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Neko Noguchi s’étira, heureux.

L’environnement le satisfaisait : lumière tamisée, musique douce avec juste assez de rythme pour être stimulante, meubles confortables… et un lit qui l’attendait. La femme était douée et attentive. Elle s’appelait Monique, un exotique prénom français. Oui, Neko était heureux. Voilà comment les plus grands shadowrunners vivaient entre deux raids…

Il attrapa la carafe. Monique lui donna un petit coup de coude et se blottit contre lui, approchant son verre. C’était son troisième – en très peu de temps. La jeune femme avait bu deux fois plus que lui. Sa voix commençait à se brouiller, mais elle n’était pas encore vraiment ivre…

Blottie dans ses bras, elle descendit le verre en quelques secondes. Il se contenta d’une gorgée du sien et continua son histoire :

— Les deckers sont fiers de leur habileté à voler les données des systèmes. Mais quant on y pense… c’est idiot ! Ils risquent leurs cerveaux en luttant contre les Mesures Anti-Intrusion. Ils font des pirouettes devant les glaces noires, avec pour seules protections leurs réflexes et le bouclier fragile de leur console… Très peu pour moi. Le vol de données, comme la plupart des arts, peut être accompli de plusieurs manières. Et certaines sont plus sûres que d’autres.

Les yeux de Monique s’écarquillèrent d’admiration.

— Ce que tu as fait n’était pas sans danger… Un decker risque son cerveau, mais toi, tu as joué ta vie !

— C’est vrai, dit-il avec un petit rire satisfait. J’ai risqué ma peau. (Il but une nouvelle gorgée.) Mais mon corps est une machine bien entretenue. Et comme toute machine, elle peut être reconstruite… Et puis, que veut dire « risquer sa vie » ? Respirer est un risque, traverser la rue un danger. La mort nous attend tous. Lorsqu’elle arrive, plus de soucis, plus d’ennuis… Le seul destin que je craigne vraiment…, le sort pire que la mort, c’est la perte de l’esprit. Continuer à respirer alors que l’esprit est absent, ou bloqué en état de fugue… Exister sans but… Quelle horreur ! Et c’est pourtant ce que risquent tous les jours les deckers. Je préfère encore affronter un dragon en combat singulier. Monique frissonna.

— Pourtant, tu leur as volé les données… Comment ?

Neko haussa les épaules.

— Les chats sont des créatures d’ombre. Ils peuvent se rendre invisibles à volonté. J’ai fait pareil. Goroji-san se rendra compte de ses pertes demain soir, au moment où ses deckers apprivoisés se mettront au travail…

— Tu n’as pas peur qu’il découvre que c’est toi le voleur ? Ses kobuns sont réputés pour leur brutalité.

Neko gloussa, posa son verre et caressa le menton de sa compagne.

— Si brutaux qu’ils soient, les soldats du clan Goroji ne peuvent pas blesser ce qu’ils ne trouvent pas…

 Tu es merveilleux. (Elle embrassa son doigt.) Et tu es certain qu’ils ne parviendront pas à te retrouver ?

— Certain.

Neko l’embrassa, puis se dégagea et la regarda dans les yeux. Monique baissa les paupières avec une timidité feinte. Le jeune Japonais sourit. Les affaires passent avant le plaisir… Il était temps de jeter les masques.

— Tu peux assurer Cog que je suis pas radioactif. Notre association ne risque pas de le brûler…

— Cog ? Mais de quoi parles-tu ?

La jeune femme écarquilla les yeux ; sur son visage se peignit un mélange artistique de confusion et de chagrin. Son langage corporel exprimait l’innocence, mêlée à de la timidité et à une touche d’excitation croissante. Neko hocha la tête, impressionné. Il aurait trouvé cela très convaincant.,. s’il n’avait pas su à quoi s’en tenir.

— Très bien joué… (De sa main libre, il la poussa en douceur contre le bras du sofa.) Mais je sais que tu appartiens à Cog. Crois-tu que j’aurais parlé si librement si je n’avais pas été convaincu que tu lui servais d’écran ?

Les yeux noirs de la jeune femme l’évaluaient Neko laissa passer quelques secondes.

— Tu es très malin pour un jeunot, dit-elle finalement.

Il sourit.

— Dans ce genre de bizness, si tu veux vieillir, c’est indispensable…

— Pour vivre vieux, tu n’aurais pas dû contrarier les yakuzas. Même si Goroji n’était qu’un simple patron, mon chef aurait déjà hésité. Mais étant donné la situation… c’est tout simplement trop chaud. Tu sais que Goroji est un paravent pour Mère-Grand ?

— Bien sûr.

Il l’ignorait. Les yeux de Monique ne révélaient rien, mais le léger tressaillement d’un muscle, sur l’une ses pommettes, trahissait son scepticisme.

Neko sourit espérant qu’il avait l’air d’un runner confiant et sûr de lui.

— Cog préférerait que ta prochaine offre ne soit pas liée aux sources de Mère-Grand. Elle réagit violemment quand on dérange son réseau. Sa colère s’étend à ceux qui l’ont contrariée et à leurs associés… Cog aimerait autant ne pas être impliqué. Mère-Grand et lui ont conclu un accord, il y a longtemps, et il n’a nulle envie de rouvrir les hostilités.

— Personne n’attend d’un receleur qu’il fasse preuve du courage d’un guerrier. Cog n’était qu’un intermédiaire dans cette affaire. Mais il n’avait pas posé de conditions en me chargeant de la recherche des informations. Par conséquent, pas de modification du prix prévu.

Elle leva un sourcil.

— Avec des marges bénéficiaires raisonnables, bien entendu, ajouta-t-il.

