29

Le tunnel vers l’autre monde prenait différentes formes.

Cette fois, il ressemblait à un organe humain, aux parois douces et chaudes. L’odeur qui en émanait était rance et défraîchie. Sam avait l’impression d’être dans la bouche de quelqu’un, ce qui n’avait rien d’agréable.

Le Veilleur sur le Seuil était devant lui. Lui non plus ne se présentait pas toujours sous la même apparence. Le Veilleur avait jadis été perverti par un wendigo maléfique, et il avait tenté d’empêcher Sam d’accéder au plan des totems. Sam avait affronté sa peur et vaincu. Il en avait appris beaucoup sur le Veilleur lors de cette expérience.

Cette fois, le gardien se manifestait comme un rétrécissement du passage. Stalactites et stalagmites s’entrechoquaient dans un mélange de bave et de limon, comme des dents dans la mâchoire d'un Carnivore affamé.

Sam se retourna vers Coyote Hurlant…. et une fois de plus, se laissa surprendre par l’aspect du vieux chaman. Coyote Hurlant ressemblait à ce qu’il était dans le monde physique. Sam pensait que dans l’autre monde, un chaman si puissant aurait eu l’air plus… puissant, justement. L’air ennuyé, le vieil homme s’assit sur un rocher. Sam se tourna vers lui :

— Qu’est-ce que tu fais ?

— J’attends, répondit le chaman.

— Je pensais que nous étions là pour voir Chien.

— Pas nous. Toi. Chien est ton totem, pas le mien. Tu dois trouver ta vérité.

Sam se sentit vaguement trahi. C’était la première fois qu’il allait demander quelque chose à son totem… Coyote Hurlant, lui, devait être un habitué. Pourquoi ne lui montrait-il pas comment faire ?

— Je dois y aller seul ?

Une pipe apparut dans la main du chaman. Il en tira une bouffée et resta silencieux.

— Si tu ne viens pas avec moi dans l’autre monde, pourquoi es-tu venu jusqu’ici ?

— J’avais besoin d’exercice.

Sam se retourna pour faire face au Veilleur. La mâchoire baveuse s’était rapprochée. Pourtant Sam n’avait pas bougé… Il se planta sur ses pieds et attendit.

La voix du tunnel pénétra l’esprit de Sam comme l’eau dans une roche poreuse :

— Bienvenue, Samuel Verner. Ou préfères-tu Twist ?

— Twist fera l’affaire.

— Très bien, Sam. Tu as volé des choses, récemment ? Ou étais-tu trop occupé à ignorer les problèmes de ta sœur ?

Sam refusa de prêter attention aux non-dit, demi-vérités et révélations à deux sous énoncés par le Veilleur. Il pouvait parfaitement se fustiger sans l’aide d’une présence astrale.

— Laisse-moi passer.

— Bien sûr, dit la bouche monstrueuse. Passe.

Sam fit un pas en avant et les dents de roche se refermèrent brusquement.

— Oups … Trop lent. Essaye encore.

Bien… C’était un petit jeu. La dentition du monstre était trop large pour que Sam puisse la traverser, même en courant. Mais il était dans le monde astral. Il se concentra et s’envola, passant à travers les roches ébréchées comme une rafale de vent.

— Je t’aurai la prochaine fois, planqué !

Sam ignora les commentaires et fonça dans le tunnel. Il émergea dans un paysage de champs verts et de douces collines. Des forêts et de jolis vallons s’étendaient sous un soleil d’été. A part la fumée qui s’échappait des petites maisons disséminées dans la prairie, il n’y avait aucun signe de vie. Sam y était habitué. Il se remit sur pied et se dirigea vers les collines.

Il en escalada trois, chacune se révélant plus difficile à franchir que la précédente. Quand il atteignit la base de la quatrième, il était épuisé. Sa fatigue n’était pas due qu’à la marche… Il y avait autre chose. Mais il voulait continuer. Il s’élança à l’assaut de la pente.

Chien l’attendait au sommet. Le totem avait sa forme habituelle, celle d’un bâtard moucheté. Sa queue battait la poussière, mais il ne fit pas fête à Sam quand il approcha. En fait, il ne se leva même pas.

