La recherche de Coyote Hurlant était une quête imbécile ; Dodger en y participant se conduisait comme un idiot.
Si le prophète de la Danse Fantôme était mort, Sam gâchait son dernier espoir de sauver sa sœur. Si Coyote Hurlant vivait, Sam avait peu de chances de trouver sa cachette à temps. Et même si, par miracle, il y parvenait, les perspectives de succès restaient maigres…
Et maintenant, ce raid contre le système informatique du Conseil Ute ! L’imbécillité semblait être à l’ordre du jour.
Il y avait aussi l’étrange réaction de Hart. Quand Dodger lui avait rapporté les dernières trouvailles de Noguchi, quelque chose dans les données avait ranimé une obsession chez la jeune elfe. Quoi ? Dodger n’en savait rien. Mais Hart avait laissé Sam aller seul à Denver, ce qui ne lui ressemblait guère. Si elle avait espéré gagner ainsi une certaine liberté d’action, elle avait de quoi être déçue. Elle était la seule personne à pouvoir surveiller le corps de Dodger pendant qu’il travaillait, et Sam lui avait attribué cette tâche. Oh, elle avait accepté… Mais seul un humain abruti par l’amour pouvait être inconscient de sa frustration…
Pourquoi Sam faisait-il encore confiance à cette femme ? Hart était plus secrète que Sally Tsung ; à juste titre, à en croire les rares bribes de son passé qu’avait réussi à déterrer Dodger.
Il n’en avait pas encore parlé à Sam. Celui-ci trouvait déjà Dodger suspect à la lumière de ses liens avec le professeur. Que penserait-il des anciens amis de Hart ? Peu importait, au fond… L’humain n’apprécierait certainement pas que Dodger ait fouillé dans le passé de sa bien-aimée…
Hart n’était pas la seule à se sentir bridée. Les recherches de Dodger sur l’intelligence artificielle Renraku étaient dans l’impasse. L’elfe s’était juré de prouver son amitié à Sam. Contraint de payer sa dette, il était obligé de participer à cette quête démente. Ses propres soucis devraient attendre… Peut-être était-ce aussi bien. Depuis le premier contact de Noguchi, ses craintes avaient crû en proportion de ses espoirs. Il ne comprenait toujours pas le rôle de l’IA, ni l’étrange attirance qu’il ressentait pour cette chose…
Dodger se concentra sur le présent. Au milieu d’une passe, même dans la Matrice, il n’était pas très indiqué de se laisser aller à la distraction. Le segment de Matrice du Conseil Ute était codé orange. Pas le niveau de sécurité maximal, mais assez dangereux pour un voyageur imprudent…
L’enfant d’ébène au manteau d’étincelles, l’icône de Dodger, se faufila dans le sous-processeur qui desservait le service du personnel du gouvernement de Salt Lake.
Quelque part dans ces archives se trouvaient des données sur Samuel Coleman. Avant de se lancer, Dodger avait fouillé la base de données publiques. Bien entendu, il n’avait rien trouvé. Les archives de Denver étaient passionnantes, mais elles n’offraient aucun indice sur les faits et gestes actuels de l’Indien. Pour trouver des données exploitables, Dodger devrait pénétrer dans les fichiers protégés où les chefs du Conseil conservaient leurs informations secrètes.
Si Coyote Hurlant était toujours en vie, les anciens de sa tribu le sauraient., sans doute.
Sur la pointe des pieds, l’enfant d’ébène se glissa le long des caves closes. Derrières ces portes électroniques reposaient des sacs entiers de documents gouvernementaux. Au bout du couloir, il localisa la porte et la franchit. Il approchait du centre du construct gouvernemental.
Le gouvernement au moins sous un aspect était identique aux autres : il croulait sous l’information. Les points de lumière représentant les fichiers dessinaient une gigantesque galaxie dans un ciel d’électrons. Ebloui, Dodger faillit ne pas remarquer le mouvement soudain d’un programme de garde. Par réflexe, il engagea le programme de défense. La GLACE le contourna. Elle ressemblait à une belette de cristal de la taille de Dodger. Il contra : une main d’ombre émergea de son manteau, pointant un automatique argenté vers la bête électronique. Sa balle frappa la créature alors qu’elle s’apprêtait à une seconde attaque. Elle devint laiteuse et se figea en plein bond.
L’enfant fit courir ses mains le long de la forme gelée. Dodger étudia les contours de la GLACE, ajustant ses programmes de masque afin de franchir plus facilement les défenses des gardiens suivants.
Il y avait quelque chose d’étrange… A chaque fois qu’il lançait ses programmes à la recherche de données sur Coyote Hurlant, une GLACE apparaissait. L’environnement n’était décidément pas accueillant… Grâce à ses programmes de protection, Dodger continua son travail.
L’agitation des GLACES le prouvait : le sujet était sensible. S’emparer des fichiers ou les copier risquait de déclencher des alarmes. Il décida d’en lire un certain nombre sur place.
Les premiers ne contenaient que des informations historiques. Il fut forcé de se débarrasser d’une autre bête de GLACE avant de pénétrer dans la sixième base de données. Trois bases plus tard, il subit une autre attaque, mais gela la créature aussi nettement que les précédentes. Le fichier qu’elle protégeait était plus récent que les autres : il ne contenait aucune information datant de plus de quatorze ans. Dodger sentit l’inquiétude l’envahir. Si le passé était aussi protégé, comment les données récentes seraient-elles gardées ? Plus la GLACE était importante, plus les données étaient secrètes… et précieuses. Quel secret dissimulait le gouvernement Ute ?
