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— Ne t’en fais pas pour l'Injun, Twist. La barrière n’aime pas l’électronique. Dans quelques secondes, il ira mieux.

Jason grogna et jura avec force.

— Tu vois, dit Harrier. Mudder a dit que c’était toi qui devais nous faire traverser…

Sam tendit la torche à Loutre Grise. Elle l’attrapa de la main droite, la gauche serrée sur son Browning. Il avança prudemment vers l’endroit où s’était tenu Jason. Sa tête se mit à vibrer. La magie était puissante. Il s’arrêta, cherchant à percer les ténèbres…

Devant lui, tout semblait translucide, comme si l’air était devenu solide. Une lueur fuyante jetait des éclats dans les ténèbres. L’opale dont parlait Mc Alistair… Pas besoin d’être magicien pour se douter qu’une opale si bien protégée devait avoir un potentiel magique extraordinaire.

Sam sentait l’énergie de la barrière peser sur lui de manière physique. Seule la magie pouvait l’affronter. Il s’assit sur le sol pierreux et passa en perception astrale.

Il s’attendait à voir la barrière briller, mais, étrangement, celle-ci resta aussi obscure que l’entrée. Seulement cette fois, l’obstacle l’aspirait, dévorant son énergie.

Et si j’appelais l’esprit dominant du lieu pour le questionner sur la barrière ?

Sam se souvint soudain du chaos qui régnait dehors.

L’esprit se manifesterait-il ? Et s’il le faisait, serait-il aussi dangereux que le pays qui l’accueillait ?

Mieux valait attaquer. Sam entonna un chant de puissance, se concentrant et rassemblant ses forces. Il n’entendait plus ses compagnons, mais sentait les irrégularités du sol, le mouvement de l’air autour de lui, les différences subtiles de température, d’un mètre à l’autre.

Il changea de chant et tendit devant lui une main astrale. Des filaments de lumière dansèrent au bout de ses doigts, se mêlant aux fibres fragiles qui composaient la tapisserie éthérée de la barrière. Une brise se leva, puis se transforma en un vent hurlant comme un chien abandonné par son maître. Sam l’ignora ; il se concentrait sur la Matrice.

Il attendit d’être sûr de comprendre la structure de la barrière puis tira lentement sur une des fibres. La toile répondit, se déforma légèrement. Sam empoigna une autre fibre et tira plus fort, en déchirant un morceau.

Les minutes passèrent… Une main se posa sur son épaule. Il leva les yeux et rencontra le regard inquiet de Loutre Grise. Il sourit pour la rassurer.

— La porte est ouverte.

Il vit à ses yeux qu’elle ne le croyait pas. Rien n’avait bougé dans le passage. L’obscurité était omniprésente, mais Sam savait qu’il avait réussi.

Il se remit difficilement sur ses pieds, épuisé. La barrière avait drainé ses forces. Il fit un pas en avant.

Devant lui, la caverne s’élargissait, s’ouvrant sur un immense lac souterrain. La chambre baignait dans la lueur qui émanait des eaux laiteuses. Un pont naturel enjambait la masse liquide calme. De l’autre côté, trois veines serties d’opales striaient le mur. Les pierres scintillaient, éblouissantes. —

Sam sentit un sourire naître sur son visage. Mc Alister ne s’était pas trompé. Il avait atteint son but-Dans les opales dormait la puissance qu’il recherchait.

Jason le suivit le premier à travers la barrière. L’Indien, prêt à tout, resta stupéfait devant la beauté de l’endroit. Loutre Grise et Harrier durent le bousculer pour entrer. L’Australien posa le regard sur les opales et laissa échapper un long sifflement.

Sam avança vers le lac et parvint à la berge. Jason le dépassa et s’engagea sur le pont. Parvenu au sommet de l’arche, il se retourna et leva les bras en souriant :

— Et tu dis que c’est moi qui parle toujours d’argent ? Toi qui as l’air de trouver ça malsain, tu nous traînes ici sans un mot… Tu as peur de la concurrence ou quoi ? Tu n’as pas envie que les autres comprennent que tu es comme eux, c’est ça ? Aussi cupide ? Oh, Fantôme va bien rire…

Une créature de cauchemar émergea silencieusement des profondeurs de l’étang. Une tête de crocodile surmontant un cou de trois mètres de long, des yeux dorés, des pattes couvertes de fourrure, terminées par de gigantesques griffes…

Jason vit la forme se refléter dans les yeux de Sam… ou peut-être sentit-il simplement l’aura de pure terreur qui émanait de la chose. Il se retourna, Predator au poing. Ses réflexes ne furent pas assez rapides. Les griffes de la créature déchirèrent le blouson, glissèrent le long des plaques de carbone de l’armure dermique implantée sous sa peau… L’armure l’avait sauvé de l’éviscération, mais le choc le projeta par-dessus bord.

