— Allons prendre un bain.
Coyote Hurlant se leva. Sam fit de même… et se cogna la tête contre le plafond du sauna indien. Habitué à l’architecture basse du lieu, le vieux chaman était déjà sorti du bâtiment. Sam le suivit heureux de quitter la pièce étouffante et confinée.
Le changement brutal de température le fît frissonner. A cette altitude, les soirées étaient fraîches. Ils descendirent la pente. Coyote Hurlant pénétra directement dans les eaux glacées du lac, et voyant son compagnon hésiter, l’aspergea généreusement. Sam plongea.
Il revint à la surface en grelottant et accomplit les gestes rituels en se demandant si ses doigts de pieds n’étaient pas irrémédiablement gelés.
Coyote Hurlant enfin satisfait, ils rejoignirent la rive. Sam se glissa dans la tenue sacramentelle – un léger pagne de cuir, des chausses rayées de rouge, une chemise ornée de flamboyants soleils écarlates. Une couverture enroulée autour de ses épaules lui permit d’en cacher le motif, qui ne devait être révélé qu’au moment voulu.
— Quel visage vas-tu porter ?
— Pardon ?
— Tu dois présenter à la Terre le visage de tes desseins et de tes espoirs.
Sam observa les jarres de pigments colorés, hésitant. Ses desseins et ses espoirs ? Pourquoi était-il là ? La réponse se présenta à lui, évidente : pour sa sœur. Peut-être dansaient-ils aujourd’hui pour sauver le monde de la menace d’Arachné…, mais son premier désir, ce pour quoi il avait toujours lutté, était de soigner Janice.
Il devait être honnête envers lui-même, honnête envers la terre qui le verrait danser. Quel meilleur visage que celui de sa sœur ?
Plongeant sa main dans le pigment noir, il peignit sa peau. Avec le blanc, il esquissa la crinière du wendigo. Sur son front, un soleil rouge, symbole de l’espoir et de l’aube.
A son côté, Coyote Hurlant se préparait. Sur un visage aussi sombre que celui de Sam, il avait dessiné une fine ligne jaune, courant de la paupière au haut de la joue. Une peau de coyote couvrait son dos, la tête de l’animal reposant sur son crâne.
Sam l’observa avec curiosité. Les couleurs et le dessin ne lui étaient pas familiers.
— Que représente ton visage ?
— La mort.
Pendant que Sam assimilait cette étrange réponse, Coyote Hurlant lui tendit une peau de chien. Sam s’en couvrit. Le vieux chaman l’observa sous toutes les coutures avant de se déclarer satisfait. Quittant les rives du lac, ils se dirigèrent vers la forêt Le sol descendait jusqu’à une petite clairière qui s’ouvrait sur un amphithéâtre naturel de gigantesques pins. Eclairés par les dernières lueurs du crépuscule, des silhouettes s’activaient réunissant des branches et des broussailles. A l’arrivée de Sam et de Coyote Hurlant, le bruit sourd des conversations s’éteignit.
Le vieux chaman monta sur une petite hauteur et leva les bras. A son signal, les flammes jaillirent des bûchers placés aux quatre points cardinaux.
Etonné, Sam laissa flotter son regard sur l’amphithéâtre. Le nombre de chamans réunis en ce lieu était réellement stupéfiant. Coyote Hurlant lui avait dit qu’il lancerait un appel, mais Sam ne s’attendait pas à un tel résultat. Il y avait là des représentants de toutes les nations d’Amérique du Nord. Décorés de symboles lunaires ou solaires, de croix, de cercles et d’étoiles, les vêtements des magiciens et de leurs assistants créaient dans la semi-obscurité une danse de couleurs bariolées.
Une silhouette se dirigea vers eux. Sam observa avec stupéfaction la chemise couverte de constellations, le pantalon bleu comme le ciel étoile…
— Loutre Grise ? Mais que fais-tu là ?
— J’ai entendu parler de la Danse, répondit-elle en souriant.
