Sam commençait à avoir l’habitude d’être épuisé.
Il y avait plusieurs jours qu’il dormait très peu. Suivre des pistes, rencontrer les gens du coin, dans la pègre et ailleurs, consumait ses jours et ses nuits.
Et le sommeil ne le reposait pas. Il était hanté par des rêves où il était tour à tour le chasseur et la proie. Les cauchemars se répercutaient sur le monde de l’éveil, le laissant nerveux et angoissé. Il regardait sans cesse par-dessus son épaule avec la constante impression d’être espionné.
Le soir tombait. Sam examinait la rue qu’il se préparait à traverser.
Il avait tout son temps. Le type avec qui il avait rendez-vous n’arriverait que dans une bonne demi-heure. Lentement, Sam étudia le site. Un labyrinthe d’appartements, peuplé de gens ordinaires. Il nota la présence de deux Indiens, un peu incongrus dans le quartier et, un peu plus loin, d’une bande de jeunes en cuir et chrome. Il était trop tôt dans la soirée pour que les véritables prédateurs, ceux de la nuit, fassent leur apparition. Mais des signes rappelant leur présence – traces de balles ou de brûlures – constellaient les murs du bloc.
Si les prédateurs n’étaient pas encore sortis, les charognards, eux, commençaient leur travail. Sur le trottoir d’en face, un vieil homme faisait les poubelles. Il portait une antique veste de l’armée américaine dont les marques habituelles avaient été remplacées par des symboles multicolores.
L’homme regardait dans la direction de Sam et leurs regards se croisèrent. C’était un vieil Indien ridé, ce qui étonna le chaman. La société indienne avait donc ses exclus ?
Soudain, il réalisa que le profil du vieil homme lui était familier. Il retraversa la rue, l’air distrait Mais le chiffonnier était très occupé à fouiller dans une pile de détritus, et son visage restait dans l’ombre.
Où avait-il déjà vu cette tête ? Il rêvait. A moins que… Son logeur. Sam sentit une sueur froide couler le long de son dos. Son logeur. Voûté, avec une veste informe pour dissimuler la silhouette… Oui, c’était possible.
Mais si c’était un espion, pour qui travaillait-il ? Ses cauchemars ?
Je suis paranoïaque, se dit soudain Sam. Mon logeur se déguisant en chiffonnier pour me suivre… Il déraillait Le chiffonnier n’était qu’un vieux clochard, peut-être même un survivant des camps de rééducation.
Sam hocha tristement la tête. Cette méfiance ne lui ressemblait pas. Il avait changé depuis son départ de Renraku. Pas entièrement en mal, d’ailleurs. Il se sentait plus fort plus capable qu’autrefois. Mais il était aussi devenu cynique, et il commettait des actes que, deux ans plus tôt, il aurait trouvé méprisables.
Il se demanda ce que son père aurait pensé de lui. Un chaman shadowrunner à la recherche du prophète de la Danse Fantôme… Sa mère, en tout cas, aurait été horrifiée. Non sans raisons, probablement songea Sam avec amertume.
Et pour tout arranger, il n’était pas plus avancé qu’en arrivant à Denver. Selon toute probabilité, le rendez-vous de ce soir ne servirait à rien. L’homme qu’il allait rencontrer avait travaillé pour le Conseil à l’époque de la présidence de Coleman…, mais il y avait de cela quinze ans.
Un par un, Sam avait essayé les noms donnés par Dodger. Même moyennant finances, personne ne lui avait rien dit. Y avait-il une conspiration pour cacher l’homme, ou ce qui lui était arrivé ?
Encore la paranoïa. Les shadowrunners affirmaient que c’était un trait indispensable à la survie dans les ombres.
Ou était-ce le premier pas vers la démence ?
