Hohiro Sato n’était pas de bonne humeur.
Son rendez-vous avec Atreus Applications Inc. ne s’était pas bien passé. Ces idiots d’AAI faisaient encore des difficultés. Même sa présence dans l’Enclave de Libre Entreprise de Hong Kong n’avait pu convaincre les directeurs. Quand il leur avait dit que l’intérêt de Renraku pour leur société était sérieux, ils avaient pensé qu’il bluffait. Mais ils apprendraient. Sato avait besoin des actifs d’Atreus pour le Directoire des Opérations Spéciales. Et il les aurait. Quand les dirigeants d’AAI avaient refusé son offre d’OPA programmée, ils avaient signé leur arrêt de mort. Sato leur sucerait les os jusqu’à la moelle aussitôt qu’il en aurait l’occasion.
Ce serait pour plus tard. Il avait quitté la réunion agacé, et à, cet agacement se mêla un soupçon de ressentiment quand il apprit que Mère-Grand voulait le voir. Et maintenant, elle avait le front de le faire attendre. Il n’était plus un junior pour être obligé de courir à la moindre convocation. Ni un laquais, que l’on fait patienter…
Flanqué par des gardes au visage de glace, il fixait la porte plaquée de bois précieux. Derrière elle, le jardin intérieur resplendissait des fleurs les plus rares, véritable explosion de couleurs et de parfums. Les insectes voletaient de plante en plante, à peine dérangés par d’occasionnels visiteurs passant des chambres extérieures au moyeu central de l’escalier qui plongeait dans les ténèbres, au cœur du sanctuaire.
Sato avait longtemps désiré savoir ce qui s’y passait quand Mère-Grand était absente, mais il n’avait collecté que des rumeurs. Avec le meilleur matériel de surveillance, ses agents n’avaient pas réussi à pénétrer les murs des chambres extérieures. Même Masamba, son mage, n’était pas parvenu à percer les barrières magiques. Mère-Grand aimait les secrets.
Et les secrets étaient sa raison de vivre.
De sa tanière, Mère-Grand commandait un réseau international de négoce d’informations. Elle trempait aussi dans bien d’autres trafics, légaux ou illégaux. Malgré ses excentricités, elle comptait parmi les pièces les plus puissantes du grand échiquier des ombres…
Sato n’était qu’un débutant quand il l’avait rencontrée pour la première fois. Elle l’avait aidé. A plusieurs reprises, il avait eu accès à des informations confidentielles qui lui avaient permis d’évincer ses rivaux. Sa promotion sociale en avait été grandement accélérée… Mais dès que Sato utilisait ses services, Mère-Grand plantait ses crochets plus profond dans ses chairs. Il lui avait livré des secrets en échange de ses faveurs, sachant qu’elle en profitait pour resserrer sa prise. A l’époque, il ne pouvait pas se permettre de laisser passer les occasions qu’elle lui offrait… et elle demandait si peu de choses en contrepartie. Il était plus jeune à ce moment-là. Plus stupide aussi.
Il la connaissait mieux maintenant, et il comprenait la véritable nature de leurs liens. Un jour, elle lui demanderait quelque chose qu’il ne voudrait pas lui livrer, et, pour l’avoir, elle menacerait de ruiner sa vie et sa carrière. Ce jour-là, il devrait être assez fort pour lui rire au nez. Assez fort pour qu’elle ne puisse pas le toucher.
Jusqu’à présent, il n’avait pas réussi à réunir assez de renseignements pour la compromettre. Ses plans étaient encore vagues, trop vagues…
Comme lors de ses visites précédentes, on lui demanda de laisser ses gardes du corps dans l’antichambre. Un serviteur l’accompagna le long du sentier de graviers, puis le laissa descendre l’escalier seul. Il s’enfonça, suivant son ombre autour du pilier central. Marche après marche, le bourdonnement des insectes s’effaça, pour être remplacé par un cliquetis régulier.
Clic, clac.
Bon Dieu…, elle était encore sur ce métier à tisser. Il le détestait. Le bruit le dérangeait, et il n’aimait pas être distrait quand il traitait avec Mère-Grand.