— Tu n’es pas chaman !
— Nul besoin de l’être pour danser…
Coyote Hurlant fit un signe de tête approbateur.
— Elle a raison, chaman Chien. Il suffit d’avoir la foi et d’être prêt à mourir.
— Mais…
— Il est temps, coupa le vieil homme. La lune se lève.
Attrapant Sam par le bras, le chaman l’entraîna vers le centre de la clairière. Couché là se trouvait le tronc d’un grand pin, dont une partie des branches avaient été élaguées. Les chamans accrochaient aux ramures restantes des ballots de contenu et de taille divers : totems, plantes médicinales, plumes et tissus. Quand le pin se dresserait au milieu de la clairière, il deviendrait l’arbre de vie, nexus et symbole du rituel, axe autour duquel évolueraient les danseurs. Leur lien avec la terre.
Coyote Hurlant approchait du centre de la clairière quand une délégation de chamans indiens se leva pour l’accueillir. Vu la beauté de leurs costumes de cérémonie, Sam déduisit qu’ils devaient être des personnages de haut rang. Un des plus jeunes se planta devant Coyote Hurlant, lui lançant un défi.
Du moins Sam déduisit-il, au ton de sa voix, qu’il s’agissait d’un défi. La langue lui était inconnue.
La réponse de Coyote Hurlant fut brève et sèche, soulevant des commentaires furieux dans la délégation. Il était clair qu’il y avait dissension. Ces chamans étaient peut-être venus pour arrêter la Danse, non pour y participer… Si seulement Sam avait pu emporter une puce de traduction, il aurait su si c’était de l’inquiétude ou de la haine qui s’affichait sur certains des visages….
Le vieux chaman commença un discours, dont Sam observa l’effet sur les magiciens assemblés. Parfois, leur moue dubitative laissait place à la détermination. Mais tous n’étaient pas convaincus.
Coyote Hurlant se tourna brusquement vers Sam :
— Montre-leur.
— Quoi ?
— La Danse. Commence-la.
Le vieux chaman s’assit. Sam le regarda, étonné, mais ses yeux n’exprimaient que de l’attente. Les membres de la délégation l’observaient Nulle aide ni sympathie à attendre de ce côté-là. Alors ? Sam se retourna vers l’amphithéâtre. La Danse ne pouvait commencer sans que le pin soit relevé. Un silence de mort régnait sur la clairière. Sam était seul.
Il n’y avait qu’un moyen.
Chien !
« Qui m’appelle ? »
J’appelle, ô totem. Je veux ton aide et ta puissance.
« Ai-je de la puissance ? »
Tu es la puissance.
« Tu portes ma peau. Es-tu ce que je suis ? »
Je porte ta peau. Je suis ce que je dois être.
« Je suis ce que je suis. Qui es-tu ? »
Je suis ce que je suis. Je suis Chien.
Sam/Chien hurla joyeusement à la lune.
Sam ouvrit les yeux. La nuit était tombée. Sa couverture entourait la base de l’arbre de vie, sa peau de chien en ornait la cime.
L’arbre était debout.
Joie et puissance emplirent Sam. Il vit son image se refléter dans les yeux des chamans qui l’entouraient. Ses épaules recouvertes de fourrure, son museau, sa tête couronnée de deux oreilles pointues. Le masque du chaman était sur lui, et il était drapé dans une aura de puissance.
Il se tourna vers Coyote Hurlant :
— Où est le tambour ?
— Pas de tambour. Ceci est la Grande Danse Fantôme.
— O.K. Pas de tambour. Et le rythme ?
— Cherche en toi.
Sam sourit.
— Et si je ne le trouve pas, pas de Danse.
Coyote Hurlant lui rendit son sourire.
— Eh bien, homme Chien. Tu n’es pas qu’un crétin de Blanc, finalement…
Le vieux chaman commença à chanter et Sam le suivit, sentant le désir et l’attente monter dans son cœur. La mélodie s’éleva dans l’air de la nuit, puisant de puissance inexprimée. La voix de Sam se raffermit. Les mots lui étaient inconnus, mais la magie était toute proche.
