Sam souriait en chantant.
Les doigts joints, les danseurs frappaient le sol. Leurs bras se balançaient, lumineux arcs de cercles.
Peu à peu, le rythme s’accélérait.
* * *
Neko Noguchi était un solitaire, et il voulait le rester.
Du moins dans le travail. Parce qu’un associé, ça avait la fâcheuse habitude d’être toujours au mauvais endroit au mauvais moment.
Seul, on savait toujours où on en était. Neko était encore assez neuf dans le biz, mais si jeune que soit sa réputation, elle était sans tache.
Et c’était celle d’un solo.
Alors pourquoi est-ce que ce foutu elfe et ses partenaires lui avaient envoyé cette gonzesse ?
Son nom de code était Striper. Sûrement plus proche de la réalité que l’identité portée sur ses papiers. La jeune femme bougeait avec la grâce et l’efficacité d’un félin, et avait scrupuleusement suivi les protocoles de rencontre. Une pro, ainsi que le prouvaient sa démarche, l’adroite dissimulation de ses armes et la rapidité de ses réactions. Les informations que Neko avait achetées à Cog disaient seulement qu’elle était « forte ».
Il n’avait vu aucun signe d’implants cybernétiques. Elle devait tripoter la magie. Et la magie, de l’avis de Neko, ce n’était pas fiable.
Si le boulot était fait correctement, il n’y aurait nul besoin de recourir à la manière forte. Les références de Neko étaient excellentes, et les recherches qu’il avait menées pour l’elfe s’étaient toutes conclues de manière satisfaisante.
Pourquoi cette fille était-elle là ?
— Par précaution.
Neko sursauta, et Striper lui adressa un sourire désarmant. Bien que la pièce soit peu éclairée, la jeune femme portait des lunettes aux verres chromés, à la dernière mode. Ça énervait le shadowrunner. Il aurait bien voulu voir l’expression de ses yeux.
Elle reprit :
— Tu avais l’air de te demander les raisons de ma présence ici. Ne t’inquiète pas. Je suis juste là pour servir de renfort en cas de problème.
— Je n’ai pas besoin de renfort !
Elle émit un petit rire. Sa voix était rauque et envoûtante :
— Les hommes de Han peuvent être dangereux.
— Je m’en occuperai tout seul.
— J’ai hâte de voir ça.
Il commençait à en avoir assez.
— Bon, écoute, dit-elle avant qu’il profère quelque chose de désagréable. J’ai pris un contrat. Je ne vais pas le laisser tomber à cause de ton ego.
— Il ne me fait pas confiance.
Elle prit un fin cigarillo et l’alluma.
— Je n’ai jamais dit ça.
— Les paroles ne sont pas nécessaires. Ta présence suffit.
— Si tu le dis.
— Et si je te laissais derrière ?
— Tu cours. Je cours plus vite.
Ainsi, elle pensait vraiment qu’il ne pourrait pas lui échapper. Hong Kong était son territoire, pas le sien. Enfin. Jusqu’à ce qu’il sache de quoi elle était capable, il devait être prudent.
— J’espère au moins que tu es briefée sur la mission.
— Ils ont peut-être oublié quelque chose. Recommence.
— Je vais faire court, répondit-il. (Il savait qu’elle le testait et il n’aimait pas ça. Mais ça faisait partie du boulot.) Nous nous rendons à Kungshu. C’est là que se trouve Han. Un homme riche, puissant, qui rêve de réunifier la Chine… sous son autorité. Il est au mieux avec un des nouveaux seigneurs de la guerre et a engagé récemment un conseiller, un mage connu sous le nom de Nightfall. Celui-ci se targue de connaître certains des secrets de l’ancien régime Sui. Pour prouver ses dires, il a appris à Han que ses terres abritaient un complexe de missiles armés de têtes nucléaires.
— Il va les utiliser ?
— Tu utilises un canon pour chasser un rat ?
— Non, répondit Striper.
— Lui non plus. Il garde les missiles en réserve. Il attend le moment où ils pourront lui servir à améliorer sa position.
