28

Coyote Hurlant interrompit sa chanson et posa sa flûte.

— Pourquoi est-ce que je m’embête avec tout ça ?

— Parce que vous avez promis de m’aider, répondit Sam.

— Je ne te parlais pas, gamin. Pas besoin de me donner la réponse, je la connais déjà.

— Alors pourquoi… Oh, laissez tomber.

Sam était fatigué. Il avait passé la matinée à répéter la danse complexe que lui avait montrée le chaman, mais ce n’était pas suffisant pour Coyote Hurlant. En dépit de la simplicité des pas, Sam perdait le rythme au bout de quelques minutes.

C’était pourtant si simple. Pourquoi n’y arrivait-il pas ?

Il regarda le ciel. Pas étonnant que le vieil homme soit en colère. Le soleil commençait à descendre, et Sam n’avait pas réussi à danser plus d’une demi-heure d’affilée. Les puces d’histoire disaient que les Danseurs Fantômes accomplissaient des rituels de plusieurs jours, sans jamais rompre la cadence. Le vieux chaman saisit le pendentif que Sam portait autour du cou.

— Qu’est-ce que c’est, petit Chien ?

— Une dent fossile, que j’utilise pour concentrer le pouvoir.

— Et les trucs attachés à ta veste ?

— Des fétiches. Ils m’aident aussi. J’en ai perdu pas mal quand Urdli m’a projeté à travers la vitrine.

— Quel est le point commun entre la dent et les fétiches ?

— J’ai trouvé la dent juste avant de rencontrer Chien pour la première fois. Je pense que c’est une dent de dragon. Elle est magique, comme les fétiches.

— Et les images dans ta poche intérieure gauche ?

— Ce ne sont que des images, elles ne sont pas magiques.

— Ta sœur, ton frère et tes parents, hein ? Si ces gens comptent pour toi, leur représentation est magique aussi. Les liens sont importants en magie, tu ne crois pas ? T’embête pas à répondre. Mais dis-moi ce que tout cela à en commun.

Sam n’en savait rien et répondit au hasard :

— Tout cela est lié à ma magie.

— T’as trouvé ça tout seul ?

— Oui, aboya Sam, exaspéré.

— Bon. Maintenant, prépare un feu.

Il fallut plus d’une heure à Sam pour disposer le bois de manière à satisfaire le chaman. Il dut aussi aller chercher des plantes dans la réserve du kiva. Le chaman les éparpilla sur les bûches.

Le feu prit tout de suite. Sam aurait aimé s’asseoir et se détendre, mais Coyote Hurlant avait d’autres projets :

— Suis-moi. Mets tes pas dans les miens. Ecoute le chant. Chante lorsque tu le sauras.

Et il commença à danser autour du feu. Sa voix était basse, et on pouvait sentir le pouvoir en lui. C’était une incantation.

Sam le suivit. Il était englouti dans la fumée résineuse. Le chant emplissait son esprit et il s’y joignit.

La fumée se changea en nuage, qui se concentra de l’autre côté du feu. Une forme se dessina. C’était un humain à tête de coyote. Il pointa son museau vers les étoiles et hurla à la lune, sans bruit. Puis il tourna vers Sam. Il souriait. Sam se laissa absorber.

Il était en harmonie avec le monde, il n’avait pas peur. Il se laissa dériver sur le mana, s’enfonçant de plus en plus dans le royaume de la magie.

Il pensa à sa première rencontre avec Chien et comprit que la magie l’avait déjà touché auparavant. Quand ? Il se souvenait d’avoir repoussé une boule de feu, il y avait bien longtemps. Mais plus tôt ?

Son esprit remontait le temps, avide de le découvrir et d’apprendre. Autrefois devint maintenant et il fut ce qu’il avait été. Twist le chaman coexistait avec Samuel Verner, un humain banal.

Il était 21 heures, le 7 juillet 2039.

Quand il le comprit, il faillit rompre le sort. Pour l’instant, il n’était qu’un adolescent comme un autre. Dans une heure, il serait orphelin.

Plus tard, on se souviendrait de cette date comme de la Nuit de la Fureur. Le monde avait été emporté dans une explosion de violence. Les métahumains, la plupart du temps, étaient victimes des pogroms ; mais dans certains endroits, ils contre-attaquèrent. Dans les grandes villes, les émeutes durèrent des jours. Dans les campagnes, elles se prolongèrent pendant des semaines.

