Se lâchant les mains, les vieux chamans brisèrent le cercle.
Chantant, dansant, ils s’éloignaient vers le cercle extérieur. Leurs pieds fatigués traçaient les rayons de la roue de la Danse et la roue tournait autour d’eux.
Un premier danseur tituba, et un chaman portant une peau d’ours s’approcha de lui. Le danseur et le chaman se dirigèrent vers le pied de l’arbre. Les muscles douloureux, le danseur s’inclina devant Sam.
Sous l’arbre en fleur, Sam écarta les bras pour l’accueillir. Le danseur trembla une fois et tomba en avant, mort, son esprit libéré. Le mana submergea Sam. Tout son corps se crispa, puis il baissa la tête et pleura.
Mais déjà un autre danseur arrivait vers lui.
La Grande Danse Fantôme rassemblait ses forces.
* * *
Neko ne pouvait s’en aller sans vérifier.
Il fallait qu’il soit sûr que ses arrières étaient protégés. Et même si leur association avait été courte, il devait venger Striper. Bien sûr, il avait également besoin de la sacoche qu’elle portait pour terminer la mission. Il s’approcha prudemment du coin. Un son faible et irrégulier résonnait dans le corridor. L’arme au poing, Neko bondit dans la pièce.
Il pensait voir des gardes victorieux et tomba nez à nez avec Striper, ramassant tranquillement le matériel des vaincus, la sacoche de cuir cognant sur sa hanche. Ses vêtements étaient en lambeaux. La jeune femme, indemne, était couverte de sang et de morceaux de chair.
Les gardes gisaient, morts, déchiquetés. Nul couteau, nul sabre, nul dard n’était capable d’un tel carnage. Magie…
Dans l’absolu, Neko préférait éviter les magiciens. Mais il se sentit soudain heureux qu’elle soit de son côté…
Secouant la tête, il se libéra de la fascination hypnotique des corps. Striper l’observait. Son visage était étrange, presque inhumain. L’effet sans doute de ses peintures de guerre, ces curieuses rayures qui lui avaient donné son surnom. La lumière froide des appliques plongeait les yeux de la jeune femme dans l’ombre.
Elle esquissa un sourire. Etait-ce du sang sur ses lèvres ? Une étincelle se réfléchit dans ses yeux.
Neko n’avait jamais cru aux démons, mais il était tout prêt à reconsidérer sa position.
— Nous avons du travail, souffla-t-elle doucement. Elle fila et il pressa le pas pour la rejoindre. Il lui faisait confiance pour repérer toute opposition éventuelle. Il se mordit les lèvres. Il lui faisait confiance ? Ne l'avait-elle pas ensorcelé, d’une manière ou d’une autre ?
Il se posait toujours la question quand ils parvinrent aux silos.
En rangs serrés, les grands cylindres abritaient les missiles longue portée. Une forêt technologique pour un verger de mort. L’ancienne terreur qui avait hanté des générations se terrait là, au milieu du silence. Neko ne connaissait pas les raisons qui poussaient l’elfe américain et ses partenaires à neutraliser cette abomination, mais peu importait. Il approuvait leur démarche.
— Comme tu dis, nous avons du travail, dit-il, désignant la sacoche de cuir.
De la main gauche, Striper empoigna son Kang, de l’autre, elle piocha dans la sacoche et sortit une poignée de poudre ocre.
Du sable ? Neko n’en croyait pas ses yeux. Qu’est-ce que c’était que ces bêtises ? Il s’était fait manipuler par des malades mentaux ?
Striper lança la poudre en l’air et l’incrédulité de Neko s’évanouit. La poussière en suspension s’illumina tel un feu d’artifice, se propageant à travers tout les silos comme une chevelure de comète. Neko se retourna. Striper était aussi étonnée que lui.
* * *
Un autre danseur approcha de Sam.
Il savait comment accueillir son sacrifice, mais la charge n’en était pas moins lourde. L’esprit cristallin s’envola, augmentant le pouvoir de la Danse.