Sain regarda de nouveau la rue. Tout paraissait normal. Le chiffonnier s’était éloigné. La composition de la foule évoluait lentement Les gamins étaient partis, et trois voyous vêtus aux couleurs d’un gang occupaient l’entrée d’un des immeubles. Oui, tout paraissait normal…
Quelque chose n’allait pas. Sam en fut soudain convaincu, une intuition totale, profonde. Reculant contre le mur, il lança ses perceptions dans le plan astral.
Le monde se renversa et tout devint atrocement clair. Une haute figure dégingandée, semblable à un épouvantail, fendait la foule. Ses oreilles pointues encadraient son crâne, ses yeux scintillaient de lueurs dorées. Des présences astrales ténues dansaient autour de la créature comme des électrons autour d’un noyau. L’une d’elles quitta son orbite et passa devant le visage de son maître. L’apparition se tourna vers lui. Sam était repéré.
La terreur le saisit. Il n’était pas capable de distancer l’être, il n’était pas préparé à lutter contre une telle puissance. Il avait besoin d’aide, mais il était seul en ville…
La ville !
Il chercha désespérément concentrant son pouvoir en un unique appel. Lentement une réponse prit forme.
Sam revint en mode de perception normale.
L’épouvantail avait franchi la moitié du bloc d’immeubles qui le séparait de sa proie.
— Venez, appela silencieusement le chaman. Etres nés des rues, âmes et os des immeubles, entendez mon appel.
Autour de lui, le béton, l’acier et le plastique se firent plus nets.
Denver n’était pas la ville de Sam, mais la présence le reconnut comme chaman Chien, maître des esprits de l’Homme, et l’accepta. Sam la supplia de l’aider, d’entourer l’épouvantail de son essence le temps qu’il puisse s’échapper.
La présence accepta et s’éloigna dans un tourbillon d’air chaud.
A quelques mètres de là, l’épouvantail heurta une passante. Ils tombèrent tous les deux. La femme se releva, pestant contre le mauvais état des trottoirs. L’épouvantail resta assis, l’air choqué, puis hurla lorsqu’un passant lui marcha sur la main. Quelques secondes plus tard, un chien s’approcha et leva la patte sur lui. L’être noir le frappa et le cabot s’en alla, l’air déconcerté.
Sam dévala la rue en courant. Derrière lui, l’épouvantail poussait des cris furieux, tentant de se frayer un passage dans la foule, toujours inconsciente de sa présence. Sam tourna dans une ruelle, et son soulagement disparut.
Quatre silhouettes – cuir, chrome, rasoirs – lui barraient le passage. Deux brutes épaisses, drapées dans de grands manteaux, dissimulaient leurs traits sous de larges chapeaux. Trop gros pour des orks, trop petits pour des trolls… Les yeux du troisième, très mince, brillaient de reflets chromés. En quelques pas nonchalants, il se plaça à gauche de Sam. Le quatrième sortit de l’ombre. Il était différent des autres : tissus fins, chapeau orné de symboles magiques, yeux et dents naturels dans un visage brun. Il sourit,
— T’as pris le mauvais tournant, mon pote. Tant mieux, ça va nous éviter des efforts. T’as quelque chose qu’on veut Tu nous le donnes, et t’as pas de problèmes.
Sam le reconnut soudain.
— Tu es Harry Masamba.
L’homme eut l’air sincèrement navré.
— T’aurais pas dû dire ça. C’est pas malin…
C’était son arrêt de mort. Sam pivota et fila vers la rue. Juste au-dessus de lui, une balle arracha un morceau de béton. Quelques mètres encore… il était de retour dans l’avenue.
Il fonça, bousculant les piétons. La voix de Masamba, amplifiée par magie, couvrit le bruit de la rue :
— A l’assassin ! Au meurtre ! Arrêtez-le ! Appelez la police !
Sam risqua un regard derrière lui. Le voyou aux yeux chromés était sur ses talons, mais les deux zouaves en manteau avaient disparu. Masamba se tenait à l’entrée de la ruelle, hilare.
Que se passait-il encore ?