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Avec un hurlement à glacer le sang, la présence qui flottait près de la Matrice de Mère-Grand bondit.

Les mains pleines de données, Dodger s’immobilisa. Une vague pourpre déferla sur les ténèbres du cyberspace. Trois icônes chargèrent. Des samouraïs, le sabre à la main, arborant le bandeau des kamikazes. Ils avancèrent brutalement, ferraillant à travers les icônes et les transferts de données.

Morgane fit face aux nouveaux venus. Un samouraï se tourna vers elle. Stoppant son attaque sur le système, il leva son sabre et chargea. D’un geste fluide, elle tenta de l’envelopper dans sa cape. Rien ne se passa. Le sabre du samouraï pénétra le tissu électronique avec un son aigu de larsen.

En quelques nanosecondes, Morgane en fut au corps à corps.

Le second samouraï partit aider son partenaire. Dodger se dressait sur son chemin. D’un geste sec de la main, le guerrier l’écarta.

Sous la violence du choc, la tête de l’elfe se mit à sonner. Aveuglé par des millions de couleurs, il tenta en vain de reprendre ses esprits. Morgane avait besoin de lui, et il était impuissant. Au prix d’un effort surhumain, il fit un pas en avant. Sa vision s’éclaircit. Teresa évitait un coup de sabre… Non, pas Teresa, Morgane. Devant lui, le combat était un duel de programmes interactifs filant à une vitesse de traitement étourdissante.

Il était une fourmi parmi des géants. Il était fait de chair et ne pouvait égaler les merveilles technologiques qui s’affrontaient autour de lui. Il ne savait même pas quel programme de combat le samouraï avait employé. Ses pensées tourbillonnaient. Un autre samouraï, un autre sabre… Ce jour-là, elle lui avait sauvé la vie. Il avait peur, il avait mal et il ne pouvait rien faire. En lui, une digue craqua.

Les souvenirs le submergèrent.

Un jour, déjà, son destin s’était trouvé entre les mains de celle qu’il aimait, et il avait été incapable d’intervenir. Mais dans la Matrice, il était Dodger, magicien et maître du combat. Les icônes entremêlées se déplacèrent vers lui. Il avança, tenta de s’interposer, mais la bataille passa devant lui à une vitesse fantastique et il resta seul.

Sous les assauts du troisième samouraï et les effets secondaires du duel, le système était en train de se planter. Un des deckers de Mère-Grand se matérialisa soudain. Dodger reconnut l’araignée de chrome de l’icône de Teknarakne. Il le côtoyait depuis des années. Ils s’étaient même rencontrés dans les salons virtuels du club Syberspace. Jamais l’elfe n’avait deviné qu’il pouvait être un agent d’Arachné. Son icône et son nom n’avaient pas été choisis au hasard…

L’araignée de chrome avança vers le samouraï. Dans ses pattes se tissait la délicate toile de cristal d’un programme de capture. Sans se retourner, le guerrier frappa derrière lui. La lame brillante trancha les pattes au niveau de la première articulation. Faisant volte-face, le samouraï enfonça le sabre dans la tête de l’araignée. Au point d’impact, le chrome vira au noir dans un déluge d’étincelles. Suivant un puzzle complexe, les ténèbres se propagèrent sur le corps et l’icône se brisa.

Avant que les derniers fragments disparaissent, le samouraï reprit son travail de destruction du système.

Teknarakne était un des meilleurs deckers sur le marché, et il avait réussi son effet de surprise. Pourtant, le samouraï ne lui avait laissé aucune chance. Dodger aurait cru que seule Morgane avait une telle maîtrise de la Matrice.

Quel programme pouvait réagir avec autant de vitesse et d’efficacité ?

— C’est un Automate Semi-autonome, répondit la voix de Morgane.

Elle semblait essoufflée. Dodger s’inquiéta. Jamais il ne l’avait vue forcer.

— Ils sont trop puissants…

— Ils sont plus avancés que je l’avais prévu.

— Prévu ? demanda Dodger. Tu savais qu’ils attaqueraient ?

— Oui. Ils sont ce que j’étais.

— Ce sont des IA ?

— Pas dans le sens où tu l’entends. Ce sont des systèmes experts dotés de fonctions limitées, mais conçus afin de pouvoir prendre des décisions dans le cadre d’objectifs désignés. Ils affichent une certaine intelligence. (Elle se tut, évitant l’attaque coordonnée des deux samouraïs.) Ils peuvent également simuler l’apprentissage.

— Puis-je t’aider ?

— C’est trop dangereux pour toi.

Qu’elle ait tort ou raison, il était hors de question qu’il reste immobile en regardant les AS l’éliminer. Les samouraïs la forçaient à reculer. L’elfe fit un pas en avant et se précipita la tête la première contre un mur. Un mur érigé par Morgane.

— Laisse-moi passer ! Tu as besoin d’aide.

— Je n’ai aucune envie d’observer ta destruction.

— Tu es en train d’utiliser le temps-machine dont tu as besoin !

— Il y a une probabilité grandissante d’exactitude dans cette observation. Mais sans certitude, je t’empêcherai de t’exposer.

— Morgane, ces monstres vont t’assassiner !

— La mort n’existe pas pour moi.

— O.K. ! Le crash, alors, hurla Dodger. Je ne te laisserai pas mourir parce que tu essayes de me retenir…

Le sabre trancha le bras droit de Morgane. Au grand soulagement de Dodger, son icône ne se désagrégea pas. Mais elle était blessée. Le second AS s’approchait… Elle frappa, recula. Sur le guerrier, des pièces d’armure tombèrent et s’évaporèrent. Elle était lente, trop lente.

— Morgane ! Je promets de ne pas intervenir ! Annule le mur !

— Affirmatif, répondit-elle d’une voix fatiguée. Le mur disparut. Son icône accéléra en conséquence.

Elle frappa une fois encore et d’autres pièces d’armure tombèrent. Elle n’avait pas eu besoin de feinter. Le guerrier était affaibli ; elle porta le coup de grâce.

Contre un seul samouraï, l’issue du combat ne faisait plus de doute. Elle laissa approcher l’AS, l’enveloppa de sa cape… Quand elle la souleva, il avait disparu.

Elle se rapprocha de Dodger. Côte à côte, ils contemplèrent le troisième AS occupé à ravager le système de Mère-Grand. Deux autres deckers tentèrent de s’interposer mais disparurent aussitôt Dodger hésita.

— Ne devrions-nous pas l’arrêter ?

— Pourquoi ? Ces AS sont programmés pour détruire le système de Mère-Grand. Le nom de code du programme est Crépuscule. Cet AS remplit la tâche qui nous a été confiée par Samuel Verner/Sam/Twist. Les autres m’ont attaquée en suivant un jeu d’instructions secondaires.

Dodger regarda le samouraï continuer sa destruction. L’AS travaillait avec une douceur inhumaine qui le dérangeait. Et le calme de Morgane le dérangeait presque autant.

— Comment sais-tu tant de choses sur eux ? Tu ne m’en avais jamais parlé.

— Les AS sont comme moi. Sans un facteur aléatoire à un point crucial de ma programmation, je ne me serais pas développée ainsi.

Sans savoir pourquoi, le decker sentit un froid glacial l’envahir.

— Tu veux dire que tu n’es qu’une AS…, que c’est par chance que tu es devenue consciente ?

— La chance est un élément qui intervient dans toutes les existences. Pour moi, ce fut l’intrusion de Samuel Verner/Sam/Twist et de toi-même dans la Matrice de Renraku. Vous êtes, en quelque sorte, mes parents.

— Hein ?