A des kilomètres de là, la poussière s’enflamma, tourbillonna dans les airs et le feu se propagea à travers une forêt de géants endormis.
Chaque Léviathan fut couvert de l’énergie de la Danse.
Ce qui avait été n’était plus. L’espoir renaissait.
* * *
La bataille faisait rage.
Dans un sous-marin, les distances étaient courtes. Trop souvent, ils avaient été contraints de combattre au corps à corps.
Ils avaient perdu Long Run et Fast Stag avant de comprendre la nature du danger émanant des hommes-insectes. Les balles n’avaient aucun effet. Janice attribuait ce phénomène à la présence astrale d’Arachné au-dessus d’eux.
Considérant l’efficacité réduite des armes, Sally Tsung et Janice restaient les deux attaquants les plus efficaces. Heureusement les hommes d’Arachné ne faisaient que des raids, se retirant aussitôt les coups portés.
La dernière attaque avait été meurtrière.
Janice n’était pas touchée gravement, et ses plaies se refermaient déjà. Fantôme paraissait invulnérable. Mais Kham et Parker étaient tous deux blessés. Sally avait pris un éclair magique et Janice avait tout juste eu le temps de détourner les flots de mana avant que l’énergie la consume. Pleine de bleus, saignant du nez et des oreilles, Tsung n’était pas en état de résister à une nouvelle attaque.
Mais ils avaient atteint les tubes.
Les insectes semblaient reconsidérer leur stratégie. Avec un magicien actif dans leurs rangs, la trêve ne serait pas longue. De son bras cybernétique, Kham tapotait les missiles.
— Et pourquoi on ne retire pas les détonateurs pour partir avec ?
— Le poids ralentirait notre fuite, répondit Fantôme.
— De toute façon, on est mal barrés, cracha Kham. Faut pas rester coincés là. Ils se regroupent pour nous rentrer dedans.
Comme pour confirmer ses dires, les raclements se précipitèrent. Les shadowrunners s’accroupirent et pointèrent leurs armes. Janice analysait soigneusement les bruits. Non, il ne s’agissait pas d’une nouvelle attaque.
— On est foutus, Fantôme, jura Kham. Foutus !
— Ils ne sont pas encore là, répondit l’Indien. Nous pouvons lancer le sort. (Il s’approcha du poste de contrôle et leva les yeux.) Est-ce que Rabo est capable d’amener le Searaven jusqu’à cette écoutille de maintenance ?
— Ouais, mais ça prendra du temps, grogna Kham. Et on n’en a pas.
— Eh bien pour en gagner, dis-lui au moins de le faire, intervint Janice, que les jérémiades de l’ork commençait à agacer.
— Ne donne pas d’ordres, boule de poils.
— Fais-le, c’est tout, murmura Tsung.
L’ork râla pour la forme mais transmit les ordres à Rabo. Les deux orks échangèrent quelques injures. Kham mit fin à la conversation avec sa diplomatie habituelle :
— Fais-le. Point.
Il sauta sur la passerelle.
— Préparons le sort et tirons-nous, dit Tsung. Nous recommencerons un autre jour.
— D’accord, approuva Kham.
— Il n’y aura pas d’autre jour, soupira Fantôme. La magie doit agir ce soir.
— Depuis quand es-tu un expert ? railla Tsung.
— Il a raison, dit Janice, soupesant la sacoche. Si le sort est perturbé avant la bonne phase de la Danse, tout ceci n’aura servi à rien.
— Et on va l’attendre combien de temps, cette phase ? grogna Kham.
— Trop longtemps, sans doute, répondit Janice.
— J’ai pas signé pour une mission suicide ! J’ai une femme et des gosses. Ils ne s’en sortiront pas sans moi. Vous savez ce qui arrive aux enfants orks qui n’ont pas de père ?
Fantôme ouvrit la bouche pour dire quelque chose ; il se retint.
Janice hésita. Curieusement, jamais elle n’avait pensé que l’ork puisse avoir une famille. Kham était réellement inquiet pour eux. La jeune femme savait ce qu’on éprouvait dans la peau d’un ork ; elle vit Kham sous un autre angle.
