Janice Verner était furieuse.
Une fois de plus, elle s’était laissée aller à croire une promesse. Une fois de plus, elle avait fait confiance. Combien faudrait-il de trahisons pour qu’elle apprenne enfin ?
Lorsque son corps avait changé pour la première fois, elle aurait dû comprendre. Surtout quand son petit ami, Ken, avait soudain fait comme si elle n’avait jamais existé. Où était passé son bel amour ? Elle était la même personne, à l’intérieur… L’aimait-il seulement pour son corps ? Et si oui, pourquoi toutes ces promesses ? Pourquoi lui avait-il menti ?
Elle aurait dû laisser mourir son cœur à ce moment-là. Pourtant, elle s’était fait avoir, encore. Dans son exil, Hugh Glass était venu. Ses traits elfiques étaient beaux, et elle avait été assez naïve pour le penser sincère. Elle voulait croire qu’elle n’avait pas changé, que son âme était toujours belle… Et il lui avait fait croire qu’il était sensible à cette beauté.
Ensemble, ils avaient prévu de quitter Yomi. Ils avaient ri en pensant à la vie qu’ils se construiraient loin des norms, à Yakkut, en Amazonie, ou dans son Irlande natale. Rirait bien qui rirait le dernier. Peu après leur fuite de l’île, Hugh l’avait abandonnée à Hong Kong.
Et le corps de Janice avait encore changé. C’était venu si vite après le départ de Hugh qu’elle avait presque cru qu’il s’agissait d’une punition pour sa bêtise. S’il n’y avait pas eu Dan Shiroi, elle aurait sombré dans le désespoir. Mais Dan l’avait trouvée et sortie de Hong Kong. De tous les hommes qui avaient traversé sa vie, seul Dan avait été sincère.
Alors, pourquoi refuser de devenir comme lui ?
Janice n’avait pas besoin de regarder ses griffes et ses crocs pour répondre. Elle pouvait sentir la bête en elle, et la faim. La faim qui était toujours présente maintenant, même dans ses rêves. Parfois, lorsque la sensation de vide se faisait particulièrement intense, Hugh venait à elle. Souriant de son merveilleux sourire elfique, il lui disait de se satisfaire. Il lui offrait un choix de corps… Mais tous avaient le visage de Ken, du moins au début du rêve.
Juste avant qu’elle ne lui arrache sa gorge mensongère, le visage de Ken devenait celui d’un autre. Parfois son père, parfois sa mère, parfois l’un de ses frères… Mais le plus souvent un inconnu, un norm terrifié. Pourtant, elle avait résisté. Peut-être hésitait-elle parce que, dans ses rêves, c’était Hugh qui insistait pour qu’elle se laisse aller…
Après tout, elle n’avait aucune raison de lui complaire. Et elle se souvenait aussi des derniers mots de Dan. Chaque jour, cependant, elle se sentait plus proche de craquer.
Pourquoi avait-elle quitté la cabane de Dan ?
Pour une autre promesse creuse, pour un autre rêve brisé. Son frère était venu et lui avait dit qu’elle pourrait changer. Redevenir ce qu’elle était. Etait-ce digne ?
Dan semblait heureux comme il était. Ne devait-elle pas tenter d’en faire autant ?
Une saute de vent lui porta une faible odeur d’homme. Il la suivait depuis deux jours, et elle était trop lasse pour continuer à se cacher.
— Fiche le camp. Fantôme. Je ne veux pas te manger.
Il abandonna sa cachette et s’accroupit, juste hors de portée. Il restait prudent. Pour un homme, il était honnête.
— Je n’aime pas trop cette idée, moi non plus, dit-il.
— Alors va-t’en.
— Sam m’a demandé de veiller sur toi.
Elle rit, amère.
— Sam est parti apprendre de jolis petits sorts. Qu’est-ce que cela a à voir avec moi ? Les norms se moquent bien des boules de poils !
Fantôme tourna la tête et cracha dans les buissons.
— Il est Chien. Il n’abandonnera pas.
— Et quand bien même… Qu’est-ce que tu fais là ?
— Chiens et Loups ont beaucoup en commun.
— Pas vraiment Les loups sont des prédateurs.
Il sourit
— C’est vrai.
— Et les prédateurs doivent manger.
Elle lui montra les crocs, mais il ne bougea pas d’un pouce.
— Il y a de la viande dans les bois.
— Les animaux n’ont pas bon goût soupira-t-elle. Et ils ne sont pas nourrissants.
Il garda le silence plusieurs minutes avant de reprendre :
— Quand ils partaient pour une quête spirituelle, mes ancêtres demeuraient des jours sans manger. Leurs esprits étaient forts. Nous savons que la magie qu’ils cherchaient à cette époque était impossible à découvrir. Cela ne les a jamais arrêtés. Toi, tu attends en sachant que la magie peut être trouvée. Si Sam échoue, tu ne seras pas plus déçue que mes ancêtres. Es-tu forte, chaman Loup ?
Elle le regarda. Un humain, un norm. Malgré toutes ses améliorations cybernétiques, ce n’était qu’un homme. Il ne connaissait rien à la magie. Son corps ne connaîtrait jamais les délicieux élancements de la faim. Qui était-il pour oser l’interroger ?
Etait-elle forte ?
Elle aurait aimé le savoir.
