37

En Sam vibraient tous les rythmes de la danse. Dans sa tête s’entrechoquaient des myriades d’images. Ce que les danseurs voyaient, il pouvait le voir. Et les shadowrunners faisaient partie de la Danse.

Les visions coexistaient, d’une netteté absolue.

Les murailles du château. Des arbres. Les parois courbes du sous-marin. L’arbre de vie. De sombres tunnels. Le cercle des chamans. La terre vivante. Chien.

Chien dansait aux côtés de Sam.

* * *

— Contact.

Fantôme se redressa.

— Mouvant ?

— Négatif. La localisation correspond aux informations données. C’est le Wichita.

— Approche-nous, ordonna Tsung.

La faim mordait les entrailles de Janice. Dans l’air confiné du sous-marin, l’odeur de chair était puissante. Elle se retint. Enfin, ils allaient agir.

— Nous avons un problème, reprit Rabo.

— Tu ne peux pas aborder ? demanda Tsung.

— Bon sang ! Je le savais ! cracha Kham. On perd notre temps !

— Les sondages de densité indiquent qu’il y a de l’air dans la coque, continua Rabo, comme si personne n’avait parlé.

— Et alors ? demanda Tsung.

— La coque a dû perdre tout son air en coulant. Quelqu’un repressurise le Wichita.

— Y a-t il un autre bâtiment à proximité ?

— Rien du tout. Mais j’ai des échos sonars et ils viennent de l’intérieur. Il y a quelqu’un à bord.

— Mécaniques ou organiques, les sons ?

— T’es sûr que tu ne te farcis pas une petite simsense ? grogna Kham.

— Ça ne m’est pas arrivé depuis le raid de Fuchi. J’ai compris la leçon. C’est du vrai, Kham. Je ne sais pas ce qu’est ce bruit, mais il est réel.

Le silence retomba quelques instants dans l’étroit habitacle. Tsung se tourna vers Fantôme :

— Ils vont savoir que nous arrivons.

— Qui qu’ils soient, répondit-il.

— Cela fait une différence ? demanda Fast Stag.

— Comme tu dis, répondit Sally Tsung. Sur le contrat, c’est opposition minimum. S’il y a des problèmes, c’est plus cher.

Fast Stag se tourna vers Sally :

— Une reconnaissance astrale ?

— J’ai déjà essayé. Il y a un banc de poissons hex à l’extérieur. Ils chassent en astral et en physique, et ils m’ont foncé dessus dès que j’ai jeté un coup d’œil. Tu veux peut-être aller piquer une tête ?

— On va être forcés d’aborder à l’aveugle.

— Rabo ! Tu peux nous approcher en douce ?

— Négatif. En utilisant un des sondages passifs du Wichita, ils nous détecteront forcément. Par contre, ils ne peuvent pas deviner à qui ils ont affaire. Les banques du Wichita n’ont pas le Searaven en mémoire. Ils ne se douteront peut-être pas que nous avons les moyens de les aborder.

— Les avons-nous ?

— Bien sûr. Le Wichita est en parfait état… On peut l’approcher.

— On y va, dit Janice sourdement.

Ils l’ignorèrent tous.

— De toute façon, ils nous entendront à cause des vibrations, dit Tsung. Ce ne sera pas une surprise.

— La surprise est un outil, pas une fin en soi, observa Fantôme. Nous devons neutraliser les bombes. Si ceux qui sont à bord du Wichita sont nos ennemis, il nous faut agir vite.

Les deux guerriers de Fantôme approuvèrent. John Parker jeta un regard interrogateur à Kham. Kham à Sally Tsung. Personne ne demanda son avis à Janice.

— Si nous devons faire la fête, autant ne pas trop tarder, grommela Tsung. Ceux qui sont dans le Wichita ne sont pas venus tout seuls. Je préférerais ne pas tomber sur leur taxi.

Fantôme fit un signe.

