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Les vieux chamans formèrent un cercle autour de l’arbre de vie.

Coyote Hurlant fit signe à Sam, qui accéléra la cadence. Les chamans suivaient le rythme, frappant dans les mains. Le cercle intérieur commença à danser.

Les préliminaires touchaient à leur fin.

* * *

Janice étudia le petit groupe rassemblé au pied de la colline.

Quatre humains et trois orks. Tous, à l’exception de Fantôme, lui étaient inconnus. Elle savait leurs noms, elle était au courant de leurs capacités, mais elle ne les connaissait pas.

Pouvait-elle leur faire confiance ?

Pouvait-elle se faire confiance ?

Depuis une semaine, Fantôme était le seul humain qu’elle ait approché. Elle avait réfréné ses instincts parce qu’il suivait Loup, parce qu’il était de sa bande. Elle avait appris à le connaître. Bien sûr, il était cyber-modifié, c’était un tireur d’élite et un guerrier farouche. Il aurait pu la blesser sérieusement si elle l’avait attaqué. Mais ce n’était pas là la seule raison de sa retenue.

Du moins priait-elle pour que ce ne soit pas la seule…

Mais les autres… Ils étaient différents. Orks ou humains, ils ne faisaient pas partie de sa bande.

Si l’un d’eux restait en arrière et relâchait son attention, elle pourrait peut-être…

Elle pourrait quoi ?

Son estomac hurla la réponse. Se retournant, Janice empoigna la gigue de daim et enfonça ses crocs dans la chair. Mais les fluides ne firent rien pour calmer sa faim. Elle cracha la viande cartonneuse et fade.

Elle ne savait pas combien de temps elle pourrait encore tenir. Et alors ? Dan Shiroi était à l’aise dans sa vie. Il lui avait appris que les humains étaient des proies pour sa race. Comme les lapins pour les loups. Sam avait dit qu’après cette mission, il reprendrait le rituel. Qu’il la retransformerait en humaine. Pouvait-elle le croire ? Pouvait-elle espérer ?

En avait-elle envie ?

Quels que soient ses doutes, elle avait donné sa parole. En cela, elle était encore comme son frère. Elle faciliterait au mieux le travail de Sam. Et après ?

Après, advienne que pourra.

Se levant, elle descendit vers les shadowrunners. Elle marchait lentement, prenant garde à ne pas montrer ses crocs. Elle savait que sa taille était intimidante. Elle faisait presque un mètre de plus que le plus grand d’entre eux, et elle était une fois et demie plus imposante que le plus gros des orks, qui s’appelait Kham.

Malgré toutes ses précautions, elle sentit leur peur monter. Ils tentaient de la camoufler, le plus souvent avec succès, mais elle la sentait. Surtout chez Kham.

Celui-ci se redressa, actionnant nerveusement sa main cybernétique. Fantôme lui avait expliqué que c’était l’héritage d’une ancienne mission avec Sam, où l’ork avait failli se faire tuer. Lui en tenait-il encore rigueur ?

Il leva la tête et l’étudia méticuleusement.

— Tu n’es pas un sasquatch.

Elle ne pouvait le nier.

— Non.

— Qu’est-ce que t’es alors ?

— Tu ne veux pas le savoir.

— Dommage que tu ne sois pas un ork, dit-il, à moitié sincère. Nous autres orks, on est solides et on a de la gueule. Si tu étais ork, tu n’aurais pas à te cacher toute seule dans les bois.

— J’étais une ork avant, cracha-t-elle. Je n’aimais pas, alors j’ai changé.

Il recula et la regarda quelques secondes. Le silence s’était abattu comme une chape de plomb. Kham réfléchissait intensément. Il dut parvenir à une conclusion et se relaxa :

— Tu dois être sa sœur, alors. J’ai entendu beaucoup de mal sur Yomi. C’était là que tu étais, hein ? Ils ont le virus là-bas. C’est ça qui arrive quand un ork attrape le virus ? ~

Le visage de Hugh Class lui apparut soudain. Elle se souvenait de sa peur, des chasseurs, de sa jambe ouverte. Des ténèbres, de la douleur et de la faim.

Elle rejeta ce cauchemar. Elle ne voulait plus jamais en entendre parler.

— Il n’y a pas de virus.

