, sa forme astrale l’était. Le visage du chaman semblait fatigué et inquiet.
Janice bâilla, puis s’assit paresseusement. D’un geste las, elle ouvrit le cercle. La forme fantomatique flotta à l’intérieur.
— Ainsi, tu n’es pas mort.
— Non. Mais je suis passé assez près ces derniers jours.
— Chacun ses problèmes… (Elle fit un geste désinvolte de la main, ne désirant pas qu’il s’aperçoive qu’elle s’était réellement inquiétée.) As-tu une excuse valable pour cette absence prolongée ?
Sam sourit.
— On dirait maman.
Janice se détourna. Le passé la hantait déjà assez dans ses rêves. Elle n’avait nul besoin d’éveiller de vieux souvenirs.
— Pas physiquement, en tout cas…
Son frère se mordit les lèvres, conscient de l’avoir peinée. C’est ça, qu’il se sente embarrassé, pensa-t-elle. Je n’ai pas besoin de sa pitié…
— Je suppose que c’est pour changer ce détail que tu t’actives, reprit-elle.
— Oui, mais…
— … Mais il n’y a aucun espoir.
Elle le savait. Elle l’avait toujours dit. Ce voyage à Denver n’était qu’une perte de temps.
— Ce n’était pas ce que j’allais dire, reprit Sam, énervé. Il y a de l’espoir. Mais les choses vont prendre plus longtemps que prévu.
Parce qu’il s’imaginait qu’elle allait pouvoir tenir ? Qu’elle allait longtemps ignorer la faim qui lui tordait l’estomac ?
— Tu me prends pour une sainte ou quoi ?
— Non. Je sais que tu n’es qu’humaine, et que…
Elle éclata d’un rire amer et désabusé. Il reprit :
— Ton apparence importe peu, Janice. Tu es encore humaine. C’est pour cela que tu luttes contre le wendigo-
— Qui te dit que je lutte ? Qui te dit que je désire changer ?
— Chaque jour, Janice. Chaque jour que tu passes sans avoir tué ni dévoré est la preuve éclatante de ton combat.
— Et le dzoo ? Il ne compte pas ?
Le regard de Sam se voila.
— Dieu pardonne à ceux qui se repentent
— Je ne sais pas si je me repens. Il était délicieux.
C’était hélas, la pure vérité. Le dzoo avait été délicieux. Tellement meilleur que les bêtes mortes que Fantôme lui fournissait Elle frissonna soudain, de plaisir ou de dégoût, elle ne savait…
Sam avait remarqué sa réaction :
— Tu vois ! Tu n’es pas résignée à cette horreur. Tu t’accroches, tu as de l’espoir… Et c’est cela qui te sauveras. Je sais que la nourriture que t’apporte Fantôme ne te convient pas. Mais il faut que tu tiennes le coup. Juste encore un peu, je t’en prie…
— Peut-être… On verra. Ainsi, tu es prêt à reprendre le rituel.
Il hésita.
— Pas pour l’instant Il faut que je te parle, Janice. Il y a du nouveau.
Il lui raconta. Arachné, ses plans… Sa voix était tendue et inquiète, et il n’osait pas la regarder dans les yeux.
— Je vois.
Il se tourna finalement vers elle :
— Je suis désolé, petite sœur. Il faut que tu comprennes. Combattre Arachné est très important.
Il y avait toujours quelque chose de plus important qu’elle.
— Voilà donc ton amour fraternel…
— Je sais que cela paraît cruel. Mais trop de choses sont en jeu. Nous n’avons tout simplement pas le temps de nous occuper du rituel pour l’instant…
— Bien sûr, dit-elle d’une voix amère. Qu’est-ce que le destin d’une personne quand l’humanité est en péril ?
— Ce n’est pas juste, Janice. Et ce n’est pas vrai. C’est le désespoir du wendigo qui parle à travers toi. Pense à ton totem… Le loup est un animal de meute. Une meute n’est rien d’autre qu’une grande famille, et les membres d’une famille doivent s’entraider. L’humanité est notre famille… Tu en fais partie. Mais je ne peux pas laisser toute la meute mourir pour sauver un de ses membres…
Pour le bien de l’humanité… Combien de fois avait-elle déjà entendu ces mots vides de sens ? D’un geste las, elle fit signe à Sam de partir.
— Fais ce que tu veux. Tu n’as pas besoin de ma permission. Peut-être même serai-je là quand tu reviendras.
Sam ne bougea pas d’un pouce.
— Ce n’est pas ta permission que je veux, Janice. C’est ton aide.
Il décrivit en détail les conséquences de l’abominable plan de la créature. Il parla de ses espoirs et de ses craintes…
Et, à sa propre surprise, elle écouta.