Dodger tenta d’imaginer le pire. Coyote Hurlant, toujours en vie, travaillant pour le Conseil. Coleman pouvait-il être engagé dans des recherches magiques secrètes ? Tout ceci annonçait-il une nouvelle campagne pour débarrasser le continent des non-Indiens ? La pensée d’une autre Grande Danse Fantôme fit frissonner Dodger…
Si ces spéculations étaient fondées, d’autres que Sam devraient être mis au courant
Hésitant Dodger se demanda comment procéder. La tradition magique de Coyote Hurlant était le chamanisme, et les chamans se servent rarement d’ordinateurs. Mais tous les magiciens indiens n’étaient pas des chamans. Les mages hermétiques faisaient un usage intensif des installations de stockage des données et des facultés de calcul des ordinateurs.
Si le gouvernement Ute finançait des recherches magiques, il devait y avoir quelque part dans le système, des notes sur les mages impliqués dans le projet Si Coyote Hurlant préparait une « grande médecine » chamanique, les hermétistes utes chercheraient à adapter ses méthodes à leur tradition. Il y aurait des indices…
L’enfant d’ébène bondit dans l’espace, à la recherche du bloc de données où étaient codées les ressources magiques du gouvernement. Il repéra une possibilité, ralentit son approche. Si ses soupçons étaient fondés, la sécurité allait être extraordinairement sévère…
Le tonnerre retentit dans les espaces intérieurs de la Matrice et une lueur argentée et incandescente parcourut les ténèbres. L’enfant se drapa dans sa cape et se laissa tomber. Une bouffée d’air le fouetta. Des traînées d’étincelles le suivirent : tout ce qui restait de son manteau. Il risqua un coup d’œil vers le haut.
Un grand aigle plongeait vers lui, ses ailes multicolores largement déployées. Les grondements suivant le passage de l’oiseau suffisaient à identifier son icône. Dodger sentit l’ombre de l’oiseau-tonnerre tomber sur lui. L’énorme bête glapit son défi. Ses yeux, son bec et ses serres brillaient comme la plus noire des GLACES… Dodger poussa ses programmes défensifs au maximum, éjecta la puce d’enregistrement de sa console. Ses doigts battirent un staccato rapide sur le clavier. Il improvisait pour vaincre la GLACE.
L’enfant d’ébène exécuta une danse sublime, mais à chaque tour, l’oiseau se rapprochait.
Le tonnerre résonnait, grondement primal dans les oreilles de Dodger. L’arc-en-ciel de silicone d’une aile emplumée effleura l’enfant. Trop près. Et la GLACE était trop bonne. Dodger chercha la prise, ou l’aurait cherchée si ses mains avaient pu bouger. La vue de ses mains figées sur le clavier coïncida avec la vision de sa fin, brillante, qui grandissait entre ses doigts noirs. L’oiseau-tonnerre se prépara à la mise à mort.
Le temps s’arrêta, laissant Dodger suspendu entre la peur, l’excitation, l’angoisse et, curieusement, le plaisir.
A cet instant, une jeune Indienne passa entre lui et l’oiseau hurlant. Elle portait une chemise, un manteau et une jupe de daim à franges. Ses cheveux tombaient jusqu’aux genoux. Des breloques de toutes sortes pendaient à sa large ceinture, enserrant une taille elfique. Son image était incroyablement présente. Dodger voyait chaque pore sur sa peau de daim, chaque cheveu sur sa tête. La résolution de l’icône était telle qu’elle ne pouvait être produite que par une mainframe… Il ne put qu’imaginer les détails exquis de son visage. L’Indienne faisait face à l’oiseau-tonnerre.
La Matrice s’illumina. L’oiseau-tonnerre projeta des éclairs vers l’Indienne. Compte tenu de la qualité de l’image, Dodger pensa que la jeune fille allait être projetée en arrière, tordue de douleur sous la violence de l’attaque. Mais elle tint bon. La foudre claqua, brûla l’air de la Matrice, la laissant indemne. Elle leva un bras et la fumée qui l’entourait se dissipa.
Puis elle leva ses mains gantées au-dessus de sa tête. Ses paumes brillaient. La lumière grandit, devint une sphère qui fila vers l’oiseau-tonnerre. L’icône de la créature clignota sous l’impact, passant d’une visualisation complète à une image en « fil de fer », puis revenant à la normale. Une seconde sphère l’atteignit. L’oiseau redevint une simple silhouette et les fils qui le composaient commencèrent à se rompre.
Un instant plus tard, l’image éclata en de multiples fragments. Les échardes de lumière dérivèrent dans le néant.
La GLACE était partie.
La jeune fille se retourna, et, dans un éclair de conscience, Dodger sut qui elle était. Les mains paralysées, il resta ainsi, les yeux perdus dans son regard, fasciné par sa beauté.
La peau était de chrome bruni, tendue sur une exquise structure osseuse elfique. Son nez était petit et droit, ses oreilles pointaient avec une délicatesse inhumaine, ses lèvres promettaient des délices infinies… Mais ses yeux étaient des gouffres de ténèbres.
C’était l’icône de l’intelligence artificielle créée par le Directoire Spécial de Renraku.
Dans les systèmes du druide, elle s’appelait Morgane, mais Beauté fut le seul nom qui vint à l’esprit de Dodger. Elle parla. Son regard était une torture, sa voix, un chant d’amour :
— Pour moi, il y a du bonheur dans votre présence. Pour moi, il n’y a aucune perception du besoin de mettre un terme à votre existence.
Elle tendit une main vers son visage. Ses doigts fins touchèrent sa joue.
Puis elle disparut.
Ramené dans son corps de chair, Dodger hurla de douleur.