8

L’endroit était désert et mort.

Sous sa forme astrale, Sam ne voyait que la lueur pâle des lichens et des mousses tapissant le sol glacé. Aucune forme de vie plus complexe, aucune trace humaine. L’été n’amenait pas de chaleur dans cette région glaciale et inhabitée.

Il avança, flottant lentement au-dessus d’une zone aride. Au loin, soudain, une faible étincelle de vie. Une étincelle familière. Il vola vers elle.

L’aura particulière du wendigo…, les nuances de son enveloppe…

— Janice.

La forme accroupie ne fit aucun mouvement, mais son aura n’était pas faible. Sam se sentit soulagé. Il n’était pas trop tard. Janice était vivante et la malédiction n’avait pas encore fait son œuvre.

En projection astrale, ses mots n’atteignaient pas le plan physique. Il modifia ses perceptions comme Hart le lui avait appris, créant une image fantomatique discernable par des yeux ordinaires.

— Janice.

La montagne de fourrure remua. Les muscles massifs se contractèrent et Sam aperçut une patte sombre, terminée par des griffes brillantes.

— Janice.

Un mouvement encore. Une tache noire : son visage. Elle ouvrit un œil, rouge comme de la braise.

— J’ai entendu.

La voix caverneuse le surprit. Mais les intonations, l’énervement, lui étaient familiers. Janice n’avait jamais apprécié les réveils en sursaut.

— Qui est l’inconscient qui me dérange ?

— C’est moi, Janice. Sam, ton frère.

— Va-t’en ! grogna-t-elle, se retournant brusquement. Je n’ai pas de frère !

— Je ne partirai pas. Janice…, tu es ma sœur. Ne me rejette pas.

— Je n’ai pas de famille. Tu t’en es chargé… Souviens-toi !

Les deux yeux rouges le fixaient à présent, mais Sam ne réagit pas. Ce n’était pas sa faute s’ils étaient orphelins. Il n’était pas responsable des émeutes…

— Je suis tout ce qui te reste, Janice.

— Il n’y a plus de Janice. Janice n’est plus rien, n’appartient plus à rien. Le peu qui en restait avait trouvé quelqu’un qui s’occupait d’elle. Quelqu’un qui ne s’était pas caché, quelqu’un qui ne l’avait pas rejetée en apprenant ce qu’elle était devenue. Mais ce quelqu’un est mort à présent. Tu ne te souviens pas ?

— Hyde-White t’a…

— Dan Shiroi ! hurla-t-elle.

Elle se redressa, le dominant de sa stature imposante.

Sam soupira. Elle se raccrochait à l’image de ce wendigo comme à celle d’un protecteur. Elle était encore sous son influence.

— Dan ne montrait pas son vrai visage. C’était un menteur et un tueur. Il s’était laissé consumer par sa nature de wendigo. Janice… Je dis la vérité. Au fond de toi, tu le sais.

— Tu l’as tué, répondit-elle froidement.

— J’ai juré un jour de ne jamais prendre la vie d’un innocent et je n’ai pas renié ma parole. Dan n’était pas un innocent, c’était un assassin. Il t’aurait modelée à son image. Je n’avais pas le choix. C’était le seul moyen de te sauver.

— Je ne voulais pas que tu me sauves ! Dan m’aimait !

Sam ferma les yeux, laissant les souvenirs affluer. Dan Shiroi mourant, s’interposant entre Janice et lui…

— Peut-être… Mais il n’est devenu digne de ton amour qu’à sa mort. Dan connaissait le danger que ton âme courait. Il était trop tard pour lui, mais il t’a donné une chance de changer… Tu dis qu’il t’aimait. Je t’aime aussi. Je veux te libérer de cette malédiction. Je suis venu te dire qu’il y a de l’espoir. Nous allons accomplir un rituel pour te sauver. Tu dois venir au Mont Ramier.

— Me sauver ? (Elle souleva ses babines, découvrant ses crocs dans ce qui pouvait, au choix, être interprété comme un rictus ou un sourire.) C’est trop tard. Où étais-tu quand ils m’ont transférée à Yomi ?

— Je l’ai appris trop tard. Ils ne voulaient pas que je te voie. J’ai tout tenté pour te retrouver…

— Mais tu n’as pas réussi. Et tu m’as arraché ce qui comptait le plus…

— J’ai fait ce qui devait être fait.

Elle se détourna.

— Je reste ici.

— Tu restes ici ? demanda Sam, effaré. Mais pourquoi ? Rien ne te retient ! Je t’offre une chance de retrouver ta vie !

Il essaya de la prendre par les épaules, de la secouer, mais ses mains fantomatiques la traversèrent. Elle se retourna et le regarda dans les yeux.