* * *
Réveille-toi.
Hart ouvrit les yeux. Elle avait de la visite.
Un esprit allié était le complément idéal d’un système d’alarme. Aleph veillait jour et nuit, lui permettant de ne jamais être prise par surprise. Elle prépara un sort, mais avant qu’elle n’ait pu augmenter sa perception de l’environnement, la forme fantomatique de Sam apparut dans la pièce.
L’elfe sourit :
— Je suis heureuse de te voir. Cela faisait longtemps…
— Inquiète, mon cœur ?
— Moi ? Jamais. Mais je suis contente de te voir vivant. Et en assez bonne forme pour maintenir une projection à distance. (Elle sortit du lit, son corps se mouvant gracieusement.) Bien que je regrette parfois que tu ne sois pas présent en chair et en os…
Sam mima une étreinte.
— C’est tout ce que je peux faire. La magie n’exauce pas tous les vœux.
— Hélas, seulement dans nos fantasmes. Et en parlant de fantasmes…, j’en ai un certain nombre qui ne demandent qu’à être assouvis. Et toi ?
— Je crains d’avoir l’esprit trop occupé par le boulot, ces temps-ci.
— Comment va la chasse ?
Le visage de Sam s’assombrit. Des émotions différentes traversèrent ses yeux, trop rapidement pour que Hart parvienne à les analyser.
— Une de terminée. Une autre sur le point de commencer… Mais je ne t’apprends rien. Tu es déjà sur la piste.
Hart baissa la tête, dissimulant une expression inquiète. De quoi voulait-il parler ? Aurait-il découvert qu’elle l’avait trahi, en Angleterre ?… Non. Son ton n’était pas accusateur. Elle feignit de bâiller.
— Pas trop vite… Je viens juste de me réveiller. Peux-tu garder les allusions mystérieuses pour après le sojkaf ?
Sam lui fit un sourire chaleureux.
— Désolé. Je parlais de la cache de Deggendorf. Selon toutes probabilités, ce sera une des premières cibles d’Arachné. Vu que tu es déjà sur place, ça nous donne une longueur d’avance sur Urdli.
— Holà !… Attends un peu. Je crois que j’ai manqué une partie de l’histoire. Tu peux me remettre au courant ?
Sam se lança, résumant ses rencontres avec Coyote Hurlant, Chien et Urdli. Hart écoutait avec stupéfaction, découvrant que ce qu’elle pensait être des « affaires personnelles » n’était qu’une infime partie d’une conspiration internationale. Elle n’aimait pas ça… Mais Sam avait raison. Le Tir ou l’elfe australien agissant seuls, c’était le début des ennuis. Et si le Shidhe d’Irlande mettait son nez là-dedans…, elle préférait ne pas imaginer les conséquences. Il fallait agir vite, bien, et surtout discrètement.
— J’appelle Jenny. Nous allons avoir besoin de toutes les données possibles. Dodger nous filera un coup de main.
Sam fronça les sourcils.
— Dodger… Si je savais où le contacter ! Impossible de le dénicher. Fantôme et ses hommes sont à sa recherche. S’il n’avait pas laissé ce message, je crois que je commencerais vraiment à m’inquiéter. Si seulement tu étais restée avec lui…
— J’ai déjà dit que j’étais désolée. Le répéter ne le fera pas revenir. Cela dit, si vous n’arrivez vraiment pas à le trouver, essayez la Matrice.
— Pourquoi ?
— Juste une idée. Je peux demander à Jenny de vérifier, si tu veux.
— Non. J’irai moi-même.
— Tu vas être plutôt occupé…
— Nous allons tous l’être. D’ailleurs, je file. A bientôt…
Elle lui envoya un baiser, et la projection disparut. Elle resta immobile pendant quelques secondes, fixant le sol.
Il lui manquait déjà.
* * *
Dodger ne savait pas où Morgane l’emmenait, et il s’en moquait. Etre simplement en sa présence était un bonheur sans limites. Tout ce qu’il désirait, c’était rester à son côté, observer ce qu’elle lui montrait, comprendre ce qu’elle lui apprenait…
Comme il connaissait peu le cyberspace, lui qui avait cru, pendant des années, en être un expert. Mais comment pouvait-il, être de chair, se comparer à un esprit né de la Matrice, vivant pour elle et par elle ?
Ils volèrent au milieu des sombres abîmes d’un ciel d’électrons. Morgane paraissait avoir un but. Au loin, Dodger aperçut une icône humanoïde. Les mains étaient levées en signe d’appel, dans un geste étrange.