— Rabo, on y va.

— Ça ne sera pas une surprise, dit l’interface.

— Nous n’avons pas le choix.

Le Searaven approcha d’une écoutille de secours et, lentement, le collier de connexion se positionna contre le Wichita. Kham s’y faufila. Il fallut toute la force de l’ork pour débloquer la porte restée close depuis plus de trente ans.

Enfin, dans un sifflement, le Wichita s’ouvrit. Une odeur musquée envahit le petit submersible.

Kham bondit, suivi de Parker. Tour à tour, Fantôme, Sally Tsung et les deux Indiens les suivirent. Personne n’avait demandé à Janice de venir, mais elle passa à son tour par l’écoutille. Elle ne voulait pas rester seule.

La traversée du sas fut particulièrement désagréable. Janice n’aimait pas l’eau et détestait les endroits confinés. Elle était servie.

Enfin elle posa le pied dans la coursive du Wichita. L’odeur musquée se mêlait aux effluves rances des humains et des orks. Ils ont peur, pensa Janice. Pouvaient-ils sentir son angoisse aussi facilement qu’elle sentait la leur ?

Il faisait sombre, les surfaces étaient rouillées et couvertes d’algues et de berniques. Chaque pas écrasait quelques-uns des poissons morts qui jonchaient le plancher.

Personne ne parlait. Personne n’avait envie de parler. Janice commença à soupçonner qu’ils se sentaient aussi mal qu’elle.

* * *

L’elfe avait promis de détruire les défenses électroniques de l’enclave du seigneur de la guerre Han, et il avait tenu parole.

Striper aussi. Les talents d’infiltration de la jeune femme étaient excellents, peut-être même meilleurs que les siens. Neko ne pensait pas qu’ils parviendraient à atteindre la base sans confrontation. Et pourtant, c’était ce qui s’était passé. Les incendies qu’ils avaient déclenchés dans la vallée afin de faire diversion avaient aussi joué leur rôle.

Apparemment, la base n’avait rien de militaire, mais les apparences étaient trompeuses. Les têtes nucléaires étaient dissimulées dans une batterie de silos à grain. Les hommes de Han venaient de commencer à réactiver l’endroit et ils n’avaient pas encore armé les missiles. Ils n’avaient pas testé une seule bombe. Neko était certain que l’arsenal était aussi complet que le jour où Nightfall en avait révélé l’existence à Mère-Grand.

Grâce au code de l’elfe, le jeune Japonais se connecta à un terminal. Les armes étaient bien là où il le pensait. Le shadowrunner inséra une puce dans la fente et envoya l’automate. Il créerait une admission pour deux personnes dans la zone interdite. Ceci réglé, il conduisit Striper vers l’arsenal.

Mais quelque chose l’ennuyait. La console. Elle avait un voyant allumé de plus…

Leur pénétration avait été repérée.

Ils touchaient au but. Ils tournèrent un couloir, un autre… et tombèrent face à face avec une vision grotesque. Malgré ses deux bras, ses deux jambes et sa tête, la chose dans le corridor ne ressemblait plus à un humain. Elle claqua des mandibules :

— Nightfall vous souhaite la bienvenue.

L’horreur avait figé Striper sur place.

Neko avait déjà affronté une de ces créatures. Il avait failli en mourir, mais du coup, l’effet de surprise était moindre. Il bondit. Le bout de son pied entra en contact avec la tête de la créature et le rebond l’envoya bouler derrière la jeune femme. Le coup aurait brisé les cervicales d’un troll…, mais son adversaire semblait ne pas s’en porter plus mal. L’attaque avait au moins servi à réveiller Striper, qui esquiva facilement les griffes de la créature.

Une cavalcade annonça l’arrivée des renforts. Cinq, humains… ou presque !

— Des nuisibles.

— Fais avec ! Je m’occupe de la chose…

La jeune femme disparut derrière un coude du couloir.