— Bon…, on n’est pas là pour discuter, dit Fantôme, s’interposant.

L’ork qui portait des datajacks posa la main sur son oreille :

— La couverture Matrice dit que nous avons vingt minutes à partir du top. Nous devrons être à bord du sous-marin avant. Attention… Top.

— Parfaitement à l’heure, dit Tsung. On n’est pas payés tant que c’est pas fini, alors on se bouge.

— C’est pas le genre des oreilles pointues d’être à l’heure, grogna Kham.

— Même Dodger fait parfois les choses bien, répondit Tsung.

Ils couvrirent rapidement la bande de forêt qui les séparait de Gaeatronics. Les guerriers de Fantôme étaient déjà partis nettoyer la zone. L’un d’entre eux les rejoignit à la clôture extérieure. Ils percèrent un trou et passèrent à travers. Derrière eux, l’Indien commençait déjà à reboucher la brèche.

Quand ils découvrirent le Searaven, il leur restait trois minutes.

Le Searaven était un ancien submersible utilisé pour les constructions en bas fonds, et reconverti en sous-marin de transport. Une soute pressurisée pour les passagers avait été ajoutée sous la carlingue et donnait à l’ensemble l’air d’une grosse guêpe. La cabine était pourvue d’un sas d’amarrage qui lui permettait de se lier à d’autres structures, des submersibles ou des stations sous-marines.

Janice détestait l’eau. Elle n’aimait pas non plus l’aspect du submersible. Il y ferait froid et sombre, comme dans une tombe. Elle hésita. Fantôme l’observait attentivement.

— Un problème ?

— Qui conduit ce machin ? demanda-t-elle pour cacher sa peur.

— Rabo. Un excellent interface.

— Ouais… (Rabo, monté le premier à bord, était déjà connecté.) Les orks ne sont pas les plus mauvais pilotes.

Kham observait Janice.

— Une balèze comme toi n’aurait pas peur de descendre au fond, hein ?

— Je n’aime pas l’eau et je n’aime pas les endroits exigus, réussit-elle à articuler.

— Ben on sera deux, dit Kham en riant.

Il disparut par l’écoutille.

— Dépêche-toi, chaman, pressa Fantôme. Il nous reste quarante secondes.

Dominant sa peur, Janice monta à bord. Fantôme attendit patiemment qu’elle ait fait glisser son grand corps le long de l’échelle. Dès qu’elle eut fini, il sauta à l’intérieur aussi vite que lui permettaient ses réflexes câblés.

— Combien de temps ? demanda Tsung.

— Une demi-seconde, répondit-il.

— Trop juste, dit-elle en regardant Janice. Rabo ? On démarre dès que tu as le feu vert de Dodger.

— Pourquoi on se presse ? Wichita va pas bouger.

— Wichita ? demanda Janice. Au Kansas ? Et on y va en bateau ?

— Elle est encore pire que son frère, lâcha Kham.

Fantôme gronda :

— Tais-toi. (Il se tourna vers Janice :) Le Wichita est un sous-marin de classe Naïade. Il a été lancé il y a une trentaine d’années, juste avant l’attaque sur la base de Bremerton. Ils l’ont coulé avant qu’il puisse quitter la rade. On a raconté qu’il avait explosé durant l’attaque.

— Mais ce n’était pas le cas…

— C’est du moins ce que les infos de Dodger prétendent. Le Wichita n’aurait pas coulé tout de suite. Le commandant Walker voulait se faire la belle, mais la technique n’a pas suivi. Il a tout juste réussi à franchir le cap Flattery. Ne pouvant atteindre la côte, il s’est sabordé.

— Qu’est-ce qui vous fait croire que les missiles sont encore en état de marche après trente ans sous l’eau ?

Tsung intervint :

— Les missiles sont morts. Mais pas les bombes. C’est de la bonne qualité. Le matériel fissible est encore exploitable.

Un sourire flotta sur les lèvres de Fantôme.

— Après notre passage, elles ne feront plus de mal à une mouche.

* * *

La Danse rassemblait ses forces.

Sam se redressa et se sentit grandir. Il dépassa les nuages et fonça à travers le tunnel vers l’autre monde.

Le gardien était invisible, minuscule. Il le vit s’incliner sur son passage.

De l’autre côté du tunnel, c’était aussi la nuit.