Un jeune Indien à la coiffe d’aigle s’écroula devant Sam.
Puis il se releva péniblement et posa ses mains sur le front du chaman, les passa sur son visage et sur sa poitrine, les écarta le long de ses bras.
— Viens à nous, Chien. Tourne-toi vers le pays des hommes. Nous avons répondu à ton appel, réponds au nôtre. Protège-nous de nos ennemis. Précipite sur eux le pouvoir de la Danse. Car ce sont tes ennemis.
— Que veux-tu dire ? souffla Sam.
— Je vais te montrer.
L’Indien écarta les bras : ils étaient couverts de plumes d’or. Dans ses yeux, Sam vit la menace qui volait vers eux, les ailes tournoyantes.
* * *
Les hélicoptères des Samouraïs Rouges s’étaient élevés sous le regard de Sato. Aucune précaution ne pouvant garantir sa sécurité, le corporatiste avait décidé de rester au pied de la montagne.
Un par un, dans un bourdonnement mortel, les engins se précipitèrent vers la vallée.
Après l’échec de la reconnaissance astrale de Masamba, Hohiro Sato avait ordonné une recherche à partir des photos satellites. Les résultats avaient été décevants. Les infrarouges confirmaient la présence de nombreuses personnes dans la vallée, l’absence de véhicules, mais rien d’autre. Celui qui pratiquait le rituel était assez puissant pour aveugler les senseurs du satellite. Aller voir sur place, physiquement, était le dernier recours.
Un seul hélico aurait été suffisant pour une mission de reconnaissance, mais Sato voulait être capable d’intervenir instantanément. Deux hélicoptères de combat Ares Firedrake accompagnaient les trois hélicoptères multirôles Boeing Griffin. La puissance de feu était satisfaisante. En cas de défense magique, Masamba interviendrait. Installé à quelques mètres de Sato, le mage déballait son petit matériel. La proximité du lieu du rituel augmenterait la puissance de sa magie.
Le site une fois pacifié, Sato et ses assistants embarqueraient à bord du quatrième Griffin et rejoindraient les Samouraïs afin de constater la victoire…
Sato serra les poings. Il voulait savoir ce qui se tramait dans cette vallée. Et il voulait le savoir vite.
Il n’eut pas longtemps à attendre.
Le ciel s’obscurcit d’un coup, prenant une teinte verdâtre. L’air s’immobilisa et se chargea d’électricité. Les hélicoptères fonçaient sur les nuages.
Avec un rugissement qui couvrit le vrombissement des rotors, le vent se mit à souffler. Des éclairs percèrent le front orageux, plus près, toujours plus près. Les hélicoptères brisèrent leur formation… Trop tard. Le tourbillon les happa et les précipita au sol. Sato regarda les explosions, incrédule.
— Mais fais quelque chose ! cria-t-il à Masemba.
Le visage du mage était grisâtre.
— Je ne peux pas. C’est trop fort.
Sato lui flanqua un coup de pied rageur. Le mage s’écroula. L’opale de feu roula aux pieds de Sato. La pierre miroitait sur le sol en un arc-en-ciel féerique, qui l’appelait.
Le joyau était la véritable source de mana. Qui avait besoin d’un mage ?
Sato se baissa, tendit la main vers la pierre… En la touchant, il sut que c’était la dernière erreur qu’il commettait dans sa guerre contre Mère-Grand.
— Crépuscule ! eut-il le temps de hurler avant que la douleur l’écrase.
Elle le paierait. Même s’il n’était plus là pour le voir, elle le paierait. Akabo courait déjà vers le Griffin pour transmettre les ordres.
Sato se transformait. Ses épaules et son torse se déchirèrent, laissant la place aux bras de l’avatar. Ce qui était douleur devint plaisir et il hurla à nouveau. Il s’était trompé. Il avait été sienne dès le premier jour. Il n’y avait jamais eu d’espoir. Arachné entra dans son esprit et en réclama les derniers vestiges ; la joie le submergea.
Masamba recula, horrifié. Il ne s’était jamais aperçu de rien, malgré tous les indices… Comme il avait été aveugle ! Presque aussi aveugle que Sato…
Mais Sato/Arachné n’était pas aveugle. Il/elle avait huit yeux pour voir le monde dans ses manifestations astrale et physiques.
