14

De l’obscurité jaillit une gigantesque forme humanoïde.

Elle s’immobilisa à l’extrémité du cercle, battit l’air de ses longs bras et attrapa un tronc d’arbre de sa main simiesque. D’un geste large et puissant, la chose balaya les pierres du cercle extérieur.

Deux autres créatures se mouvaient déjà dans les ténèbres. Trois mètres de muscles noueux et de peau calleuse, des cornes asymétriques couronnant une tête malformée et hideuse… D’un geste d’une violence inouïe, la première bête lança le tronc en direction de Sam. Le missile rata sa cible d’un bon mètre et roula sur les pierres du cercle jusqu’aux pieds du chaman. Le monstre chargea. Sam se jeta de côté, faisant voler le sable coloré.

Il se mit à couvert derrière un amas de rochers. Alertée par le vacarme, Loutre Grise s’y trouvait déjà, son pistolet-mitrailleur SCK100 à la main. Sam se sentit heureux de sa présence. Si Fantôme et Hart avaient pu être là aussi… A quelques mètres, les créatures ravageaient le cercle, brisant les rochers. La lumière magique s’évanouit et la nuit retomba sur la montagne.

Rikki se glissa derrière les rochers en chuchotant :

— Qu’est ce que c’est que ces monstres ?

— Dzoo-noo-qua, souffla Loutre Grise.

— Doo-zoo-quoi ?

— Qu’importe le nom, Rikki. Nous avons des ennuis.

Plissant les yeux, Sam étudia soigneusement le terrain, cherchant à percer l’obscurité.

— Janice, Manx… Où sont-ils ?

Rikki émit un petit rire nerveux.

— Aucune idée. L’environnement n’est pas très sain, par ici. Ils ont dû mettre les bouts.

Dans une explosion de lumière blanche, la clairière s’illumina. Une fusée éclairante. Espérons qu’il s’agit de Hart ou de Fantôme, pensa Sam. Ne manquerait plus que les troupes de Salish-Shidhe viennent mettre leur nez là-dedans.

La lueur métallique inondait la pente. Soudain, Sam aperçut Manx. Un des dzoos avait réussi à la coincer au bord de la clairière, là où la paroi tombait à pic. Des jets d’énergie magique sortaient des mains de la chaman, sans ralentir la bête. Manx trébucha et la créature la saisit. La seconde patte du monstre se posa sur son corps, et la jeune femme se mit à hurler. La bête ne l’avait ni mordue, ni griffée ; pourtant, la chaman se tordait de douleur. Sam eut un hoquet d’horreur. La peau de Manx se desséchait, ses cheveux noirs devenaient plus gris que cendre. La créature parut grandir – où était-ce une illusion due aux ombres dansant sur la montagne ? Le dzoo leva la tête et hurla, un cri de victoire qui glaça Sam jusqu’au sang.

Sans réfléchir, le chaman se leva et hurla lui aussi, de peine et de colère. Chien était en lui tandis qu’il concentrait son pouvoir, que ses babines se retroussaient et qu’il projetait sa puissance en un éclair d’énergie. Atteinte de plein fouet, la chose trébucha, lâchant un amas d’os et de chair morte…, tout ce qui restait de Manx.

Le dzoo se retourna lentement, fixa Sam de ses yeux injectés de sang et chargea. Le crépitement de l’arme de Loutre Grise noya son grognement. Sam aperçut du coin de l’œil Rikki qui s’éloignait en rampant. Il ferma les yeux, préparant une seconde contre-attaque. Mais les balles ricochaient sur la carapace et la bête fut sur eux. D’un revers de la main, elle envoya Loutre Grise rouler sur les rochers. Sam se jeta en arrière, Il contrôla mal sa chute. Sa cheville lâcha et il se retrouva à terre. Déjà, le monstre se penchait sur lui, sa respiration fétide et étouffante à quelques centimètres de son visage. Il se prépara à hurler…

La bête se releva, une expression étonnée sur le visage.

Janice était venue au secours de Sam. Calmement, tous les muscles tendus, elle souleva le dzoo au-dessus de sa tête. La chose se débattit furieusement, mais Janice tenait bon. Son bras se détendit, plaquant la chose sur les rochers. Agitant frénétiquement les membres, le dzoo la frappa au creux de la jambe. Janice perdit l’équilibre. Des griffes déchirèrent sa chair ; le temps que la chose se relève, les blessures se refermaient déjà. Les deux titans s’étreignirent dans une embrassade furieuse, roulèrent au sol, disparaissant du cercle de lumière.

