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Après un trajet de vingt kilomètres depuis l’Institut médico-légal, l’enterrement a lieu, comme c’est la règle, au cimetière de Thiais, au sud de Paris, dans la partie réservée à l’administration pénitentiaire, le 5 avril 1985. Il n’y a pas d’oraison funèbre, juste quelques mots dits par les proches. Toute la famille est là, Patricia est venue, Yves aussi, et bien sûr Marcelle et Stanislas, Stella, Pauline, Thalie… Denis n’a pas eu la force. Stella tremble, elle a peur, elle vibre comme si un séisme la secouait de l’intérieur, elle ne tient plus debout, elle se sent désormais toute seule. Pauline essaie toujours de ne pas s’effondrer, Thalie pleure son amour enterré. Marcelle et Stanislas se soutiennent, au milieu des nombreux journalistes présents. Il y a beaucoup de flics, aussi, qui gardent, qui surveillent. Un journal a titré : « Sulak s’est évadé pour toujours », mais c’est de la poésie, car ils sont bien là, tout autour, jusqu’au bout, ils n’ont pas lâché. C’est même un commissaire qui referme le cercueil. C’est son boulot. Mais ils ne pourront jamais tout contrôler, les flics. À l’écart, près d’un arbre, sous la pluie, se tient une silhouette sombre, longiligne et un peu voûtée, un grand type en noir, bizarre, avec une capuche. C’est Albert Spaggiari. Il a voulu, ce fou, venir rendre hommage à ce « confrère » qu’il ne connaissait pas, malgré l’importante présence policière. Il a dans la poche des faux papiers au nom de Romain Clément (le nom de jeune fille de sa mère). Après les obsèques, il viendra présenter ses condoléances à la famille, et invitera Pauline et Thalie à dîner quelques soirs plus tard chez lui, pour leur faire part de sa grande admiration pour Bruno – et raconter pour la millième fois son casse légendaire de la Société générale de Nice.
Treize ans plus tard, le 14 novembre 1998, les restes de Bruno ont été incinérés au cimetière du Père-Lachaise. (C’était le jour de l’anniversaire de Pauline. Simplement parce qu’il n’y avait pas de possibilité la veille ou l’avant-veille – c’est un hasard.) C’est mieux comme ça – Spaggiari disait : « Le béton des cimetières, c’est la prison éternelle. » Ses cendres sont aujourd’hui chez ses parents, en Provence, la région où il a passé sa jeunesse. Sa fille, Amélie, avait prévu de les disperser en l’air lors d’un saut en parachute, mais elle ne l’a pas encore fait. Elle n’est plus très sûre que ce soit une bonne idée. Elles retomberaient, de toute façon.
Marc Metge et Thierry Sniter ont été condamnés, respectivement, à sept et huit ans de prison ferme, sans clémence ni sévérité excessives : la peine prévue pour « connivence d’évasion » est de cinq à dix ans, ils sont donc à peu près au milieu de la fourchette.
Après sa sortie, l’ex-maton, Marc Metge a suivi la voie de celui qu’il a tenté d’aider : il est devenu braqueur. Il a été interpellé avec un complice, en octobre 1998, après le hold-up d’une bijouterie à Castres, a reconnu quatre attaques à main armée contre des agences bancaires du Languedoc-Roussillon et a été condamné à quinze ans de prison. J’ai entendu dire qu’il était aujourd’hui en hôpital psychiatrique, mais je n’en suis pas sûr.
Thierry Sniter, je ne sais même plus si c’est étonnant ou pas, a suivi un chemin identique. Peu de temps après sa sortie de prison, en février 1992, l’ex-sous-directeur a été arrêté pour détention et port d’armes, complicité de vol avec armes et recels de vols à main armée. Auparavant, il avait écrit deux lettres à Pauline, à quelques mois d’intervalle, il voulait la rencontrer, lui parler. Elle ne lui a pas répondu, elle n’en avait pas très envie. Un jour, il a sonné chez Yves, près de Périgueux. Le beau-frère de Bruno n’a pas compris ce qu’il venait faire là, il avait l’air très mal en point, bousillé dans la tête, probablement bourré de cachets, il tenait des propos peu cohérents, il lui a confié, sans qu’Yves ait rien demandé, qu’il s’était fait violer par son père, il bredouillait, il n’a pas dit grand-chose d’autre. Dix ans après la mort de Bruno, Pauline a retrouvé suffisamment de calme pour accepter de le voir. Elle a contacté son avocate, qui lui a appris qu’il venait de se suicider. Pauline ne saura jamais ce qu’il voulait lui dire.
Depuis sa libération, peu après le procès d’Albi, Yves n’a plus jamais eu affaire à la justice. Il vit toujours près de Périgueux, il a quatre enfants. Il a fait quelques courses de rallye pour se défouler, aujourd’hui il élève des chiens, tranquillement.
Georges Moréas a démissionné définitivement de la police il y a vingt-huit ans. Il ne le regrette pas. Depuis, il a écrit treize livres, dont dix romans, plusieurs scénarios, et tient un blog qu’il alimente régulièrement. Il y parle encore, parfois, de Bruno.