— J’aimerais te parler, dit Sam.

Chien détourna la tête et renifla une petite plante qui poussait près de lui.

— Et qu’est-ce qui te fait croire que moi, je veuille te parler ?

— Je cherche un guide.

Chien se retourna brusquement vers Sam, le sourire carnassier.

— Comment résister à une telle franchise ? Parle.

Il y avait tant de choses à évoquer… Sam commença par celle qui l’inquiétait le plus. Coyote Hurlant ne lui avait jamais raconté de conversation avec Coyote, son totem. Sam avait eu droit à des proverbes sur les totems, à des contes sur les totems…, mais jamais rien de précis, de pratique.

— Tu pourrais déjà me dire pourquoi tu acceptes de me parler.

— Es-tu sûr que je te parle ?

A une époque, Sam avait douté de la réalité des totems. Il pensait qu’ils étaient des constructions psychologiques à travers lesquelles les chamans structuraient leur magie. Ce n’était pas le cas. Il ne pouvait plus nier les preuves. Chien était bien assis en face de lui, et il n’avait rien d’un fantasme.

— Oui, j’en suis sûr.

— Ah !… C’est déjà une chose. Tu n’es pas un bon disciple, sais-tu. Tu ne fais pas assez attention. Les chiens aiment qu’on leur accorde de l’attention.

— Je sais, répondit Sam, qui avait élevé suffisamment de chiens pour savoir qu’il avait raison. Désolé.

— J’accepterais tes excuses si je pensais qu’elles valent quelque chose. Allez, viens. Allons courir.

Chien n’attendit pas la réponse de Sam. Il se leva et partit au trot. Quand Sam le rattrapa. Chien se mit au galop. Il avait envie de faire de l’exercice.

— A-t-on le temps de faire ça ? haleta Sam.

— Le temps n’existe pas ici. Nous avons tout le temps. Ou pas de temps du tout. Tu choisis.

— Nous avons tout le temps, alors. J’ai tant de choses à faire.

— Pas faux.

Chien s’arrêta et Sam courut encore quelques mètres. Puis il ralentit et reprit sa respiration. Le totem ne paraissait même pas essoufflé.

— Il faut travailler.

— C’est ce que je fais, répondit Sam.

— Travaille plus alors. C’est un crime de ne pas utiliser ce que tu as.

— Et c’est quoi ?

— La magie. Elle est en toi.

— Je n’aime pas trop l’idée…

— Personne n’a dit que tu devais aimer. Cela ne change rien. (Chien se dirigea vers un poteau, leva la patte et le marqua.) La magie est mon territoire. Tu ne serais pas là si ce n’était pas le tien. (Chien inclina la tête vers le poteau.) Tu veux marquer ton territoire ?

— Non, merci, répondit Sam en secouant la tête. J’y suis allé avant de quitter le plan physique.

Chien haussa les épaules, traversa la route et s’assit sur une hauteur d’où il surveillait toute la vallée. Pendant quelques minutes, ils gardèrent le silence. Chien se leva enfin, s’étira et regarda Sam dans les yeux.

— Tu crois que la magie, c’est seulement des éclairs et des feux d’artifice ?

— Heu… non.

— Bien. La magie est la vie. Ceux de ta race disent qu’il s’agit juste d’une chanson et d’une danse. Ils ont tout faux ! Mais ils n’ont pas complètement tort non plus. Tu commences à chanter avant de prononcer ton premier mot et tu danses les pas après que ta chair a cessé de bouger. Le monde autour de toi est marqué par la magie.

— Je sais…, dit Sam. J’ai compris que je n’avais pas d’autres choix que de m’en servir… Mais cette magie est liée à toi. Chien. Je suis venu chercher de l’aide.

— De l’aide ou des conseils ?

— Les deux.

— Tu ne veux pas de la puissance, non plus, par hasard ?

— Oui, ça aussi. Je veux apprendre le secret de la Grande Danse Fantôme.

— Qu’est-ce qui te fait croire qu’elle n’a qu’un secret ?

— Si elle en a plusieurs, je veux les apprendre tous.