Neko évita le premier plongeon de la créature, espérant qu’il n’avait pas signé son arrêt de mort par cette acrobatie. Dans le couloir résonnaient des rugissements, des hurlements et des coups de feu.

Tant pis pour la discrétion.

Il frappa une seconde fois. Le monstre esquiva et réussit même à l’érafler. Mais Neko avait gagné un peu d’espace. Le temps que la bête s’approche, il eut sorti son arme.

L’insecte se rua sur lui. L’Arikasa Sunset était théoriquement moins puissant que le Kang de Striper, mais Neko utilisait des balles explosives. La chose arrivait. Il tira quasiment à bout portant

Le choc le rejeta en arrière contre le mur et il s’écroula, couvert de lambeaux d’organes et de chitine.

Le corridor mit plusieurs minutes à s’arrêter de tourbillonner. Les morceaux épars de son ennemi gisait sur le sol. Neko aurait souri si l’alarme ne s’était soudain mise à hurler.

Les portes extérieures allaient se fermer. Sortir se révélerait difficile.

S’ils ressortaient.

Neko se retourna vers le corridor désert. Striper n’était pas revenue.

* * *

De la fenêtre du palace de Denver, Sato contemplait les montagnes lointaines.

— Je n’ai que peu de temps, monsieur Masamba, dit-il d’une voix glaciale.

Le magicien pâlit, mais son regard était résolu.

— C’est de la magie. De la magie très puissante, en train de se former.

— C’est l’affaire de votre département. Faites votre travail.

Masamba s’éclaircit la gorge.

— Je ne crois pas que ce soit une histoire qui intéresse Renraku, monsieur.

Sato leva un sourcil et se retourna. Les deux hommes se jaugèrent quelques instants du regard.

— Pas une histoire qui intéresse Renraku. Bien. De quoi s’agit-il ?

— Je ne sais pas exactement De fortes interférences m’empêchent d’aller étudier le site en astral. Mais les forces bougent. Un rituel majeur se prépare, tout près d’ici.

— Qui me concernerait ?

— Je crois. J’ai détecté une trace de l’aura de ce chaman. Celui qui avait récupéré la pierre.

— Peux-tu ériger des défenses ?

— Donnez-moi du temps, des nuyens, quelques douzaines d’assistants et je vous protégerai contre une escadre de dragons.

Sato frissonna. La confrontation était proche. Il se tourna vers le samouraï qui assistait à la conversation, le regard indifférent.

— Akabo… Y a t-il eu récemment un assaut physique sur nos installations ?

— Rien de précis, répondit le samouraï. Le seul gros raid de la semaine dernière concernait les banques de données de Seretech.

— Sur nos intérêts ?

— Sinon je ne l’aurais pas mentionné. La formule biodynamique en était la cible.

— Ce n’est pas un hasard. Vous avez identifié le voleur ?

— Pas encore. L’intrusion a Hong Kong pour origine. Ohara le certifie.

— Nous en savons assez.

Le sérum était son projet. Et il savait qui avait organisé cette intrusion. Il n’en avait jamais parlé à Mère-Grand, mais Hong Kong ne pouvait être une coïncidence.

— Masamba, nous devons rechercher la cause de cette magie. Akabo, fais-le nécessaire pour préparer Crépuscule. Place également les unités locales de Samouraïs Rouges en alerte.

Masamba acquiesça, mais Akabo ne bougea pas d’un pouce.

— Est-il sage de mêler directement la compagnie à cette affaire ? demanda-t-il enfin.

Le ton de Sato se fit glacial :

— Doutes-tu de mes ordres ?

— lie, kansayaku, répondit Akabo.

— Alors, obéis.

— Ho, kansayaku, dit-il en s’inclinant très bas.

Le corporatiste se tourna vers la fenêtre. C’était le moment de réfléchir. Il se gratta inconsciemment la poitrine.