— Je suis sûre qu’une somme raisonnable te sera versée en échange des données convenues.

— Et le bonus ?

— En fonction de leur valeur.

— Et de leur température.

Elle souriait, à présent.

— Nous nous comprenons.

— Si Cog a peur d’être impliqué dans les transactions à venir, peut-être pourrait-il s’effacer et me laisser traiter directement avec le client ?

— Peut-être le fera-t-il.

Un intermédiaire s’excluant lui-même du marché… La situation devait être réellement dangereuse. Pourquoi Mère-Grand était-elle aussi attachée à son territoire ? C’était mauvais pour les affaires. Les données qu’il avait vendues au decker elfe étaient peut-être plus importantes qu’il ne l’avait cru.

Il fronça les sourcils. Mieux comprendre les tenants et les aboutissants de cette histoire l’aiderait à estimer la valeur de ce qu’il découvrirait. Connaissant cette valeur, il pourrait arriver à un marché plus satisfaisant… et saurait à quelle sorte de danger il faisait face.

Il continua de marchander avec Monique, mais son esprit était ailleurs. Les recherches entreprises par Goroji pour le seigneur de la guerre Feng étaient-elles juste une tentative de la part du yakusa pour s’emparer d’un peu de pouvoir ? Ou dissimulaient-elles quelque chose de plus sinistre ? Peut-être que tout cela faisait partie d’un plan tordu de Mère-Grand. Dans les dossiers de Goroji, les données Feng étaient juxtaposées à d’autres informations, concernant les recherches sur le Directoire Spécial de Renraku.

Un opérateur comme Mère-Grand avait sans doute plus d’un angle d’approche. Goroji de l’extérieur et Sato de l’intérieur…, une attaque bien orchestrée. Mère-Grand devait avoir d’autres pions au travail. Une intelligence artificielle serait un outil de recherche puissant dans la Matrice. Si l’IA était aussi costaude que ses amis deckers le prétendaient, aucun secret informatique ne serait à l’abri – à part ceux défendus par une autre IA Pour un courtier en informations, la valeur d’une telle IA était incalculable. Si Mère-Grand la contrôlait, rien ne lui resterait dissimulé longtemps…

Et que voulait-elle savoir ? Pourquoi Feng l’intéressait-elle ? Quels liens y avait-il entre un néo-seigneur de la guerre chinois, des terroristes allemands, l’effondrement des USA et des raids menés par des commandos israéliens en territoire africain ? Quel rapport entre tout cela et le financement de l’Ordo Naturum, rejeton du groupe Humanis…, ou avec les possessions financières des Eveillés ?

Neko ne connaissait pas les réponses, mais il fut convaincu que toutes ces questions étaient liées. Sa curiosité s’éveilla. Même si les réponses ne signifiaient rien pour lui, il y avait sûrement quelqu’un, quelque part, pour qui elles représentaient un joli paquet de nuyens. Il ne lui restait plus qu’à trouver cet oiseau rare… et à chercher le moyen de lui fournir ce qu’il voulait.

* * *

Seattle était pire que Portland. Le métroplexe était encombré d’une foule d’humains puants, d’elfes fauchés et de créatures pires encore… La ville grouillait de vie, mais les plexiens n’étaient qu’une vermine infestant une terre presque morte.

Urdli voulait rentrer chez lui. L’Australie n’était pas un paradis, mais même le mana sauvage et le chaos étaient préférables à l’impression de mort et à l’écrasante présence des gratte-ciel corporatistes. Hélas, il n’était pas encore temps de partir…

Sa tête lui faisait mal. Maintenir l’illusion qui lui donnait l’apparence d’un habitant ordinaire de cette cité de cauchemar exigeait un effort épuisant. Il haïssait ce déguisement, mais il le savait nécessaire. Le premier jour, il avait attiré l’attention d’un groupe d’encagoulés qui braillaient des slogans du club Humanis. Urdli eut un demi- sourire. Il avait contribué à nourrir leurs cauchemars. Tant mieux. La crainte est un outil utile pour maintenir les animaux à leur place.

Depuis qu’il utilisait l’illusion, il n’avait plus eu de contretemps de ce genre.

Cela faisait une semaine qu’il cherchait en vain Samuel Verner, alias Twist. Afin de passer inaperçu, Urdli avait évité les méthodes directes et faisait parler les gens par la douceur. Il avait eu quelques résultats… mais pas ceux qu’il espérait Nulle trace du chaman humain dans ces coins pourtant familiers. Et Urdli n’avait rien pu apprendre non plus sur les faits et gestes de ses associés…

Si seulement Laverty lui avait confié le nom de celui qui surveillait Verner. Urdli aurait aimé rentrer en contact avec lui, mais il n’avait aucun moyen d’y parvenir. Il en était même venu à soupçonner le decker connu sous le nom de Dodger d’être l’espion de Laverty. Verner n’était en contact régulier qu’avec deux elfes : le decker et une femme nommée Hart. Cette dernière était une candidate peu probable. Elle avait travaillé pour le Shidhe par le passé. Restait Dodger… Mais comme tout le petit cercle de shadowrunners lié au chaman, il avait disparu on ne sait où.

Le temps passait ; Urdli était mal à l’aise. Ses dernières tentatives de localisation de la pierre gardienne avaient été infructueuses. L’opale était protégée… ou n’était plus dans le métroplexe. Cette dernière possibilité lui fit froid dans le dos. Si Verner n’était pas à Seattle, Urdli ne savait ni où ni comment le trouver…

Il hocha la tête. Le temps des subtilités était passé. Celui des interrogatoires arrivait.