— Plutôt ambitieux, pour un chiot. Tu as une idée de ce que tu demandes ?

— Pas vraiment, je crois.

— La magie, le monde, la vie. Tout ça est plus mêlé qu’une bourre de poil, dit Chien en se léchant la patte. La Danse est tout cela, mais elle n’en est aussi qu’une partie. Tu ne peux pas avoir l’un sans avoir l’autre. Tu es bien sûr de vouloir la danser ?

— Non.

— Bonne réponse. Nous sommes honnêtes aujourd’hui, dit Chien en riant. Mais même si tu ne veux pas, tu n’as pas le-choix.

— Pourquoi ?

— Je croyais que tu avais appris à croire en moi ?

— J’ai appris.

— C’est pour la même raison. Je suis Chien et tu es Chien. Chien est l’ami d’Homme, un totem gardien qui le protège du mal. Et cette vieille tisseuse n’est pas particulièrement favorable aux humains, que je sache ?

— Non.

— Tu vois. Je savais que tu étais intelligent avant même que je ne m’intéresse à toi.

— Et c’était quand ? demanda Sam, soudainement suspicieux.

— Ce ne sont pas tes affaires. Si je dis tout, je perds de mon mystère. Un bon totem doit savoir garder ses petits secrets. (Chien s’éloigna un peu de Sam et commença à marcher de la façon la moins canine qui soit. Le pas de la Danse était particulièrement délicat pour son anatomie…) Alors, tu veux apprendre la Danse, oui ou non ?

Sam se redressa et tenta de l’imiter. Autour de lui, l’air s’immobilisa comme si un orage se préparait. Une force se rassemblait au cœur des pas de la danse. Ce n’était qu’un entraînement, pourtant il vibrait déjà de toute la puissance de la magie.

Chien lui montra les pas et lui apprit le chant. Puis il s’assit et le regarda avec ses yeux tristes.

— Tu sais que ce que tu demandes est dangereux ?

— Je m’en doutais un peu.

— Tu es prêt à payer le prix ?

— Si l’enjeu en vaut la chandelle, je suis prêt.

Chien secoua la tête doucement :

— Qu’est-ce qui te fait croire que la magie se laissera apprivoiser ainsi ?

— C’est toi qui a dit que je devais protéger les humains…

— L’homme doit être protégé. Tu en as le désir, mais est-ce le bon ? Il vaudrait mieux pour toi. Tu joues avec un pouvoir qui n’aime pas qu’on le trompe. Si tu n’es pas assez pur, il te grillera. Et tu n’aperçois encore que le sommet de l’iceberg…

— De quelle pureté parles-tu ?

— Tu verras, dit Chien, commençant à trotter le long de la route.

— Comment ? Quand je me ferai griller ?

— Peut-être. Mais que veux-tu ? Il n’y a rien de sûr avec la magie. C’est comme la vie. Si tu es en accord avec ta nature, le pouvoir coulera en toi comme une rivière. Si tu ne l’es pas…, pas la peine d’en parler.

— Ce n’est pas très encourageant.

— Tu voudrais peut-être que je te gratte derrière les oreilles, que je te donne un os et que je te mente ?

Chien se retourna et se mit à courir. L’entretien était terminé. Sam se retourna également et se retrouva dans le tunnel. Coyote Hurlant était toujours assis à la même place, fumant sa pipe.

— Alors ?

— Je sens la magie autour de moi. Je sais que je peux le faire… mais j’ignore comment gérer ce qui se passe sur le plan physique.

— Ainsi la Danse ne résoudra pas tout ? demanda Coyote Hurlant, un sourire énigmatique aux lèvres.

— Non, elle ne fera que ce qu’elle peut faire.

— Tu as compris. Maintenant, sers-toi de ta cervelle.

— Comment ?

Le chaman fit un geste, et la pipe disparut.

— Aligne tes danseurs.

— Tu es aussi clair que Chien. Aucun magicien ne parle-t-il donc simplement ?

— Pas s’il peut l’éviter, répondit le chaman en riant. Ça fait partie du métier.

— Alors ? Que dois-je faire ?

— Tu es Chien, n’est-ce pas ? Rassemble ta meute.