Le mage disparut à la vue de tous…, sauf de Sato/Arachné. Il/elle regarda l’homme s’enfuir. Il était inutile dans le conflit à venir. Plus tard, il/elle s’occuperait de lui.
Mais d’abord, il/elle allait s’occuper de Verner.
Sato/Arachné leva ses yeux vers la tempête qui approchait. Se campant fermement sur ses jambes, l’avatar écarta ses six bras. La partie Sato du couple riait hystériquement devant le déferlement de puissance. L’autre partie, dominante, connaissait depuis longtemps la sensation. Depuis très longtemps.
Des éclairs pourpres jaillirent de ses membres. Sato/Arachné grimaça. Ses mains et ses griffes tissaient une complexe tapisserie de fils de mana, étouffant le vent.
Le calme revint sur la vallée.
* * *
Les danseurs tournaient et tombaient de plus en plus vite. L’arbre de vie brillait dans la nuit. Sam chantait plus fort, et les danseurs suivaient le chant, rassemblant leurs voix tremblantes pour partager leurs forces. Les étoiles disparurent derrière les nuages.
Un par un, les danseurs se présentaient à lui. Un par un, il les acceptait. La Danse n’était pas finie.
Les éclairs zébraient le ciel.
Janice se tenait devant lui. Toutes les Janice. La petite fille qu’il avait protégée durant la Nuit de la Fureur, la jeune femme souriante, l’orke qu’il n’avait jamais connue et la créature couverte de fourrure blanche. Toutes, ensemble, devant lui. Elle s’agenouilla et posa ses mains sur le front de Sam, les passa sur son visage et sur sa poitrine avant de les écarter le long de ses bras.
Sam avait les yeux brouillés par les larmes.
— Je t’appelle, Chien. Tourne-toi vers moi.
— Oui. Après la Danse.
— Regarde la vérité en face, Sam, dit-elle en souriant tristement.
— Non ! Ce n’est pas juste !
— Ce n’est pas juste, mais c’est mon don. Tu sais qu’il n’y a pas d’autre solution.
— Tu mérites mieux.
— Ce n’est pas à toi, ou à moi, d’en décider. La Danse ne profitera à personne… mais elle peut rectifier les erreurs. Ecoute-moi, Chien. Danse les pas qui libéreront mon âme. Précipite-moi sur le traître qui a rejoint la cause de notre ennemi, pour qu’il ne puisse plus jamais nuire.
— Je ne peux pas.
— Tu le dois !
Sam tressaillit. Sa faiblesse secouait la fragile structure de la Danse. Sa magie était fondée sur la foi, la conviction et le sacrifice. Il avait déjà accompli tellement.
Combien d’âmes allait-il devoir encore prendre ?
Comment pouvait-il absorber celle de sa sœur ?
A l’extrême limite de sa conscience, il entendit quelque chose. Inu aboyait dans sa tête pour attirer son attention. Il projeta sa vision et vit la sinistre présence, au bord de la Danse. Par sa faute, ils risquaient de tout perdre. Sa faiblesse pouvait faire échouer le rituel.
Il regarda à nouveau sa sœur, la mâchoire tremblante. Essuyant une larme, elle lui caressa doucement la joue.
— C’est la seule solution, Sam. La seule solution pour sauver mon âme.
Il prit sa main et la porta à ses lèvres. Elle était chaude et froide à la fois. Il l’embrassa, mais il avait trop peur et trop mal pour la regarder à nouveau.
— Va.
Elle disparut et il hurla sa douleur vers le ciel.
* * *
Les plans physique et astral s’étendaient devant Sato/Arachné, esprits et sorts aussi visibles que les rochers ou les animaux. Il/elle vit la forme brillante qui surgit du cœur de la tempête, fonçant vers eux. La partie qui était Sato reconnut la femme et l’orke. La vieille arachnide avait déjà étudié le wendigo à travers le regard de ses serviteurs.
Janice s’immobilisa et observa les deux êtres qui se tenaient devant elle.
— Un même mal dans un même corps. Comment trouves-tu ton nouvel aspect, Sato ? Je t’ai haï, tu sais. Mais j’ai eu tort. Ma métamorphose – ton travail -n’était pas une réussite. Tu es aussi mauvais en affaires qu’en création d’orks.
— Tu te trompes, Janice Verner, dit la voix d’Arachné.
— Le sérum était parfait, dit la voix de Sato. Ta transformation également. Inscrite au plus profonde de tes gènes, depuis ta naissance…
— Je ne construis pas sur du sable, reprit la voix de l’arachnide.
