Dodger déconnecta son cyberdeck.
D’ordinaire, l’hallucination consensuelle par laquelle les deckers géraient la complexité et la rapidité de la Matrice était utile. Mais son enquête était tout sauf ordinaire, et son modus operandi habituel avait atteint ses limites. Pour comprendre les changements qu’il avait observés dans certaines icônes, il lui faudrait travailler avec de vrais chiffres et du code machine. Dodger suspectait la patte de l’IA. Il l’avait déjà vue à l’œuvre dans la Matrice de Renraku. Il savait ce qu’elle était capable de faire.
Elle était là, quelque part.
Des heures durant, il étudia les données copiées pendant son incursion. Il se connectait régulièrement à la Matrice, effectuant de très courtes recherches. Sa dernière tasse de sojkaf refroidit, rejoignant les rangs d’une dizaine de récipients délaissés. Sa nuque lui faisait mal. Chaque piste offrait de nouvelles possibilités, chaque chemin le laissait frustré, irrité, mais fasciné.
Absorbé dans son travail, il n’entendit pas tout de suite le télécom.
Il tapa rageusement sur les touches. Ce n’était pas le moment qu’on le dérange.
Le télécom continuait de biper.
Celui qui voulait le joindre insistait. Il soupira. Il était dans une impasse, le sojkaf était froid… Frappant la touche « sauvegarde » de son cyberdeck, il prit l’appel.
L’écran s’illumina et le visage mince et inquiet de Teresa O’Connor apparut. Dodger se crispa. Teresa le dérangeait. De plus, comme à chaque fois qu’il voyait la jeune femme, des souvenirs resurgissaient. Il était vulnérable et il le savait…
— Dodger ? Tu as l’air épuisé.
— Ah, belle dame… Bonne journée à toi. Je pensais que tu ne voulais plus me parler ?
— Je n’ai jamais dit ça !
— Tu as pourtant clairement fait ton choix, en quittant Londres avec Estios. Il se porte bien, je présume ?
— Il fait des progrès quotidiens. Il a déjà arrêté de casser les assiettes à la seule mention de ton nom.
— Je ne suis pas spécialement gracieux, c’est vrai. Mais je reste persuadé que ton influence a contribué à apaiser sa fureur. Est-il gentil ?
— Dodger…. je ne veux pas parler d’Estios avec toi.
— Très bien, belle dame. A mon habitude, je ne peux te refuser une faveur.
— Arrête tes conneries, Dodger, dit-elle calmement. Nous savons tous deux ce qu’il en est.
Dodger ignora délibérément l’invite. Il ne voulait pas discuter de leur relation. Il ne voulait plus entendre parler du passé, moins encore de ce qui aurait pu être…
— C’est toi qui as appelé, gente dame. La situation doit être grave, et je t’écoute. Mais si le problème n’est point majeur, je te saurais gré de ne pas me déranger plus avant. D’autres problèmes me pressent.
— J’espère que Twist n’y est pas impliqué, répondit-elle froidement.
— Pourquoi ? (Elle garda le silence ; Dodger sentit une sourde inquiétude l’envahir.) Je t’en prie, explique-toi.
— Ton ami a des ennuis sérieux.
C’était Estios. Il ne pouvait s’agir que de ce fils de rien… Comment avait-il appris ce que préparait Sam ? Il avait juré la mort de Janice, simplement parce qu’elle était wendigo. Allait-il interrompre le rituel ?
— Comment a-t-il su ?
Teresa le regarda avec surprise :
— Tu es déjà au courant ?
— Bien sûr que… Ce n’est pas Estios ? De qui parles-tu, Teresa ?
L’elfe se passa la langue sur ses dents, un tic qui rappela à Dodger des souvenirs agréables.
— Je préfère ne pas le nommer, dit-elle. Surtout sur cette ligne. Disons qu’il s’agit d’un vieil ami du professeur.
Dodger avait eu plus que son lot des vieux amis du professeur. La plupart du temps, ceux-ci n’amenaient que des ennuis…, même, ou surtout, quand ils étaient dans le bon camp.
— Raconte-moi…
— Cette, heu… personne… est persuadée que Twist lui a volé quelque chose. Une sorte de pierre magique. Je ne connais pas les détails, mais toute l’histoire tourne autour d’un objet qui serait sorti d’un puits… Je ne suis pas tout à fait sûre… mais je crains que cet homme veuille tuer Twist dès qu’il mettra la main dessus. C’est une question d’honneur…
Des pierres magiques, des puits. Tout ça ne lui disait rien qui vaille. Cela puait la magie, ainsi que d’autres choses. Comme d’habitude, Sam Verner avait marché dans la bouse et s’y était enfoncé jusqu’au cou.
— Pourrais-tu me décrire ce gentilhomme ? Que je le reconnaisse si je venais à le voir ?
— Ici ? Il est australien, je ne peux pas t’en dire plus. Je vais t’envoyer un dossier. Mais bouge-toi, mon vieux. Il vient de s’envoler pour Seattle.
La première bonne nouvelle de la conversation.
— Dommage… Il part dans la mauvaise direction. Twist a quelques affaires en cours et vient de quitter le plexe.
— Cet homme n’abandonnera pas.
— Ils n’abandonnent jamais. Mais ne crains rien, je transmettrai ton message à Twist.
— Sois prudent, Dodger. Il n’a aucun respect pour ceux qui se mettent en travers de son chemin.
Elle semblait sincère. Mais pourquoi s’inquiétait-elle ? Elle avait fait son choix, et ce n’était pas lui…
— Ton inquiétude me touche, gente dame. Connaissant les vieux amis du professeur, je serai extrêmement prudent. Twist sera prévenu ce soir.