Il demeura quelques secondes dans le puits de lumière, en bas des marches. Autour de lui, tout n’était qu’obscurité. Cela aussi faisait partie de la protection de Mère-Grand, mais il connaissait la parade. Ses yeux Zeiss passèrent en amplification de lumière et il aperçut la vieille forme tordue assise devant le métier à tisser. Elle n’avait pas vieilli depuis leur première rencontre, vingt ans plus tôt.
Il ne doutait pas un instant qu’elle était consciente de sa présence, mais elle ne faisait aucun signe. S’éclaircissant la gorge, il attira son attention. Les doigts de la vieille femme ne s’arrêtaient jamais. La navette allait et venait. Sa main déformée repoussait le peigne fermement, tenant la dernière ligne du modèle en place.
Sans lever les yeux de son ouvrage, elle l’accueillit de sa voix tremblotante :
— Ah, Sato-San. Votre visite me charme.
Il entra dans son jeu, feignant d’ignorer qu’elle l’avait convoqué :
— J’étais à Hong Kong. Comment pouvais-je ne pas passer voir ma Mère-Grand ?
— Quel amour. Je me demandais… Etes-vous aussi gentil avec votre vraie grand-mère ?
Sa famille ne regardait que lui, mais il était sûr qu’elle connaissait déjà la réponse. Pourquoi ne parvenait-il pas en savoir autant sur elle ?
Clic, clac.
— Alors, Sato-san. Comment avance votre projet à Seattle ?
Elle ne lui laisserait pas éluder cette question.
— Pas très bien, j’en ai peur.
Un moment, le métier s’interrompit. Puis, le clic, clac reprit.
— J’en suis désolée. J’espérais recevoir d’excellentes nouvelles. Vous m’aviez donné bon espoir l’année dernière.
Il en était persuadé. Il s’était senti proche du but quand le Directoire des Opérations Spéciales était parvenu à créer une véritable intelligence artificielle à l’intérieur de la Matrice de Renraku.
— J’en suis navré, mais cette interruption m’a causé plus de désagréments qu’à vous.
— C’est la vérité. Aneki ne l’a pas mal pris, n’est-ce pas ?
— Il l’a même pris assez bien.
— Assez bien en effet. Vous n’avez pas perdu votre place de dauphin du directeur et vous êtes toujours en poste à l’Arcologie de Seattle. Cela démontre une certaine habileté. Avec laquelle je devrai compter quand je penserai à vous. Avez-vous dit autre chose à Aneki-sama que vous m’auriez caché ?
— Je ne lui ai rien dit de plus. Depuis qu’une erreur de gestion du Directoire des Opérations Spéciales a entraîné la perte de l’un de ses principaux ingénieurs, le projet s’est retrouvé dans l’impasse. Un grand nombre de données ont été perdues, et ce qui a pu être sauvé doit être vérifié. Hutten, l’ingénieur, est passé à l’ennemi… comme le prouve le vol des clés d’encryption et des composants dédiés. Evidemment, comme il avait conçu l’architecture du système et qu’il n’a pas laissé de notes, le Directoire n’a pas encore pu le dupliquer. Nous n’avons pas progressé depuis qu’Aneki m’a confié le projet.
Clic, clac.
— Les capacités de votre jouet auraient été plus qu’utiles. Vous avez bien sûr puni les responsables de cette déconvenue. Quels progrès avez-vous faits pour retrouver Hutten ?
— Aucun.
Clic, clac. Le son était sec. Sato sut qu’il fallait qu’il s’explique rapidement.
— L’agent de la sécurité responsable de cette débâcle a blessé Hutten avant de mourir. Peut-être même fatalement. Qui sait, Hutten est peut-être mort à présent. Quant à la sanction… On ne sait toujours pas qui manipulait Verner.
Clic…
— Verner ? Ce nom m’est familier. Rafraîchissez la mémoire d’une vieille femme, Sato-san.
Sa mémoire n’avait nul besoin d’être rafraîchie. Elle le testait, comme toujours. Quelques années auparavant, Mère-Grand l’avait chargé de retrouver une poignée d’individus.
Renraku était le leader du traitement des données, et il semblait logique de lui confier cette tâche. Il aurait mieux compris les raisons de cette mission si les gens qu’elle recherchait avaient été importants…, mais tel n’était pas le cas. Et elle avait insisté, au fil des mois et des années, voulant tout apprendre. Ces individus l’obsédaient, et jamais il n’avait réussi à en comprendre la raison.