Surpris par l’attaque, Sam n’avait pas réagi. Mais tel n’était pas le cas de ses compagnons. Loutre Grise ouvrit le feu, suivie par Harrier, qui vida le chargeur de son SCK 100 sur la créature en hurlant des insultes. Le feu concentré déchiqueta la bête à la jointure du cou et glissa vers son épaule droite. Les muscles arrachés lâchèrent, la patte retomba mollement au côté du monstre. Il hurla de douleur et plongea.

Sam vit la silhouette sombre passer sous le pont L’ombre changeait de forme. Le cou et les pattes avant se raccourcirent, le corps s’élargit.

La transformation n’était pas achevée quand l’inertie projeta la chose sur la berge. Une carapace osseuse couvrait son corps, et sa tête ressemblait à celle d’un gigantesque félin. La patte de la bête, transformée en nageoire, ne montrait aucun signe de blessure. Loutre Grise n’eut pas le temps d’esquiver la première attaque. La nageoire la frappa sur le côté, l’envoyant rouler au sol où elle atterrit inconsciente. Harrier avait changé de chargeur et reprenait le tir quand le monstre se retourna vers lui. Il eut un hoquet de terreur, laissa tomber son arme et se mit à courir.

Sam ne pouvait compter que sur la sorcellerie. Il connaissait peu de chants orientés vers le combat, et la créature ne serait pas facile à atteindre. Avec l’énergie du désespoir, il rassembla sa puissance, préparant un éclair de force. S’il pouvait ralentir le monstre, peut-être aurait-il le temps de préparer un sort plus efficace. S’il en connaissait un…

Il prononça les mots, tendant un bras en avant pour canaliser l’énergie. La bête hurla, secouant la tête…

Jason apparut comme un revenant détrempé.

L’Indien bondit sur le dos de la bête, lui serrant le cou dans l’étau de ses genoux. Ses muscles artificiels se tendirent, ses griffes de combat plongèrent profondément dans la carapace et déchirèrent les chairs. Jason frappa encore ; il cherchait les artères vitales alimentant le cerveau. La bête se débattit mais Jason tenait bon. Il hurlait comme un damné pendant que les nageoires lui déchiraient les cuisses.

La créature se transforma à nouveau. Son corps devint long et sinueux. Une nageoire toucha Jason et Sam entendit nettement la colonne vertébrale de l’Indien se rompre. La bête s’arc-bouta, se débarrassant du corps dans une gerbe de sang et d’entrailles.

Sam libéra d’un coup son énergie magique. Le mana se coagula en un éclair, déchirant l’essence et le corps du monstre, projetant des fragments de chair dans la caverne comme des grains de sable emportés par la tempête.

A l’agonie, la bête chercha le réconfort de l’eau. Elle se débattit quelques secondes, sa forme fluctuant désespérément, puis elle s’enfonça dans les profondeurs de l’étang.

Sam avait les yeux fixés sur l’eau, la bouche béante.

— Qu’est-ce que c’était que ça ? demanda-t-il, sans vraiment attendre de réponse.

— Un bunyip, répondit doucement Harrier, tremblant.

— Un quoi ?

— Un bunyip, répéta l’Australien. Une bestiole des environs. Je n’en avais jamais vu.

— Comment sais-tu que c’en est une, alors ?

— Le bunyip est un métamorphe. Il vit dans l’eau, c’est une vraie saloperie : la description correspond. Félicitations. Tu l’as eu.

Sam ignora le compliment. Il n’avait pas empêché le monstre de tuer Jason. Il aperçut Loutre Grise pardessus l’épaule de l’Australien. Elle pleurait sur la berge de l’étang.

— Viens, dit-il à Harrier. Allons chercher notre récompense.

Harrier approuva avec enthousiasme et le suivit sur le pont. La berge opposée était plus large, mais sa surface présentait des flaques et des aspérités. Certaines d’entre elles étaient couvertes d’opales. Au fond de la caverne, sur une table de pierre, flamboyait une lueur dorée…

Sam approcha de la paroi. C’était une opale de feu, une des plus précieuses. La pierre atteignait huit centimètres de diamètre ; on aurait dit qu’une flamme majestueuse brûlait en son centre. Sam retint sa respiration, fasciné. Une telle beauté. Rien ne pouvait ternir sa gloire.

