— M. Urdli est attendu au carrousel numéro trois. Je répète… M. Walter Urdli est attendu…
Urdli leva les yeux vers le haut-parleur. Il haïssait les micros, les transports aériens et les monstrueux avions des liaisons transpacifiques…
A l’exception des deux elfes – un jeune homme brun et une jeune fille blonde –, la salle d’attente était déserte. Ils avancèrent sans hésitation vers lui. Ils ne l’avaient jamais vu auparavant, mais avec sa peau sombre et son corps fragile, Urdli était unique.
Il se présenta en sperethiel. Leurs réponses étaient correctes, mais l’utilisation des formules de politesse manquait de pratique.
— Vous faites partie du Conseil ?
— Je m’appelle Estios, monsieur. Voici O’Connor. Nous sommes les assistants du professeur Sean Laverty.
Urdli les examina attentivement. La femme, O’Connor, était agréable à regarder, mais le vieil elfe ne s’était jamais senti attiré par les génotypes de l’hémisphère Nord. Comme son compagnon, elle portait une tenue luxueuse sous laquelle elle dissimulait ses armes à ceux qui ne savaient pas sentir le métal. Cheveux courts et oreilles découvertes, Estios suivait la mode. Il était grand pour un elfe caucasien, et ses épaules témoignaient de la pratique régulière d’une activité physique. Les deux elfes avaient sans doute d’autres talents cachés… Urdli leur adressa un signe de tête assez sec.
— Je n’ai pas pour habitude de traiter avec les serviteurs. Occupez-vous de mes bagages. Laverty m’attend.
Une étincelle dansa dans le regard glacial d’Estios, mais ce fut d’une voix impeccablement calme qu’il répondit :
— Vos bagages seront enlevés, monsieur. Ce n’est pas mon travail. Je suis chargé de vous avertir que le professeur a malencontreusement été retenu au Royal Hill. Il m’a demandé de vous servir de guide jusqu’au manoir, où il vous rejoindra dès que possible.
Urdli tendit son manteau à la jeune elfe. Il faisait beaucoup plus chaud ici qu’en Australie.
— Donc, rien ne nous retient ici.
— Une voiture vous attend, monsieur.
— Nous ne passerons pas par la ville, j’espère ? Je l’ai aperçue de l’avion. Souillée par l’architecture humaine.
— Portland est un compromis, monsieur. Elle accueille la majorité des humains de l’ancien Etat d’Oregon. Le Conseil du Prince est satisfait de cet arrangement. Il permet aux industries qui maintiennent le contact entre Tir Tairngire et le reste du monde d’avoir accès à la main-d’œuvre nécessaire. Néanmoins, depuis les récents accords avec Seattle, l’utilité de Portland diminue. Un jour, la présence humaine pourra être entièrement éliminée… Pour l’instant, je crains que cette ville ne soit un mal nécessaire.
— Je ne l’aime pas.
— Je comprends, monsieur, dit Estios, un sourire froid jouant sur ses lèvres. Nous allons prendre une route qui évite la zone urbaine.
— Faites.
Le manoir de Laverty était d’architecture humaine. Urdli avait oublié son aspect banal. Seules les menaçantes gargouilles et les délicats tracés de magie protectrice trouvèrent grâce à ses yeux. Malgré les protestations de ses guides, qui avaient pour ordre de l’emmener à sa chambre, Urdli se fit conduire à la bibliothèque. Les événements se précipitaient Son temps était précieux et il comptait l’utiliser de manière constructive.
La pièce était chaleureuse et agréable, et la collection de manuscrits encore plus riche que dans ses souvenirs. Urdli était plongé dans un exemplaire du Liber Viridis de Vermis quand Laverty arriva.
L’elfe roux s’avança, les bras grands ouverts :
— Mon ami, cela fait des années… Quels terribles secrets vous amènent à Tir ?
Urdli se leva, son attitude glaciale refroidissant les ardeurs amicales de Laverty. D’un geste, il désigna Estios et O’Connor :
— Ils restent là ?