— Il ne peut pas attendre éternellement, dit-elle en tirant sur son cigarillo. Quand les infos vont circuler, les corpos vont vouloir récupérer les missiles.
— Et comment. C’est pour cela que nous allons les neutraliser. Tu as tout ce qu’il faut ?
Elle tapota sur la sacoche qui se trouvait à côté d’elle.
— Tu as préparé un plan d’action ?
Bien sûr, il avait préparé un plan. Mais avant de travailler avec elle, il voulait en savoir plus.
— Prends le télécom et vérifie les données sur la mission. Tu trouveras peut-être quelque chose qui m’a échappé.
Ils mirent au point les derniers détails, et Neko dut s’avouer impressionné. Avoir une telle partenaire pourrait se révéler utile.
Si elle était aussi efficace qu’elle se vantait de l’être.
* * *
Les danseurs battaient le rythme à l’unisson, leurs pieds soulevant des nuages de poussière sèche. La terre se réveillait.
* * *
Urdli embrassa du regard le paysage africain. Ce pays avait été agréable, autrefois. Une savane luxuriante. Bien sûr, il avait souvent souffert de la sécheresse. Mais la vie était apparue. Aujourd’hui la terre était déserte et craquelée.
La vie ne reviendrait plus.
— Pourquoi nous ? soupira Estios. Je préférerais dix fois faire partie d’une des missions d’assaut.
Urdli leva les yeux au ciel.
— Nous sommes ici parce qu’il le faut. Je suis le choix évident.
Le roc et le sable lui rappelaient son pays. Les animaux qu’il voyait là étaient différents. Quelle importance ? Le roc était le roc et les animaux seraient éphémères.
Même Estios était éphémère.
— Quant à toi, continua Urdli, je ne sais pas pourquoi tu es là. Je n’ai pas besoin d’aide. Mais le chaman Chien l’a peut-être fait exprès pour t’ennuyer…
— Il espère que je me ferait tuer, dit sombrement Estios.
— Cette mission n’est pas dangereuse. Si elle l’avait été, j’aurais insisté pour emmener un commando.
— Et Arachné ?
Urdli soupira.
— Un incident est toujours possible. Mais tu es un magicien confirmé, et je ne suis pas un débutant. Il faudrait une force importante pour nous arrêter. Je ne pense pas qu’Arachné mobilise ses troupes pour nous. Elle a d’autres chats à fouetter.
Estios lui jeta un regard légèrement méprisant.
— Verner par exemple. Tant qu’à faire, autant que ce soit les autres qui trinquent, n’est-ce pas ?
— Dans le plan astral, le danger représenté par Arachné n’est pas encore majeur. N’attirons pas son attention. La rapidité et la discrétion sont dans l’immédiat nos meilleurs atouts. Même si cela implique que les vrais combats soient, pour l’instant, menés par d’autres.
— Si nous rencontrons quelqu’un, adieu la discrétion. Pourquoi ne marchons-nous pas à travers la terre ?
Urdli fronça les sourcils. Il n’avait pas l’intention d’exposer ses faiblesses à son compagnon.
— Le temps n’est pas venu.
Ils avancèrent en silence.
Urdli huma l’air avec satisfaction. Il avait ses propres informations, et celles-ci lui disaient que les plans d’Arachné n’étaient pas aussi avancés que les autres le croyaient. Les shadowrunners de Sam auraient pu prendre le temps de mieux préparer leurs attaques.
Mais il n’avait pas l’intention de les prévenir. Que cet arrogant chaman et ses hommes en bavent un peu. Cela ne leur ferait pas de mal.
Estios l’observait.
— Vous paraissez amusé…
— Je le suis. Je pensais que le chaman Chien exigerait de moi une part plus active dans cette guerre.
— Au lieu de cela, la mission qu’il nous a attribuée est des plus simples.
— C’est exact Le problème sera rapidement réglé. Et nous serons libres d’agir à notre convenance.
— Ainsi, Sam Verner vous a sous-estimé. Je comprends que cela vous amuse.
Urdli émit un petit rire énigmatique. Sam n’avait pas été pas le seul.