Sam resta à terre, stupéfait. Il entendit, comme dans un rêve, le hurlement de Fantôme… Rassemblant ses dernières forces, il bondit sur le côté. Le tronc d’arbre s’abattit à la place que sa tête occupait quelques instants auparavant, écrasant une partie de son avant-bras. A moitié assommé par la douleur, Sam tenta de se relever… puis retomba. L’ombre du deuxième dzoo-noo-qua couvrit le rocher. Sam était trop groggy pour lancer un sort…

Fantôme frappa la bête aux genoux. Surpris, le dzoo recula. Les Ingram de l’Indien se mirent à cracher. Concentrant son feu sur le cou de la créature, le samouraï reculait lentement. Peu à peu, la chair se transforma en charpie. Le torse maculé par de longues rigoles de sang, le dzoo-noo-qua fonça sur Fantôme, qui esquiva gracieusement l’attaque. Le monstre continua sa course, soudain interrompue par un choc sourd. Il y eut un gargouillement, puis le silence retomba sur la clairière.

Fantôme se pencha sur Sam, puis se releva avec un hochement de tête rassuré. Loutre Grise arrivait en boitillant. Son corps et son visage étaient couverts de bleus, mais ses blessures paraissaient superficielles.

Rikki, inquiet mais intact, la suivait. Hart apparut en pleine course, une arme dans la main droite, la lueur d’un sort d’attaque faisant étinceler la gauche.

— C’est fini, souffla Fantôme, un demi-sourire aux lèvres.

La lueur du sort disparut ; Hart jeta ses bras autour de Sam, qui l’étreignit.

— Ça va… Je vais bien, souffla-t-il.

— J’étais trop loin… Ou est Janice ?

— Je ne sais pas. Elle se battait contre un des dzoo-noo-qua. Ils ont disparu par là.

— C’est… fini aussi, annonça Fantôme.

— Janice ?

Le souffle de Sam était court. Fantôme ne dit rien.

Sam se leva d’un bond et courut vers les bosquets, Hart à ses côtés. Ils n’eurent pas à aller loin.

Janice était à moins de douze mètres de là, vivante. Devant les yeux effarés de Sam, ses blessures se refermaient à toute allure. Mais ce n’était pas là ce qui glaçait son frère.

Janice dévorait le dzoo.

Réalisant soudain qu’elle avait des spectateurs, elle leva les yeux.

Sam ne vit d’abord que de la faim dans son regard. Puis la lueur furieuse disparut de ses pupilles. Sans un mot, elle se glissa dans les ombres. Epuisé, Sam resta sur place. Hart posa une main légère sur son bras, mais le chaman resta sans réaction.

La bête. La bête prenait possession de Janice.

Le père Rinaldi se glissa derrière eux.

— Ces dzoo-noo-qua. Ce sont des êtres intelligents, Sam. Pas des animaux.

Sam secoua la tête.

— L’encyclopédie des animaux paranormaux de Paterson donne les dzoo-noo-qua comme des créatures non pensantes. Et le Conseil Salish-Shidhe offre une récompense pour leur destruction.

— Le Conseil a également mis la tête des wendigos à prix, rappela Rinaldi.

Sam serra les mâchoires, réprimant un sanglot. Le regard dans le vide, il s’éloigna du cadavre et retourna vers la clairière. Le prêtre commença à soigner sa blessure. Une fois le bras du chaman bandé, il dit tristement :

— Désolé, Sam. Mais frère Mark, frère Paulus et moi devrons discuter de la situation.

Sam hocha la tête, évitant le regard du religieux.

— Faites ce que vous avez à faire, mon père. Je comprends.

— Je l’espère, Sam.

— Chacun de nous fait ce qu’il a à faire.

Le prêtre lui jeta un regard bizarre mais ne dit rien. Loutre Grise se tourna vers lui et lui proposa de le reconduire au métroplexe.

D’un signe de tête, le prêtre accepta. Jetant un coup d’œil derrière elle, la jeune femme croisa le regard du chaman. Doucement, prononça Sam, à voix très basse. Loutre Grise saisit le mouvement des lèvres et fit un petit signe de tête. Elle avait compris.

Chacun de nous fait ce qu’ ’il a à faire.

Rinaldi et Loutre Grise disparurent dans les ténèbres. Sam se retourna… Jailli du néant, Dodger se tenait à son côté. La tête de Sam tournait. Il ne chercha pas à comprendre pourquoi ou comment l’elfe était arrivé là.

— Le moment est-il venu de passer au plan B ?

— Tu sais ce que tu as à faire, Dodger.

— C’est vrai. Il suffit, sire Twist, d’appuyer sur une touche. Pas d’inquiétude. Les bons Frères recevront leurs ordres avant que le père Rinaldi ait atteint les limites du métroplexe. Il recevra également une convocation exigeant son prompt retour.

— Ils ne se douteront de rien ?

— Honte sur toi, sire Twist ! Ne doute pas de ma compétence. L’illusion sera parfaite… jusqu’à ce qu’ils soient confrontés à leur véritable supérieur, à Rome. Bien sûr, il sera trop tard. Cependant messire, je dois te parler d’un autre problème…

Sam secoua la tête. Rien ne pouvait être pire que ce qui s’était passé ce jour… Pourtant l’expression de Dodger promettait une sacrée calamité.

— Vas-y…