— Ce sont les plus loyaux de mes assistants. Leur intervention étant probable, je crois qu’il serait bon qu’ils écoutent votre histoire.
— Ce sont vos paladins…
Laverty fronça les sourcils.
— Je considère ces serments comme démodés. Bons pour ce vieux jeton d’Ehran.
— Irrespectueux comme d’habitude, Laverty.
— Parlez, Urdli, dit Laverty en riant. Vous n’êtes pas venu là pour m’entretenir de détails d’intendance. Quel est le problème ?
— Il y a eu un raid sur Imiri ti-Versakhan.
Le ton léger de Laverty s’évanouit aussitôt.
— Grave ?
— Trois des puits sont vides.
— Seulement trois ? Cela aurait pu être pire…
— Le puits de Rachnei était parmi eux. Les pillards ont dérobé sa pierre.
Laverty soupira.
— Oubliez ce que je viens de dire. La situation est grave. Les deux autres ?
— Des puissances mineures. Elles ne m’inquiètent pas. Si nous agissons vite, nous pourrons les rattraper avant qu’elles causent trop de dégâts.
— Qui les a relâchés ?
— N’y voyons pas une revanche de nos anciens ennemis. Rachnei n’est l’amie de personne. Sa libération les inquiétera autant que nous. Et si le pillage avait été la première étape d’un plan visant à nous affaiblir, les voleurs auraient ouvert tous les puits…
— Des fanatiques ?
— Je ne pense pas. Je n’ai pas trouvé trace de tentative de contrôle. Non… Des fanatiques ne seraient pas si naïfs. Ceux qui ont fait cela ne savaient pas de quoi est capable Rachnei…
Laverty arpentait la pièce à grands pas.
— Vous êtes sûr de ce que vous avancez ?
— Non. Il n’y a rien de sûr dans cette histoire… Seulement de fortes probabilités. Mais je crois que nous avons encore une chance de restaurer l’équilibre.
— Si Rachnei a de nouveau absorbé son aspect…, je crains que le mana ne soit pas assez puissant pour l’emprisonner de nouveau. Et même si cela était possible, vous n’y arriveriez jamais seul ! Pourquoi ne pas vous être rendu au Shidhe ? Ou avoir fait une demande directe au Conseil ?
— Vous connaissez déjà la réponse. Le Shidhe s’est perdu dans son rêve… Quant au Conseil, tant que ce dragon y trône, je refuse d’en entendre parler !
— Vous ne désirez pas que Lofwyr soit mis au courant…, je comprends. Mais les autres ont le droit et le devoir de savoir. Le pillage du puits de Rachnei va nous affecter tous, à courte ou longue échéance… Elfes et non-elfes. Pour vaincre, il nous faudra réunir tout le mana disponible.
— Je ne le sais que trop. Si Rachnei n’a pas encore absorbé son aspect, s’il reste une chance de l’emprisonner, je ne m’opposerai pas à ce que nous rassemblions les autres. Mais laissez-moi un peu de temps. Je désire une chance de laver mon honneur.
— L’honneur, en vérité ? Je prie pour qu’il ne vous aveugle pas. Je ne vois aucune façon de rétablir l’équilibre. Si le puits est vide, nous devons nous préparer à la tempête et prévenir le Conseil.
— Vous voulez que j’avoue mon échec à Imiri ti-Versakhan ? Que tous apprennent l’existence de ce lieu ? Qu’ils sachent ce qui s’y trouve encore emprisonné ?
Laverty se tut quelques instants.
— Je vois, finit-il par dire. Que désirez-vous de moi ?
— Je voudrais que le cercle de ceux qui savent la vérité demeure restreint Peut-être avez-vous raison… Peut-être suis-je en train de m’égarer en espérant que l’équilibre sera rétabli. En vérité, je pensais que vous m’aideriez à répondre à cette question. Vous avez vécu plus que moi dans cette époque. Vous avez une meilleure compréhension des manifestations du mana dans le Sixième Monde. Mais même si l’aspect de Rachnei ne peut être détruit je pense que la pierre nous aidera à la combattre. Il faut que nous récupérions l’opale.