Proche, mais pas encore là…
Sam répéta le chant. Coyote Hurlant s’était tu, et il était seul. La puissance jaillit tandis que les vieux chamans se joignaient à sa voix. Les mains s’étreignirent, le cercle se forma. La Danse commençait.
* * *
Dès le départ de Sam, Morgane était réapparue au côté de Dodger, radieuse de beauté et de force. Sa présence noyait l’elfe dans un océan de délices, le pénétrant d’un sentiment inexprimable de joie et de liberté. Mais l’euphorie de l’amour ne lui faisait pas oublier ses promesses. Ensemble, ils étudièrent les données que Sam leur avait transmises.
Trouver les adresses-systèmes nécessaires à leur recherche était un jeu d’enfant
Ils partirent à la cueillette. Elle était une nymphe d’argent drapée dans un vêtement d’ébène, lui, un enfant d’ébène drapé dans une cape étoilée. Ensemble ils parcoururent les chemins secrets de la Matrice, glissant à travers les ombres accueillantes. Donnée par donnée, ils rassemblèrent les informations nécessaires et les envoyèrent danser aux pieds des shadowrunners dépêchés par Sam. Ensemble, ils étaient invincibles.
Une tâche plus stimulante les attendait maintenant.
L’enfant d’ébène et la nymphe de chrome étudièrent l’immense toile argentée. Le système de Mère-Grand était, pour les shadowrunners, un filet mortel, mais pour les deux compagnons, chaque maille devint une route, chaque nœud une porte, chaque trou un couloir où marcher. En quelques acrobaties clandestines, ils s’enfoncèrent dans le domaine interdit.
Au cœur de la toile se trouvaient des cocons d’informations qui attendaient, pour s’ouvrir, la présence de leur maîtresse. La lame aiguisée de Morgane les fendit en deux, révélant leurs trésors cachés. Des joyaux dissimulés là, Dodger choisit le plus précieux, et Morgane lui en offrit les secrets. Une richesse infinie d’informations, une dense sphère d’énigmes, et rien ni personne ne pouvait les empêcher d’y puiser.
Il y avait là tout ce que Sam désirait… Ou presque. Car Mère-Grand était prudente, et ne gardait pas toutes ses données dans un même lieu. Dodger étudia, une par une, les infos à sa disposition. Mère-Grand n’avait pas d’autres cibles que les lieux où Sam avait envoyé ses équipes.
Morgane arriva à la même conclusion.
— Pour moi, il y a curiosité. Les événements, qui sont si graves, sont-ils également si simples ? Samuel Verner/Sam/Twist n’a-t-il pas d’autres demandes ?
— Pas pour le moment.
Dodger se sentait étrangement déçu. Morgane, semblait-il, était à l’unisson.
— Mais où était le défi ?
— Il fallait réussir, mon aimée. Mais l’ennemi n’était pas de notre force. L’étape suivante, je crois, se révélera plus intéressante.
— Le raid ?
— En vérité. Car le raid est, pour le shadowrunner, la véritable épreuve. Un espace/temps où l’esprit et le talent sont opposés aux défenses, aux obstacles et aux GLACES du chevalier ennemi. Une épreuve où toute retraite nous sera interdite, car nos frères d’armes paieraient chèrement notre lâcheté. Nous ne pouvons trahir leur confiance. Nous ne pouvons pas permettre aux mécréants d’utiliser contre eux les atouts de la Matrice.
— Nos frères d’armes ? Samuel Verner/Sam/Twist est parmi eux ?
— Je le suppose. Mais même s’il ne s’y trouve pas en personne, là combattront des êtres qui lui sont chers, et dont la perte lui serait plus douloureuse que sa propre fin.
— Pour moi, existe le désir qu’il ne lui arrive pas de mal.
— Pour moi également. Ainsi, nous ferons tout ce que nous pourrons pour que son plan réussisse.