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Neko Noguchi était content de lui.

Trouver l’information avait été simple, et l’elfe lui en donnerait sans doute un bon prix. Mais telle n’était pas la raison de sa satisfaction. Son changement prochain de statut le ravissait. Il s’était débarrassé de l’intermédiaire.

Cog s’était retiré du marché dès que Neko lui avait annoncé qu’il avait récupéré des informations supplémentaires sur le sujet qui l’intéressait. Le marchand lui avait arrangé un rendez-vous direct avec le decker, renonçant à son pourcentage.

Neko bâilla et observa la foule. Mélangés aux voyous et aux clochards, d’honnêtes salariés se ruaient vers leurs petites vies ordonnées. Hong Kong. Une mosaïque de races et de couleurs, un tourbillon de cultures et de dangers.

L’Enclave n’avait pas toujours été ainsi. A une époque pas si lointaine, disaient les anciens, la population était presque exclusivement chinoise. Neko sourit. Devant le mélange de Japonais, de Caucasiens et de Noirs chinois qui hantaient les avenues, il avait du mal à l’imaginer. Il bâilla de nouveau. Peu importait l’histoire, au fond. Il aimait l’Enclave d’aujourd’hui, son bouillonnement, ses foules indifférentes.

Le téléphone devant lequel il se tenait sonna brusquement. De manière à ne pas être vu par son interlocuteur, Neko installa un cache sur l’écran, puis activa le circuit

— Moshi, moshi.

— Je vous écoute.

Un écran noir, une voix électroniquement déformée… L’elfe était prudent

— Je vous ai dit ce que j’avais à vendre, souffla le jeune Japonais. Et je vous ai exposé les règles. On fait le transfert ou je cherche un autre client ?

C’était du bluff. Neko ne connaissait personne d’autre qui fût intéressé. Avec du temps, il pourrait sans doute dénicher un nouvel acheteur, mais l’information s’en trouverait dévaluée. Comme toujours, un deal rapide signifiait un profit maximal.

Le buste d’un elfe vu de trois quarts apparut sur l'écran. Les cheveux étaient plus courts que ceux de l’image virtuelle que Neko avait rencontrée, mais le nez, la mâchoire et les yeux étaient identiques.

— Vous êtes un peu différent de votre icône. Changement de look ?

— On est esclave de la mode, vous savez, répliqua l’elfe avec une nonchalance forcée. Je prépare le payement

— Parfait Rappelez dans dix minutes.

Neko coupa le circuit sans attendre de réponse. Il fallait être capable de surprendre sans cesse le client pour le garder sous contrôle.

Dix minutes plus tard, Neko s’était fait confirmer le transfert de fonds. Avant même d’avoir donné les informations… Une belle réussite. L’elfe rappela.

— La confiance règne, dit le jeune Japonais. Et si je m’étais sauvé ?

Son interlocuteur se mit à rire.

— J’aurais récupéré le fric. Je suis un decker, vous vous souvenez ?

Fronçant les sourcils, Neko se dit qu’il en était sans doute capable, et décida de retirer la somme en liquide dès qu’il aurait coupé la communication.

— Prêt à recevoir ?

— Affirmatif.

— O.K. Je branche la puce et j’envoie les données en protégé. Code sept-trois. Vous restez en ligne et vous me dites si c’est passé.

— Très bien.

Ça me donnera le temps de retirer le fric. Neko lança le transfert comme promis. Il empochait une demi-douzaine de puces de crédit lorsque l’elfe revint en ligne :

— La réception est complète, et le code est bon. Rappelez-moi dans vingt-quatre heures. J’aurai peut-être autre chose pour vous.

Neko trahit sa satisfaction, mais pas sa surprise.

— Super. Mais faites-moi une faveur, vieux. Ne changez pas de look d’ici demain. Pour nous les norms, les elfes se ressemblent tous. J’ai failli ne pas vous reconnaître, tout à l’heure.

— Ne vous inquiétez pas de mon apparence, jeune homme. Mon argent est bon, que je sache ? Il ne vous faut rien d’autre.

L’écran devint blanc. Neko haussa les épaules et sourit. Après tout, dans les affaires, on n’est pas obligé d’aimer les gens avec qui on travaille…

* * *

Du seuil où il se tenait, Urdli observait le decker. Il était très maigre, presque assez pour être australien. Mais c’était un elfe caucasien, et il était sous-alimenté. Les choses implantées dans son corps étaient répugnantes. Une vipère de chrome sortait d’un trou de sa tête et sa queue écailleuse disparaissait dans un objet qui, selon Estios, était un cyberdeck Fuchi 7.

Teresa O’Connor était en train de changer le goutte-à-goutte. C’était une perte de temps. Il s’était écoulé plus de douze heures depuis que le decker était entré dans la Matrice ; d’après ce qu’avait entendu dire Urdli, cela voulait dire que son esprit n’était plus aux commandes. Le voyage subjectif à travers le cyberspace exigeait la manipulation physique de l’ordinateur.

— Débranchez la machine, ordonna-t-il. O’Connor le regarda avec de grands yeux.

— Non.

— Je n’attendrai pas davantage. Je veux qu’il réponde à mes questions… s’il lui reste dans la tête autre chose que de la boue organique.

— Le cerveau de Dodger n’est pas mort.

La voix de Teresa trahissait une forte angoisse. Se retournant, elle désigna les moniteurs. Mais leurs courbes et leurs chiffres ne signifiaient rien pour Urdli.

— Il y a de l’activité à tous les niveaux. Il est encore là, vivant et conscient. Il est juste… perdu.

— Dans la Matrice ?

— Je pense.