Harrier s’approcha.

— Non ! cria Sam. Ne la touche pas. Je dois la prendre moi-même pour qu’elle garde sa puissance.

Harrier se recula, effrayé par la dureté du ton qu’il avait pris.

— Sûr, Twist. Elle est à toi. Il y en aura pour tout le monde.

Sam ignora l’Australien et toucha le joyau. Il ne fut pas surpris de sentir sa chaleur. Une véritable pierre de puissance. Il tenta de la saisir, mais ses doigts, sans prise, glissèrent sur la surface.

Il s’accroupit, plaça ses mains en coupe autour de la gemme et se concentra. Le monde s’effaça. Il ne resta plus que lui et la pierre qui puisait doucement. Il joignit les mains ; ses doigts effleurèrent l’opale. Il se concentra plus encore. Le vent se leva dans la caverne, sifflant à travers les anfractuosités de la roche.

La gemme remua légèrement, et il la tourna doucement entre ses mains, s’assurant qu’elle n’était pas enchâssée, avant de la soulever de son logement…

Il sentit la vibration sous ses pieds avant d’entendre le grondement qui montait des entrailles de la terre. La table de pierre se brisa. Une fissure, une autre… En tout, huit fentes zébrèrent la table, partant de la niche où, quelques instants auparavant, reposait l’opale… Du sable et de la poussière tombèrent du plafond. La caverne laissa échapper un long soupir.

Mais le sol ne se déroba pas et nul énorme rocher ne se précipita pour écraser les runners. Le soupir s’évanouit et le grondement s’adoucit. Les veines serties de gemmes perdirent de leur intensité. Le silence et le calme revinrent dans la grotte.

L’opale dans les mains, Sam se leva en tremblant Tournant le dos à la paroi, il se dirigea vers-le pont.

— Où vas-tu, Twist ? demanda Harrier. Il y en a encore des tonnes.

— C’est tout ce que je désire, répondit Sam, regardant la gemme. Je ne suis même pas sûr de pouvoir maîtriser la puissance que je sens dans la pierre.

— Mais tu ne peux pas rentrer sans moi.

— Mudder et toi n’êtes pas les seuls à avoir appris à vous orienter, dit Sam en souriant.

De l’autre côté de l’étang, les yeux de Loutre Grise s’élargirent de surprise, puis son regard se concentra sur Sam, pesant le pour et le contre.

— Mais il y a là une véritable fortune…, gémit Harrier.

— Je ne suis pas venu pour l’argent.

— Moi si. Il y a suffisamment d’opales ici pour finir notre vie mieux que les patrons des plus grosses corpos. Tu ne peux pas laisser passer ça.

— Non seulement je peux, mais c’est ce que je vais faire. J’ai d’autres choses en vue que de ramasser de l’argent.

Harrier se redressa et pointa un index accusateur.

— C’est pour ça que tu pars avec une fortune dans les mains.

— Je pars avec la dernière chance de quelqu’un, dit Sam en traversant le pont. Tu connais le chemin, maintenant. Tu n’as qu’à revenir.

— Tu parles ! Pour tout le bien que ça me fait !

Sam se retourna. Loutre Grise était derrière lui. Il lui fit un signe de tête et, à sa surprise, elle répondit en souriant.

— Tu es mon débiteur, Twist, hurla Harrier. J’aurais pu y laisser ma peau. Tu me dois quelque chose !

— Ton salaire est bloqué à Perth. Il t’attend.

— Perth ! (Il lança son chapeau sur le sol de la caverne d’un geste furieux.) Je ne serai même pas capable de revenir une fois que cette foutue porte magique se sera refermée.

— Tu peux rester ici autant de temps que tu veux. La barrière ne se refermera qu’après ton départ. Tu n’as qu’à creuser. Nous te laisserons l’un des véhicules et de la nourriture. Ça te donne assez de temps pour réunir toutes les opales dont tu rêves. Bien sûr, il y a toujours une chance que le bunyip revienne.

Harrier jeta un œil sur l’étang. Les eaux étaient calmes… mais elles le semblaient tout autant avant l’attaque du monstre.

Avec un frisson, le petit homme ramassa son chapeau et courut pour rattraper ses compagnons.