* * *
L’Arcologie de Renraku était une cité sous un toit, une pyramide géante qui abritait quarante mille personnes, ajoutées à des galeries marchandes et des bureaux. Comme tous les bâtiments, l'Arcologie avait ses coins négligés, oubliés. En tant que kansayaku, Hohiro Sato les connaissait. Il s’en était approprié plusieurs.
Le Bureau de l’Augmentation Localisée des Segments – Surveillance, Protection et Cadastre – en faisait partie. En temps normal, Sato l’ignorait. Il s’y intéressait quand un de ses chiens de garde lui signalait quelque chose d’intéressant Et aujourd’hui, le gérant du BALS SuProCa avait demandé une entrevue.
Sato était l’incarnation locale du pouvoir absolu d’Inazo Aneki, fondateur et patriarche de Renraku Corporation. Sur les sujets importants, sa position le rendait plus puissant que Sherman Huang, le président de Renraku Amérique. Huang était le roi de l’Arcologie, mais Sato incarnait le pouvoir caché derrière le trône.
La structure de l’organisation autorisait un cadre inférieur à demander une audience au kansayaku. En pratique, cela ne se produisait presque jamais. Et lorsque c’était le cas, l’inférieur se présentait devant son chef. Aujourd’hui, Sato se tenait devant la porte du BALS SuProCa.
La demande d’entrevue cachait une convocation.
Sato contempla les petites lettres de la plaque posée sur la porte. Si la convocation était vraiment venue de la personne qui gérait ce bureau, il ne se serait pas dérangé. Mais tel n’était pas le cas. D’un geste, il autorisa Akabo à ouvrir la porte.
Une seule personne se trouvait dans l’immense pièce, perdue au milieu d’une multitude de postes de travail et de bureaux. L’éclairage était réglé de façon à illuminer le seul siège occupé.
Hachiko Ieno leva les yeux et sourit lorsque Sato et ses gardes du corps entrèrent.
La directrice du bureau était petite et mince. Elle aurait été belle, n’était sa peau flasque couverte de plaques et de poils noirs. Au Japon, elle aurait été bannie sur l’île de Yomi, où les Eveillés vivaient à l’écart de la population ordinaire. Mais elle n’était-pas au Japon. Ieno pouvait marcher dans la rue, dîner dans presque tous les restaurants. Pas de censure, du moins officielle. Bien sûr, il y avait les mesquineries, le racisme quotidien. Toutefois Ieno ne risquait rien. Un éclair de ses yeux monochromes suffisait à faire taire les rieurs. Son regard de prédateur donnait la chair de poule. Elle était un des rares Eveillés dont les facultés, déjà surhumaines, étaient améliorées par des modifications cybernétiques. Il aurait fallu être fou, suicidaire ou considérablement amélioré pour s’en prendre à elle…
— Konichiwa, Sato-san.
— Ohayo, répondit-il simplement. Que voulez-vous ?
Elle sourit.
— Moi ? Je ne suis qu’un messager.
Son air de fausse humilité était offensant.
— Alors donnez-moi votre message.
— Voici.
Elle tapa quelque chose sur sa console, puis étudia l’écran, comme pour se rafraîchir la mémoire.
— Un objet d’une certaine valeur a été remarqué ici, à Seattle. Je me suis laissée dire qu’il ferait un beau cadeau pour votre grand-mère.
Ce n’était pas le genre de requête à laquelle il s’attendait…
— Ma… grand-mère a des moyens. Elle peut l’acheter elle-même… Ou engager quelqu’un pour le faire à sa place. J’ai déjà beaucoup œuvré cette année. A moins que l’objet ait un rapport avec les malheureuses pertes de l’année dernière ?
— C’est par affection pour vous que votre grand-mère vous demande ce service, Sato-San. Elle a pris les mesures nécessaires pour s’assurer de l’acquisition, mais elle pense que vous seriez déçu de ne pas être impliqué. Il se trouve que le propriétaire de l’objet est une personne liée aux événements de l’année dernière. Vous aurez ainsi l’occasion de régler une affaire pendante tout en faisant plaisir à votre parente.
Il y avait sans doute bien plus, mais Sato ne pourrait l’apprendre qu’en jouant le jeu. Mère-Grand avait l’air de désirer fortement cet objet…
— Sa gratitude irait-elle jusqu’à oublier les dettes en cours ?
Ieno gloussa, un son étrange qui fit penser à un enfant en train de s’étrangler.
— Qui sait ? Elle sera si heureuse du cadeau… Même pour mon humble rôle, j’attends une généreuse récompense.
Mais tu n’es qu’un pion, songea-t-il. Moi, je peux tout perdre.
— Ma parente ne s’attend pas à ce que je compromette ma position en cherchant cet objet ?
Avec un peu d’imagination, le rictus de Ieno pouvait passer pour un sourire.
— Non, naturellement. Mais elle souhaite que vous vous intéressiez de très près à la question.
— Je vois.
Et c’était vrai. Il se sentait inspiré. L’insistance de son agent trahissait Mère-Grand. Quelque chose d’assez important pour qu’elle essaye de le mobiliser méritait qu’on le possède. Ce « cadeau » suffirait peut-être à le libérer de son influence. Car il ne serait jamais assez bête pour se fier à son honneur et à sa gratitude…
Il valait mieux trouver un moyen de pression. En définitive, ce serait lui qui donnerait les ordres. Il avait déjà attendu trop longtemps.
— Un homme bien élevé ne saurait refuser une requête venant de sa très honorée grand-mère. Donnez-moi les détails…