— Impossible. La Matrice n’est pas réelle. Il est aux commandes de son cerveau ou il ne l’est pas. Dans le premier cas, si les liens sont coupés, il sera forcé de regagner son corps. Sinon, le problème sera résolu…

— Peut-être. Je ne sais pas. Son état n’est pas normal. Ses rythmes thêta sont complètement décalés. Si nous coupons la connexion, il peut sombrer dans la catatonie.

— Je prends le risque.

— Bon Dieu ! Ce n’est pas à vous de le faire !

— Makkanagee morkhan. Je le ferai moi-même.

Urdli fit un pas dans la chambre, mais O’Connor s’interposa entre lui et le lit L’elfe lui jeta un regard glacial.

— Le professeur Laverty ne s’oppose pas à cet ordre. En vous mettant en travers de ma route, vous rompez votre lien de milessaratish et vous rabaissez son honneur sans en gagner vous-même.

— Je ne suis pas milessaratish, jeta la jeune elfe. Laissez le professeur en dehors de tout ça. C’est entre vous et moi. Je ne vous laisserai pas toucher Dodger.

Comme s’il n’avait pas assez de contrariétés.

— En rejetant votre lien, vous me libérez. Par considération pour lui, je me serais contenté de vous estropier. Mais vous m’avez offensé. Je vais donc vous tuer.

Il vit dans les yeux de la jeune femme qu’elle comprenait. Elle avait en face d’elle un supérieur ; sa mort était certaine.

Curieusement, la rigidité de la jeune elfe s’estompa, cédant la place à une posture défensive naturelle. Cela rendrait la lutte plus difficile, mais l’issue restait inévitable. Urdli avança et étudia sa non-réaction. Oui, ce serait plus délicat. O’Connor avait conscience de sa mort prochaine. Cela lui avait fait atteindre un état de zathien. Ses réactions imprévisibles pouvaient la rendre dangereuse. Urdli se concentra, cherchant à atteindre lui-même le zathien, mais sans succès.

Il fit un autre pas, décidé à triompher par ses seules compétences.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Urdli recula hors de portée avant de se tourner vers Estios. O’Connor se détendit, mais sa respiration resta rapide. L’interruption avait brisé son zathien.

Le vieil elfe toisa l’intrus du regard.

— Qu’y a-t-il ?

— Les nouvelles données ont été mises en corrélation avec la dernière livraison de Hong Kong. La probabilité que les opérations soient en cours – est supérieure à cinquante pour cent dans plusieurs schémas. Si, comme vous le suggérez, l’intermédiaire connu sous le nom de Mère-Grand est un sbire de Rachnei, nous avons affaire à un agent très actif.

— Je ne me trompe pas, répondit Urdli avec impatience.

— Je vous crois sur parole. L’un de ses centres d’intérêt est particulièrement surprenant et laisse entrevoir une possibilité… hideuse.

— N’abusez pas de ma patience, Estios.

— J’ai une devinette pour vous. Quel est le point commun entre Hiroshima, Nagasaki, Tripoli et Bagdad ?

— J’apprécie peu les énigmes.

— Toutes ces villes ont été atomisées.

O’Connor fronça les sourcils.

— C’est de l’histoire ancienne.

— Oui. Mais tous, je dis bien tous les sujets de recherche de Mère-Grand tournent autour de ces événements, répliqua Estios.

Urdli réfléchit.

— Vous suggérez que Rachnei cherche à comprendre le potentiel de ces armes… Cela est probable, en effet. Enquêter sur les menaces fait partie de son caractère.

— La curiosité scientifique est une chose. Chercher à connaître la localisation des armes nucléaires encore en service en est une autre.

Urdli balaya ses propos d’un geste méprisant.

— Rachnei cherche sûrement à savoir d’où peut venir le danger. Si je me souviens bien, les protections mises en place sur les armes nucléaires à l’époque de l’Eveil sont suffisantes pour écarter les convoitises.

Les yeux bleus d’Estios étincelaient d’une lueur peu amène.

— Si les armes sont entre les mains de leur propriétaire légitime. Il y avait, dans le dossier que nous venons de récupérer, des fichiers codés. Enfouis en profondeur, très bien protégés.

— Et vous imaginez qu’un terrible secret y est caché ?

— Je n’imagine rien. Les techniciens n’ont pas réussi à en tirer grand-chose. Quand ils ont cassé le code, ils ont libéré une sorte de virus, mais ils ont réussi à sauver des fragments d’informations. Entre autres, une poignée de sites sur une liste. Des sites qui se trouvent tous à proximité d’emplacements d’armes nucléaires ou d’installation de tir de missiles.

— Vous suggérez que Rachnei cherche à se constituer un stock d’armes nucléaires ?

— Je le pense.

L’idée était déplaisante au possible. Le danger s’avérait considérable. Et Urdli connaissait trop bien la magie pour croire aux coïncidences. Le vol de la pierre de Rachnei avait forcément un rapport avec la menace nucléaire.

— Et le rôle de Verner dans tout ça ?

Estios haussa les épaules.

— Il y a sans doute un lien. Nous savons seulement qu’il est parti pour Denver.

— Ou pour le centre de commandement du NORAD, dans les monts Cheyenne…

O’Connor intervint :

— Ne soyez pas ridicule. Verner n’est lié ni à Mère-Grand ni à Rachnei. Ce n’est pas son genre.

Estios l’ignora.

— Nous avons également appris que Mère-Grand avait envoyé deux agents à Denver.

O’Connor rougit.

— Coïncidence.

Urdli sourit méchamment.

— Vous êtes sûre ? Rachnei tisse sa toile et manipule ses proies. Verner est peut-être déjà pris au piège.

Il était sans doute innocent au départ mais, avec le temps, il tombera sous l’influence de la pierre. Il n’est sans doute même pas conscient qu’il la livre à des agents de Rachnei… Il ne faut pas qu’elle s’en empare. Verner doit être arrêté.