— Mais tu mens tellement mal, Arachné, répondit suavement Janice. Et toi encore plus mal, Sato-san. Tu mens aussi mal que tu choisis tes amis. Regarde ce qu’a fait ton alliée Arachné. Tu l’as accueillie en toi de ton plein gré, et maintenant ton âme est perdue…
Janice s’avança ; la partie qui était Sato trembla mais la plus grande ne fit que rire.
— Tu n’as pas le pouvoir de me vaincre.
— Moi ? demanda Janice. Bien sûr que non. Mais je ne suis plus seule. J’ai retrouvé ma famille…
Elle étreignit Sato/Arachné et il/elle hurla à son contact. Arachné fuit, laissant son instrument derrière elle. Sous la puissance de Janice, Sato se replia, se consuma, se fondit dans le totem avec lequel il avait brièvement partagé son âme. Sa mémoire, son identité s’évanouirent et il se transforma en une véritable araignée, vide de l’humanité qu’il avait abandonnée il y a si longtemps.
La petite araignée tenta de s’esquiver mais la jeune femme l’écrasa d’un coup de talon.
Janice se laissa enfin aller.
* * *
— Dieu t’accueille en Lui, dit Sam.
* * *
Urdli contempla la forme brisée de l’avatar. La chose avait fait une erreur. Une seule. Elle s’était déconcentrée.
L’éclair de mana l’avait foudroyée, mais pas tuée.
La diversion s’était révélée suffisante. Urdli avait fait fondre la roche et englué l’avatar dans la pierre liquide. La chose n’avait pu éviter la charge d’Estios.
L’attaque physique avait laissé à Urdli le temps de porter le coup de grâce. Le sort déchira le corps de l’avatar comme une feuille de papier.
— Impressionnant, haleta Estios, se redressant sur un coude. (L’elfe était gravement blessé, mais la détermination se lisait dans son regard.) Aidez-moi à me relever. Je vais préparer la bombe pour la Danse.
— Non, répondit Urdli.
— Comment non ?
La confusion envahit le visage d’Estios, et Urdli sourit.
— Elle est trop utile, dit-il, caressant l’enveloppe de l’arme. Le détonateur est actif, le matériel fissible est pur. Ne comprends-tu pas ? Cette bombe fonctionne.
— Bien sûr. (Estios toussa, sa gorge émettant des gémissements rauques.) C’est pour cela que nous sommes là pour la détruire.
— Pas « nous ».
— Nous devons la détruire.
— Je le répète, pas « nous ».
— Je ne peux pas vous laisser faire.
— Ainsi j’avais raison, sourit Urdli. Laverty me faisait surveiller.
— Oui…, et alors ? Ce n’est pas cela qui me pousse à vous arrêter. (Estios fit un faible mouvement vers la bombe.) De tels engins n’appartiennent pas à notre monde.
— Veux-tu donc mourir ?
Estios essaya de rire, mais il ne fît que cracher du sang.
— Je n’ai pas peur de mourir si ma mort est utile.
— Elle ne le sera pas.
— Faux, dit Estios avec un étrange sourire.
Il écarta les bras et Urdli sentit les courants de mana converger vers lui. Cette magie lui était familière. Estios puisait dans la source qu’il avait utilisée pour détruire la barrière.
Une telle puissance était dangereuse. Urdli dressa ses défenses et lança une violente contre-attaque sur Estios.
Le sort rebondit sur le mur vibrant qui entourait le jeune elfe. Urdli recula devant la lumière et la chaleur qu’irradiait le jeune homme. Avec une telle force, Estios allait abattre ses défenses comme un fétu de paille. La puissance du sort serait colossale ; Urdli serait désintégré. Si tel était son destin, ainsi soit-il. Il se raidit, déterminé à mourir vaillamment.
Estios sortit une sacoche et lança la poudre. Il se releva pesamment. Des vagues d’énergie déferlèrent dans la caverne. Urdli ferma les yeux.
Ce ne fut pas lui que la magie frappa, mais la bombe. Telle une seconde peau, la poussière recouvrit l’arme. La bombe devint à tout jamais inerte.
Estios s’affaissa dans un dernier souffle. Les ténèbres et le silence envahirent la caverne.
Seul résonnèrent les cris de rage d’Urdli.