Comme bien d’autres familles, les Verner furent pris dans la tourmente. Ils étaient sortis pour dîner. Dans le métro, sur le chemin du retour, ils avaient commencé à entendre parler de la liquidation de milliers de métahumains. Sam sentait la peur de ses parents. Olivier et Janice aussi. Olivier se tourna vers lui pour le rassurer. Janice commença à pleurer et demanda à sa mère de la porter.

Ils sortaient du métro lorsque Sam comprit que quelque chose n’allait pas. Le quartier était éclairé comme en plein jour, et les chiens hurlaient à la mort.

Ils découvrirent leur maison en flammes. Il y avait des graffitis du genre « Traître à la Race » et « Ta mère avec les orks » sur la clôture. Sam aperçut une silhouette déformée dans les flammes. Il ne comprit pas, mais son moi futur reconnut Varly, leur homme à tout faire ork, crucifié.

Père ordonna à Olivier de rester avec mère. Elle prit Janice et Sam. Père avança vers le groupe qui l’attendait devant la pelouse. Mère pleurait. Père ordonna à la foule de se disperser.

Ils rirent. L’un d’eux avança et cria quelque chose. Un autre frappa père derrière les genoux avec un piquet de clôture. Il tomba, et ce fut la curée.

Olivier se rua vers eux, et disparut dans la foule. Sam entendit des cris…

Ils furent rejoints. On les arracha à mère. Sam prit sa sœur par la main et courut. Il savait qu’il ne pourrait pas les semer. Il n’était qu’un enfant. Il se dissimula dans l’appentis des Foster, protégeant sa sœur du mieux qu’il pouvait.

Twist comprit que le besoin d’aide du jeune Sam avait fait venir l’esprit de la ville. Il avait étendu la protection sur sa sœur et lui.

Ce n’était qu’un petit esprit très faible, mais il fit l’affaire. On les oublia.

La foule tourna sa rage vers la maison des Anderson. Lorsqu’elle fut en flammes, les émeutiers s’éloignèrent.

Sa sœur s’endormit Un homme descendait la rue. Il était très élégant, et semblait curieusement déplacé. C’était M. Enterich, un agent du dragon Lofwyr. Depuis l’affaire Haesslich, il symbolisait pour Twist toute la duplicité et la corruption des corpos. Il n’aurait pas dû être là cette nuit.

Appuyé sur sa canne, il contemplait l’incendie de la maison des Verner. Une ombre passa au-dessus de Sam, disparut revint… Sam leva les yeux et vit le dragon. La créature se posa silencieusement près d’Enterich. Ce n’était pas Lofwyr.

— Réussi ?

— Pas de trace, pas de piste. La lignée doit être éteinte.

Le dragon exultait :

— Le troupeau est décimé, et mes petits rivaux ne trouveront pas d’alliés. Il brûlent, ils brûlent tous. -Les flammes ne sont-elles pas belles ?

— Peut-être, répondit Enterich. Mais nous ne contrôlons plus rien. Le chaos se paye toujours très cher.

Le dragon étendit ses ailes. Sam se cacha de son mieux. Twist était submergé par sa terreur enfantine. La bête partit. Ses parents et son frère étaient morts. Coyote Hurlant apparut à son côté.

— Donnerais-tu ta vie pour les faire revivre ?

— Ils n’aimeraient pas ce que le monde est devenu. Tôt ou tard, ils mourraient de nouveau. Laissons-les reposer en paix.

— Et si tu avais le pouvoir de changer le monde ? Janice reposait toujours dans ses bras.

— Mais je le change. Nous le changeons tous. Nous devons tous rendre les choses meilleures, pour nous et nos enfants.

— Tu veux dire meilleures pour toi, j’imagine ?

— Non, meilleures pour tout le monde.

— A quel prix ?

Sam contempla le corps de ses parents. Ils disparaissaient, comme Janice et le reste de la vision.

— Je ne peux pas payer moins qu’eux.

— Bien sûr que si. La plupart des gens évitent de mourir pour leur foi, tu sais.

— Tout a un prix. Tôt ou tard, on doit payer.

— Pas mal, petit Chien. Tout n’est peut-être pas perdu pour toi, finalement. C’est le premier pas de la Danse.

« A moins que ce soit le dernier ? Je suis un vieillard et je ne me rappelle plus très bien. »

Sam hocha tristement la tête et suivit le chaman vers le soleil levant.