Les frottements se faisaient plus proches, mais les insectes n’attaquaient pas. En chantant, Janice et Fantôme dispersèrent la poudre. Quelques minutes plus tard, la coque résonna. Le Searaven s’amarrait à l’écoutille du Wichita.
— Ils ont dû entendre ça, souffla Parker.
— Il a réussi, dit Kham. Mais si on ne se tire pas tout de suite, ça ne servira à rien !
— Dis à Rabo de ne pas ouvrir l’écoutille à moins d’être sûr qu’il s’agit bien de l’un d’entre nous.
— Mais il n’y aura plus personne ! On reste là à attendre que ces saloperies viennent nous désosser. Elle vient quand, ta magie ?
— Les insectes ont peut-être attendu trop longtemps, dit Janice en se redressant. La Danse va agir bientôt. Certains d’entre nous pourraient remonter dès maintenant dans le Searaven. Si nous n’arrivons pas à tenir, il y aura quelques survivants…
Fantôme approuva :
— J’ai connu de meilleurs plans, mais on n’a pas le temps de discuter. Les blessés ne serviront à rien dans la bataille. Qu’ils montent tout de suite.
— Tu joues au héros, l’Indien ? dit Sally en se forçant à se lever.
— Monte, Sally. Nous n’avons pas le temps.
— Est-ce qu’on l’a eu un jour ? (Elle chercha son regard et l’embrassa.) Cinglé d’Indien.
Elle grimpa l’échelle et se glissa dans le Searaven. Kham montra l’échelle à Parker :
— Allez magne-toi ! Go ! Go ! Go !
Le pied posé sur le premier barreau, il laissa le deuxième ork grimper. Parker franchit l’écoutille. L’échelle était libre… Kham hésita, puis évitant le regard de Janice et de Fantôme, il reposa le pied par terre. Lentement, il engagea un nouveau chargeur dans son AK97. Janice sentait sa peur. Mais il restait.
— Pourquoi ? demanda-t-elle.
— C’est dur de grandir sans père, répondit-il sans la regarder. Mais c’est toujours mieux que de ne pas grandir.
— Tu es blessé, dit Fantôme. Tu ne pourras pas te battre.
— Les orks sont durs, cracha Kham.
— Mais ils saignent et meurent comme les hommes, dit Janice. Vous n’avez besoin de rester ni l’un ni l’autre. Je les retiendrai le temps qu’il faudra.
— Je reste, dit Fantôme.
— Non, Loup, dit Janice, secouant la tête. Pars avec Kham. Tu trouveras d’autres proies. Il y a un Chien sur qui il faut veiller.
— Il ne voudra pas me revoir sans toi.
Fantôme avait peut-être raison. Elle imagina la tête que ferait Sam en le voyant rentrer sans elle. Elle avait été tellement égoïste. Avait-elle oublié ce que c’était d’être humain ?
— Il ne voudrait pas que tu te sacrifies, Fantôme.
— Toi non plus, répondit l’Indien. Il veut que tu deviennes meilleure.
— Je suis déjà meilleure, dit-elle en riant. Et je suis largement meilleure que toi pour combattre ces insectes. Leurs griffes ne me font presque rien et ma magie les blesse nettement plus que tes balles. Pars, Loup. Pars pendant qu’il est encore temps.
Il se regardèrent pendant une éternité, puis Fantôme baissa la tête :
— Je chanterai pour toi, chaman.
Kham et Fantôme grimpèrent dans le Searaven. Janice bloqua l’écoutille du Wichita, puis agrippa la roue des deux mains et l’arracha. Les insectes ne seraient pas près de passer par là.
Une fluctuation du mana la prévint de l’assaut Les insectoïdes sentaient leurs proies s’échapper. Ils attaquèrent des deux côtés – c’était leur plan – mais elle était prête. Des éclairs de mana éventrèrent les meneurs tandis que les sorts de leurs magiciens s’écrasaient contre ses défenses. Janice chercha au profond d’elle-même, prit le mana dans ses mains, hurlant son défi à Arachné.