Ils étaient proches à présent. La silhouette avait une résolution standard, un dessin standard : celui d’un corporatiste banal, en costume, sa mallette à la main. Le logo et la signature censés l’identifier avaient été effacés. Du travail d’amateur, pensa Dodger. Il reconnut tout de suite l’origine de l’icône : Renraku.
La corpo qui avait conçu Morgane. Cette icône était-elle liée à l’IA, d’une manière ou d’une autre ? Il s’approcha pour l’étudier plus soigneusement. Rien ne pressait. Sous la protection de Morgane, il était invisible, et l’opérateur de l’icône ne pouvait savoir qu’il était observé.
L’humanoïde se pencha, posa ses mains par terre et bondit vers une nouvelle destination.
Dans un flash, Dodger comprit. Il ne connaissait qu’une icône capable de bondir : celle de Sam Verner. Mais qu’est-ce que Sam faisait dans la Matrice ?
Comme si elle attendait seulement que Dodger reconnaisse son interlocuteur, Morgane retira sa protection et l’elfe redevint brusquement visible. L’icône de l’IA demeurait voilée, mais le decker sentait sa présence à son côté. Elle ne voulait pas apparaître à Sam… Dodger respecterait sa décision.
— Qu’est-ce qui t’amène en ces lieux, messire Twist ?
L’icône de Sam se tourna vers lui avec lenteur.
Dodger connaissait le logiciel ; il n’avait jamais remarqué que le programme était aussi apathique. Ou peut-être était-ce lui qui était devenu plus rapide ? Sam, qui lui faisait maintenant face, répondit enfin :
— Je te cherchais.
— Eh bien, tu m’as trouvé.
— J’en suis heureux. Je craignais que nous t’ayons perdu. Nous avons besoin de ton aide, Dodger.
— Si cela concerne la Matrice, je serais heureux de vous obliger. Sinon, je crains de devoir refuser. J’ai de nouvelles obligations.
Sam se tut… quelques secondes, quelques années… Dodger s’en moquait. Il sentait la présence de Morgane à son côté. Elle l’enveloppait dans son aura, pendant que Sam pensait avec la lenteur caractéristique des êtres de chair.
— Tu l’as trouvée, n’est-ce pas ?
— Elle s’appelle Morgane.
— Je vois. (De nouveau, une longue pause.) Dodger. .. Il y a des gens, des gens réels, qui ont besoin de ton aide. Laisse-moi te montrer. Débranche-toi, et…
— Non.
Cette fois, le silence dura plusieurs dizaines de secondes.
— Peux-tu étudier des données ?
— Certes.
Dodger enregistra les informations à mesure que Sam les transférait. Tous les renseignements obtenus par Neko Noguchi. De la spéculation… mais reposant sur des bases crédibles. Arachné était une grave menace.
— Il nous manque encore des éléments, Dodger. Dont certains sont là, quelque part dans la Matrice. Jenny est à leur recherche, mais notre temps est compté. J’ai besoin de toi. J’ai besoin de l'aide de tous ceux à qui je peux faire confiance.
Parce que tu me fais confiance, maintenant…, pensa Dodger. Mais il se tut. Sam reprit :
— Tu travailles avec l’IA ?
— Cela ne te pose pas de problèmes, je suppose ? Après tout, c’est grâce à elle que tu es une ombre dans la Matrice…
— Je croyais que c’était grâce à toi.
— Nenni. Elle m’a fait don de tous les fichiers qui te concernaient. Mais sans elle, de nouveaux auraient été créés. Tu lui dois beaucoup.
— Je… Oui, je suppose. Je ne voudrais pas paraître ingrat, ou avide, mais… crois-tu qu’elle pourrait nous aider encore ?
— M’est avis que oui. Mais c’est à elle de décider. Elle peut aller dans des lieux, faire des choses dont le plus puissant des deckers n’aurait jamais rêvé… Elle m’a beaucoup appris.
— Peut-elle te montrer où trouver ce que nous cherchons ?
Elle le peut sûrement, pensa Dodger. Mais le veut-elle ?
— Je vais lui demander.
— Elle sera discrète ?
— Morgane est l’esprit de la Matrice. Comment peux-tu douter de ses capacités ?
L’icône de Sam clignota un instant, comme si son attention avait été attirée ailleurs, puis retourna à sa luminosité normale.
— Dodger, sais-tu ce qui se passe dehors ?
— Tu viens de me transférer les données, messire Twist.
L’icône secoua la tête.
— Ce n’est pas ce que je veux dire… Sais-tu ce qui est en train d’arriver à ton corps ?
Dodger éclata de rire.
— Quelle importance ? Le corps n’est qu’une prison de chair. Je vole librement dans la Matrice à présent ! Demande-moi ce que tu veux, Sam, et je répondrai…