Les lumières de Seattle brillaient dans la nuit.
De l’autre côté du détroit de Pudget, les habitants du métroplexe vaquaient à leurs affaires. Les employés des corpos rentraient chez eux ou faisaient des heures supplémentaires. Les gens normaux se détendaient.
Et dans l’ombre, les truands se mettaient au travail. Janice ne pouvait pas les voir, mais les lumières brillaient pour eux. Elles promettaient un festin.
Elle contemplait les lumières, l’estomac rugissant. La faim croissait sans cesse. Et ce n’était pas une faim ordinaire. Les élancements auraient cessé depuis longtemps. Lorsqu’un humain jeûne, sa faim disparaît à mesure qu’il s’affaiblit
Janice avait eu de la viande, mais aucun véritable aliment Les petites créatures velues que lui fournissait Fantôme la maintenaient en vie sans la rassasier.
Combien de nuits pourrait-elle encore tenir ?
Elle était épuisée. Elle avait résisté au sommeil toute la journée, pour éviter les rêves. Elle gisait immobile, dans la cave de la maison où se cachait Fantôme, attendant que son frère revienne avec une solution. Au mieux, un espoir ténu. Il y avait des jours qu’il ne s’était pas manifesté ; il était probablement mort.
Alors, pourquoi attendre ?
Elle était lasse, mais le sommeil ne lui apportait que des cauchemars.
Elle ne voulait pas dormir. Pourtant elle finit par se laisser sombrer.
Ils l’attendaient dans ses rêves.
Les visages, tous les visages, à la fois identiques et différents. La jeune femme s’enfonça dans le royaume de ténèbres, au-delà du repos, au-delà du soulagement. Une petite voix lui soufflait de s’arrêter. Mais c’était une voix d’homme, et tous les hommes étaient des menteurs.
Elle se retrouva dans les bras de Hugh. Mais il était différent. Il lui faisait penser à Dan. C’était impossible, elle ne l’avait pas encore rencontré. Hugh riait. Ces yeux dorés n’étaient pas ceux de Hugh, mais ceux de l’être mauvais qui l’avait changée.
Elle se dégagea de son étreinte et s’en fut. Ils la rattrapèrent et elle se retrouva liée à une table. Elle était ligotée, l’acier froid contre son dos nu. Des blouses blanches vides se pressaient autour d’elles, mues par une curiosité scientifique dépourvue de sens. Les yeux d’or étaient toujours là. Leur propriétaire ignorait ses questions. Il l’interrogeait. Elle ne parvenait pas à lui répondre. Pourtant, il détenait l’autorité, et il méritait qu’elle lui explique. Quoi ? Elle ne savait plus. Elle avait oublié qui il était. Elle l’avait rencontré…
A l’époque où elle était encore humaine. A l’époque où elle ne savait pas encore ce qu’était la souffrance. Il lui avait appris.
Les blouses blanches parlaient. En chœur, elles déclaraient :
— Elle ne peut être restaurée.
— Inacceptable, répondit Yeux d’Or avec la voix de son frère.
La plus grosse blouse blanche se glissa près d’Yeux d’Or.
— Une expérience qui nous fournira à la fois les données et la solution du problème. Données. La formule biodynamique. Données. Métamorphose. Données. Perturbations paradynamiques de la courbe de Kano. Données. Des données pour tout, sur tout.
Yeux d’Or la regardait. Il parla :
— Faites.
Les aiguilles ! Toutes ces aiguilles !
Mais Hugh était là pour la réconforter, et la table d’opération avait disparu. Elle se trouvait sur le lit infesté de vermine qui était le sien à Yomi. Ils faisaient l’amour, dans le tonnerre et les éclairs. Elle l’aimait. Il lui caressait les seins et sa fourrure ondulait sous sa main.
Janice Verner était morte. Morte et trahie. Ses rêves n’étaient que cendres.
Les yeux de sa mère débordaient de larmes. Elle voulait se blottir dans ses bras, mais elle passa à travers eux comme si c’étaient des fantômes. Il n’avaient jamais été là, depuis la nuit où ils l’avaient laissée à Sam. Sam, son grand frère. Sam, le protecteur qui l’avait abandonnée à Yeux d’Or. Sam, qui avait tué son seul véritable amour.
Son estomac grondait. Elle s’éveilla. Elle avait faim.
* * *
Dodger flanqua un coup de poing sur le clavier du télécom.
Sa main lui fit mal. Et alors ? Ce n’était que de la chair.
Comment pouvaient-ils lui faire cela ? Comment osaient-ils ?
Qu’ils aient cru bon de l’arracher à la Matrice était déjà assez grave. Mais voler son cyberdeck ! Même le télécom avait été déconnecté de la Matrice.
Il n’était plus un enfant !
Il n’était plus au milieu des gloires du cyberspace. Il savait où il se trouvait. Il le savait trop bien. Il se demandait comment il y était parvenu, mais cela ne concernait que sa chair. Ça n’avait donc aucune importance.
Il devait retourner dans la Matrice.
Combien de temps était-il parti ? Pour elle, le temps n’était pas le même. Lui manquait-il ? Loin de la Matrice, il ne faisait plus partie de son existence. Etait-il déjà trop tard ?
Es pouvaient bien essayer de l’enfermer dans cette cage dorée, il ne se laisserait pas faire.
Ils avaient oublié ce qu’il pouvait bricoler avec des objets ordinaires. En moins de dix secondes, il eut grillé les circuits de sécurité et ouvert le verrou. Il était également certain de ne pas avoir déclenché d’alarme.
Il était nu. Aucune importance. Il connaissait le manoir. Il descendit l’escalier. Deux volées de marches plus bas se trouvait le compartiment secret
Tout était comme dans son souvenir. La station de surveillance n’avait pas changé. Il vérifia rapidement que les connexions étaient toujours actives. Il sortit le datacord. Ses doigts étaient maladroits. Ce n’était que de la chair. Mais il réussit quand même à se brancher sur la station.
On disait qu’il était dangereux de pénétrer dans le cyberspace sans l’écran d’un cyberdeck. C’était tout à fait vrai. Mais il l’avait déjà fait, avec son seul cerveau comme protection contre la réalité virtuelle.
Et alors ? Une menace contre son existence organique n’avait pas d’importance. Elle n’appartenait pas à l’existence organique. La gloire infinie du cyberspace explosa dans son esprit. Il la voyait au loin.
— Morgane, cria-t-il, j’arrive !
* * *
Sato examina son bras. Selon toute apparence, c’était un bras humain ordinaire. Les médecins avaient bien travaillé. Il releva sa manche. La cicatrice. Elle disparaissait déjà sous l’influence des médicaments et des implants. Parfait
— Akabo.
Son garde du corps se leva en douceur et traversa la pièce.
— Des nouvelles de Masamba ?
— Il cherche toujours. Le groupe de la Matrice est également au travail.
— Nous n’avons donc pas besoin de tes talents pour l’instant Je suggère que tu rendes visite à l’équipe médicale et que tu lui exprimes mes remerciements, à la manière habituelle.
— Et Soriyama ? C’est lui qui les a réunis.
— Laisse-le vivre. Il est trop précieux pour l’instant. Il comprendra l’avertissement.
Akabo s’éloigna, et Sato se prit à songer au moment où il faudrait aussi se débarrasser de lui. Bientôt, sans doute…