C’était le moment.
Loup est toujours vainqueur, sauf lors de son dernier combat.
* * *
La prochaine danseuse à venir devant l’arbre fut Loutre Grise.
Les larmes coulaient le long des joues de Sam, mais la puissance de la Danse se renforçait. Un autre danseur. Puis un autre.
La Danse consuma une autre partie de la menace.
Le monde se rassurait.
* * *
Hart connaissait les effets du Dexsarin.
Elle se jeta sur Géorgie. Le traître n’avait pas prévu une réaction si rapide, et il leva son arme quelques dixièmes de seconde trop tard. La première balle frappa Hart sur le côté. Le pare-balles la protégea, mais l’impact la déséquilibra et elle s’écrasa sur l’épaule du mercenaire. Ils tombèrent En un instant, elle fut sur lui. Si elle devait mourir, il viendrait avec elle…
Le neurotoxique tourbillonnait autour d’eux. Le cri d’Aleph résonna dans la tête de Hart la prévenant que la magie les entourait.
La tempête se leva, étourdissante, fouettant les deux combattants. Impossible…
Géorgie perdit son masque dans le combat. Ses yeux s’exorbitèrent de terreur.
Il connaissait également les effets du Dexsarin.
Les éléments se déchaînèrent Les vapeurs bilieuses tourbillonnèrent, se réunirent tels des tentacules ocre et s’enveloppèrent autour du visage de Géorgie. Le mercenaire ferma la bouche mais Hart la lui rouvrit de force en lui cassant les dents d’un coup de coude. Géorgie hurla, cherchant de l’air, et avala le gaz. Alors, il sut qu’il allait mourir.
Hart bondit loin de lui. La minuscule tornade s’intensifia, éliminant les dernières traces de gaz, puis mourut.
L’elfe regarda le tourbillon disparaître, incrédule. Elle n’était pas morte… Mais elle n’était pas sauvée pour autant.
Des coups de feu résonnèrent à l’extérieur de la chambre forte. Hart se dirigea vers la porte et resta glacée d’horreur. Sam l’avait prévenue, mais l’abomination de ces créatures mi-insectes, mi-humaines s’abattant sur les mercenaires dépassait l’imagination. Avant qu’elle ne puisse structurer un sort, trois des hommes étaient tombés. D’un éclair, elle déchira l’un des monstres, sauvant Julio d’une première attaque. Le spécialiste radio fut étripé la seconde d’après par un autre monstre.
Trop nombreux… Hait appela Aleph afin qu’il joigne son pouvoir au sien. Elle sentit le flux de mana la submerger et elle entreprit de former le sort le plus puissant qu’elle pouvait canaliser. Quelques secondes passèrent. Soudain, l’elfe mesura la force du pouvoir qu’elle manipulait. La magie la plus puissante qu’elle n’ait jamais vue. Plus puissante que celle d’un dragon. Peut-être trop puissante pour elle. Mais elle n’avait pas le choix.
Le dernier mercenaire s’écroula et les insectes se précipitèrent. Hart tendit les bras, laissant le mana couler en elle. Le monde devint blanc et elle sentit les choses hurler et se carboniser. Le plus grand insecte avançait dans sa direction, trébuchant. Sa carapace brûlait il hurlait de douleur, mourait mais voulait emporter Hart avec lui. Les griffes frappèrent déchirant l’armure, déchirant la chair. Puis la bête tomba. Hart était brisée.
Le mana avait coulé dans ses veines et elle avait senti l’essence de Sam dans le flux d’énergie. Il était aussi grand qu’une montagne, empli du pouvoir d’un dieu. Il dansait avec Chien et faisait ce qui devait être fait.
Il était magnifique.
Mais il avait besoin d’elle.
Elle s’évanouit trois fois avant de pouvoir ouvrir la sacoche, une fois encore avant de sortir la poudre. Ses doigts engourdis réussirent à éparpiller la poussière. Le sac lui échappa des mains et la poussière s’illumina.
C’était fini.
Elle s’enfonça dans les ténèbres.