— Vous avez accès à d’autres bibliothèques que la mienne, protesta Laverty. Pourquoi me mêler à tout ceci si vous refusez de prévenir le Conseil ?
— La piste des pillards m’a mené jusqu’ici. Je pense qu’ils se terrent dans le métroplexe, au nord. Vous avez de nombreux contacts dans les Amériques et c’est une terre que je ne connais plus. Le temps file. Je dois récupérer la pierre avant que les voleurs en libèrent la magie.
Laverty hocha la tête :
— Dites-moi ce que vous savez sur vos pillards.
Urdli raconta ce qu’il avait réussi à apprendre dans les ombres de Perth. Ses informateurs avaient peu de détails. Des descriptions, des surnoms… Mais comme il l’avait espéré, Laverty les reconnut
— Loutre Grise est une samouraï de bonne réputation. Jeune, mais expérimentée et compétente. Ce n’est pas la première fois qu’elle travaille pour Twist (Laverty hésita. Urdli écoutait attentivement) Twist… c’est le surnom de Samuel Verner, un ancien employé de Renraku. Il a passé quelque temps ici après sa fuite. Il s’éveillait à la magie. J’ai effectué une série de tests pour mesurer ses pouvoirs. D’après les résultats, je ne pense pas qu’il ait pu avoir la force de retirer la pierre. Il n’arrivait même pas à croire qu’il était magicien !
— Peut-être vous a-t-il trompé, suggéra Urdli. Celui qui a brisé les sceaux a embrassé la magie sans retenue. Seul un vrai magicien a pu annuler les sorts qui retenaient la pierre en place.
— Si c’était lui… Et non quelqu’un ou quelque chose ayant pris sa forme, dit distraitement Laverty.
— Je le reconnaîtrai une fois que j’aurai été en contact avec son aura. Celui qui a volé la pierre était humain, j’en suis convaincu. Pas besoin de chercher plus loin…
— Peut-être avez-vous raison, approuva Laverty. Mais je ne sais… Verner s’est révélé Chien. Et comme vous le savez, Chien protège l’humanité. Je ne vois pas Verner ouvrir volontairement le puits de Rachnei…
Laverty défendait le voleur avec trop de conviction. Urdli commença à regretter de lui avoir avoué son déshonneur.
— Volontairement ou pas, il l’a fait et nous devons payer les conséquences. Je n’aimerais pas apprendre qu’il a succombé à Rachnei…
— Je ne pense pas, répondit fermement Laverty. Si c’était le cas, j’aurais été prévenu.
— Vous surveillez donc Verner, dit Urdli. Et vous savez où le trouver.
— Oui.
— Dites-le-moi, ordonna Urdli. Mon honneur exige que je le débusque.
— Dans quel but ? Voulez-vous le tuer ?
— Il doit payer pour ce qu’il a fait
— La pierre est plus importante que la vengeance, lui rappela Laverty.
— C’est ma priorité.
— Si vous récupérez la pierre, vous n’aurez nul besoin de tuer Verner. Il vous la rendra si vous lui expliquez la situation. Je pense même qu’il vous offrira son aide pour la remettre en place. Il a agi sans savoir… Mais je suis persuadé qu’il avait une bonne raison.
— Quelle raison peut être assez bonne ?
— J’aimerais le savoir. Tant de choses m’intriguent chez cet humain…
Urdli se mordit les lèvres. Comme d’habitude, la curiosité de Laverty risquait de tout faire rater.
— Je n’arrêterai pas ma chasse tant que je n’aurai pas récupéré la pierre, dit froidement Urdli. Dites-moi où trouver Verner.
L’adresse que lui donna Laverty ne lui dit strictement rien. Peu importait. Il trouverait.