— Tu ne comprends pas. Ta précieuse petite sœur est morte. Elle a été remplacée par ASN1778, qui a été transférée sur Yomi et a tenté de se construire une nouvelle vie. Puis je suis morte à nouveau… Abandonnée, comme Janice Verner. Pourquoi désirerais-je retrouver une de ces deux existences ? J’étais heureuse, et tu m’as tout pris.

— Tu n’étais pas heureuse. Tu étais ensorcelée par les fausses promesses du wendigo.

— De quel droit juges-tu ! De quel droit prétends-tu savoir mieux que moi ce que je ressens !

— Je connais la sœur avec qui j’ai grandi. Je connais les parents qui l’ont élevée. Comment crois-tu qu’ils jugeraient un être succombant aux passions sanglantes du wendigo ? Je sais combien tu souffres. N’abandonne pas, Janice. Pas maintenant. Pas si près du but.

— Je ne veux pas d’espoir. Je veux juste la paix.

— Le wendigo ne t’apportera pas le repos.

Elle soupira bruyamment. Ses yeux se perdirent sur l’horizon.

— Ici, tout n’est que paix.

Sam regarda autour de lui. Les émotions tourbillonnaient autour de lui, visibles, palpables. L’air était empli de désespoir, de tristesse, de mépris et de haine.

— Tu te trompes, Janice. Tu ne trouveras rien ici.

— Non. C’est toi qui te trompes, Sam ! Je suis en sécurité. Dan se réfugiait ici quand sa magie n’était pas assez puissante pour lui permettre de marcher parmi les humains. Ici, je ne suis pas torturée par la faim. Ici je peux dormir d’un sommeil sans rêves. Aussi longtemps que j’y reste, toi et les tiens n’avez rien à craindre de moi.

— Tu as peur, comprit Sam brusquement. Elle grogna en retour.

— Quel est ton totem, Janice ? Souris ?

— Je n’ai pas de totem.

— C’est faux. Ta transformation en wendigo t’a éveillée. Le pouvoir des wendigos se développe de façon chamanique. Dan Shiroi était un chaman, et il t’a enseigné les voies… J’ai vu ta magie à l’œuvre ! Tu ne peux pas faire cela sans totem.

— Laisse Dan en dehors de tout cela, grogna-t-elle.

— Quel est ton totem ?

— Loup, répondit-elle enfin.

— Loup ? Loup n’est pas un totem de lâche. Es-tu sûre que tu ne focalises pas à travers Autruche ? Cela te conviendrait mieux. Tu n’es pas digne de Loup.

— Loup me comprend.

— Loup doit être dégoûté par ta faiblesse.

— Si tu ne veux pas sentir ma force, va-t’en. Maintenant

— Je ne partirai pas sans toi.

Elle le regarda en grognant Ses yeux irradiaient. Sam était glacé, comme une souris dans les serres d’un faucon. Etait-il allé trop loin ?

Elle se tendit brusquement et, par réflexe, il fit un pas en arrière, oubliant que son corps astral était invulnérable aux dommages physiques. Janice arrêta de grogner et se mit à rire, d’un rire cassant sans trace d’humour.

— Vas-tu assumer ce que je fais, ce que je suis, à ma place ?

Il n’avait droit qu’à une réponse. Pouvait-il la faire ? Ne s’était-il pas depuis longtemps décidé ?

— Oui.

— Je te reconnais bien, mon frère, inconscient, absurde… Chacun est responsable de ses actes. Ne l’as-tu pas appris ?

— Dans une famille, chacun est responsable des actes et du bien-être des autres.

— Très japonais. Je pensais que tu abandonnerais ta fascination pour cette culture…

— Je n’ai pas abandonné ma sœur. Viendras-tu ou non ?

— Qu’est-ce que j’ai à perdre ? dit-elle finalement haussant les épaules. Et puis tu m’en as trop dit. Je ne pourrais plus reposer en paix.

— Il n’y a pas de paix ici.

— Tu sais tellement peu de choses, dit-elle doucement.

— Tu retrouveras la paix quand le rituel t’aura transformée.

— Je n’aurai sûrement pas de paix avant que tu danses…

Il y avait quelque chose d’indéfinissable dans le ton de Janice. Sam haussa les épaules, repoussant le mauvais pressentiment qui l’assaillait.

— Hart nous a préparé un avion. L’ordinateur pilotera…, tout a été prévu. Tu n’as qu’à monter à bord, t’asseoir et profiter du voyage.

— Pas de pilote ? demanda-t-elle, avec un sourire qui le mit mal à l’aise. Peur que je le dévore ?

— Moins il y aura de personnes au courant de ton entrée dans le Conseil Salish-Shide, mieux ça vaudra. Les wendigos sont mis à prix.

— Ainsi que ceux qui les aident et les protègent, ajouta-t-elle.

Comme s’il ne le savait pas…