A part quelques expériences traumatiques en 2039, spécialement durant la Nuit de la Fureur et les émeutes qui avaient suivi, ces personnes n’avaient rien en commun. Sato avait alors commencé à croire que cette affaire touchait quelque chose que Mère-Grand… « craignait » ? Ou le mot était-il trop fort ?
Ses soupçons s’étaient confirmés quand, deux ans auparavant, Mère-Grand avait ordonné l’interrogatoire de Janice Verner. Les questions qu’elle lui avait ordonné de poser à la jeune fille fleuraient la paranoïa. « Que voulaient-ils ? », « Quels rapports avaient-ils avec la famille Verner ? » Des questions bizarres, sans lien évident. Sato ne savait pas qui ils étaient, mais il avait fini par croire qu’ils existaient. Mère-Grand était certes paranoïaque, mais même les paranoïaques ont des ennemis. Tout ce qui lui causait du souci lui donnait de l’espoir. S’il était prudent, « ils » pourraient lui procurer le levier dont il avait besoin pour se débarrasser de son influence.
— Les Verner sont sous votre surveillance.
Clic, clac.
— Ah… oui. La jeune fille s’est révélée tellement décevante. Qu’est-il arrivé à son frère ?
— Peu d’informations ont transpiré depuis qu’il s’est fondu dans les ombres. Je sais qu’il a survécu au raid sur l’Arcologie. Nous avons détecté quelqu’un correspondant à sa description dans de petites opérations, autour de la zone de Seattle. Son fichier a disparu des banques de Renraku quelques mois après l’incident Hutten et toutes les tentatives pour en créer un nouveau ont été vaines. Les fichiers disparaissent à mesure qu’ils sont créés. C’est le travail d’un génie de l’informatique. Il a transmis un virus incroyablement sophistiqué à la Matrice de Renraku. Un virus que nous n’avons pas encore détecté mais qui, d’une manière ou d’une autre, détruit l’ensemble des données liées à Samuel Verner.
Clic, clac.
— Et pas les données liées à sa sœur ?
— Non. Ce ne serait pas nécessaire. Sa mort a été enregistrée sur l’île de Yomi il y a un an.
— Tout ceci m’intrigue. Verner était en rapport avec Hutten. Votre ingénieur est peut-être encore vivant. La jeune IA a peut-être servi à effacer de la Matrice toutes traces de Verner. Il s’est fondu dans les ombres…
— Il n’y a aucune preuve que l’IA ait survécu au sabotage de Hutten. Huang et Cliber sont incapables de reproduire leurs précédents succès. Rien de comparable n’a été observé ailleurs.
Clic, clac.
— Et ces histoires de fantômes dans la Matrice ?
— Des histoires, précisément. Juste des rumeurs et des falcifications. Il n’y a rien de vérifiable, rien qui puisse suggérer que Hutten ou l’IA soient encore en « exercice ».
— Je suis déçue. Enfin. Il faut toujours avoir assez d’intérêts en jeu pour que les déceptions ne soient pas accablantes. J’ai également entendu dire qu’Atreus avait eu un certain succès avec ses biopuces Haas.
— Je sais, lâcha-t-il, au bord de l’explosion.
— Je suis navrée. Bien sûr que vous le savez. Vous avez fait preuve d’un grand intérêt pour leurs opérations. Malheureusement, ils n’ont pas apprécié vos propositions à leur juste valeur.
— Comme d’habitude, vous êtes bien informée.
Clic, clac.
— J’ai de nouveaux centres d’intérêts. Je veux certaines informations. Une puce vous attend là-haut, avec tous les détails. —
— Je verrai ce que je peux faire.
— Oh, j’en suis sûre, Sato-san. Vous êtes toujours gentil avec Mère-Grand et Mère-Grand est gentille avec vous. La puce contient aussi quelques petites choses qui affaibliraient dangereusement Atreus si elles tombaient entre de mauvaises mains.
Sato sourit, Mère-Grand était transparente et les mauvaises mains, cette fois-ci, seraient celles de Sato.
Il consoliderait sa position et mettrait en œuvre les plans de Mère-Grand.
Il ne laisserait pas passer cette occasion.