Miki Zivkovic, le petit frère de Steve, a demandé une suspension de peine par l’intermédiaire de son avocat, pour raison médicale. La sclérose en plaques dont il souffre rend sa détention inhumaine, et devrait inciter les juges à comprendre qu’il ne présente plus aucun « danger pour la société ». La commission doit se réunir bientôt. Si j’avais trente doigts, j’en croiserais trente.
Walter, l’audacieux Macédonien, vit en banlieue parisienne, de choses et d’autres. Il s’habille avec élégance, porte des lunettes noires et ne s’est pas défait de l’habitude de regarder partout autour de lui quand il marche dans la rue. Il s’intéresse aux filles et au cosmos, à ce qui se passe dans le ciel.
Jean-Louis S. profite pleinement de la vie libre, ensoleillée, au bord de la Méditerranée. Il partage ses journées à peu près équitablement entre la pêche et la pétanque.
Au Café de Flore, je n’ai finalement pas laissé partir Amélie et son ami hollandais, je me suis levé quand ils sont passés près de moi en sortant, tant pis pour la gêne, je croisais pour la première fois l’histoire que je voulais raconter. J’ai eu l’air ridicule d’avoir tant attendu mais ça l’a plutôt amusée, Amélie, nous nous sommes assis, nous avons discuté un peu pendant que son ami consultait ses mails. Elle ne pouvait pas me dire grand-chose. Mais c’est grâce à elle que j’ai écrit ce livre. Elle m’a ouvert la porte vers son père : elle m’a donné les coordonnées de Thalie, et de Pauline.
Amélie s’est longtemps tenue loin de la France, un peu partout ailleurs. À trente-quatre ans, elle est sur le point de revenir s’y installer, à la campagne : elle est tombée amoureuse d’un berger. Il s’appelle Jean-Baptiste. Elle est photographe, le métier que son père se donnait souvent, elle s’initie aux massages tantriques et bientôt à l’apiculture. Elle continuera à voyager à travers le monde, plusieurs mois par an, pour l’escalade.
Depuis sa jeunesse, avant même Le Chien dans la vitrine de Line Renaud, Marcelle aime chanter. Elle continue aujourd’hui malgré la peine, elle chante et pense à son fils. Elle fait encore des tartes au citron. Stanislas est près d’elle, dans leur maison de Provence, mais il a fini par abandonner le combat après trop d’épreuves (« il a baissé le bras », dit Pauline), il rêve, il vit dans ses souvenirs.
Denis habite près de chez eux, il est photographe professionnel, comme sa nièce Amélie, et passionné de poker.
Stella continue sa vie, ici et là sur la planète, avec ses quatre enfants. Son grand frère n’est pas mort.
Pauline est mariée, elle a cinq enfants et sept petits-enfants. Elle s’apprête à partir pour un long tour du monde avec son mari, Tayeb, en tant que « passeurs de paix ».
Thalie a un fils, elle vit à Paris, elle travaille, un métier tout ce qu’il y a de plus calme. Son passé hors la loi lui paraît bien lointain. J’aime la voir. Elle sourit, elle boit du thé plutôt que du café, du champagne parfois, elle fume un peu, elle se promène en bus dans Paris, elle regarde par la vitre. Quand elle parle de Bruno, ses yeux bleus brillent.
Dès le lendemain de l’enterrement, les journalistes et les policiers se sont excités à propos du « fabuleux butin de Bruno Sulak ». Où sont les millions ? Où sont les millions ? On n’a jamais rien retrouvé, il a tout dépensé ou tout donné, tout s’est évaporé – et la panthère Cartier dort quelque part.
Bruno a fait comme son argent et ses bijoux, le pirate s’est évaporé, avec Steve et Drago. Ou plutôt, il le disait à la fin du rêve prémonitoire qu’il a raconté dans une lettre à Johanne : Je me dilue. Dans l’air, dans la vie. Dans Paris, quand je vois une bijouterie, un commissariat, un hôtel, une jolie fille qui passe, une moto, la place de l’Opéra, je le sens : comme une trace de lumière, un peu d’or, sa présence diffuse – ce livre a peut-être fini par me taper sur le ciboulot. On n’est pas obligé de vivre ainsi ici, de vivre ainsi ailleurs. Je le vois, presque. Mon esprit me survole. L’image qui flotte dans les rues, ce n’est pas celle du pantin désarticulé qui tombe, du corps fracassé sur lequel on a refermé le cercueil, mais celle du jeune homme qui entre en tenue de tennis chez Cartier sur la Croisette, qui ouvre le champagne au milieu des gendarmes à l’héliport d’Issy-les-Moulineaux, celle du voleur qui glisse un diamant dans la main d’une belle cliente, du garçon qui embarque Thalie au passage sur le bord de l’autoroute, toujours.
Et moi, je suis devant mon écran, je termine cette histoire, je me sens léger, un peu vieux quand même – j’ai quarante-neuf ans, j’ai mal au genou gauche : il va pleuvoir ce soir ou demain. Je reste assis là, au milieu des journaux de l’époque éparpillés, jaunis, au milieu de tout ce papier sec à l’odeur particulière, l’odeur du temps qui a passé.