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Bruno sent qu’il est temps de bouger, il
n’aime pas rester longtemps au même endroit. Il trouve une maison
plus grande à Miramas, près de Salon-de-Provence, et y emménage
avec Thalie, mais Jean-Louis S. en a marre de vivre caché, enfermé
avec les deux amoureux, sa femme et sa fille lui manquent : il
décide de ne pas les accompagner. Bruno le met en garde, s’il
retourne traîner près de chez lui, il ne fera pas de vieux os au
soleil, mais S. n’est pas un lapereau de l’année, il a dix ans de
plus que Bruno et un bon paquet d’heures de vol, il ne se laissera
pas attraper comme ça.
Dans la maison de Miramas, trois amis
viennent les rejoindre : Jean-Pierre et deux autres
Marseillais, dont celui du Montlaur. Drago passe les voir de temps
en temps, mais il ne peut pas trop s’éloigner de son régiment, à
Orange, et ne reste jamais plus d’une soirée. Bruno sent bien que
ce n’est pas une idée de génie de vivre à plusieurs quand on est en
cavale, chacun des occupants de la maison étant potentiellement un
aimant à flics (surtout Jean-Pierre, que Bruno surprend plusieurs
fois à se piquer, qui se fournit forcément quelque part, or autour
de ce genre de quelque part, il y a souvent quelques flics à
l’affût), mais il est encore trop tendre pour virer ses amis, c’est
un chat de ville, pas encore un chat sauvage.
En hommage à Yves incarcéré, et pour
saluer à sa manière la police et la justice, Bruno décide de
retaper le Mammouth d’Albi, dont les beaux-frères se sont fait un
plaisir de ne jamais reconnaître le premier braquage, deux ans plus
tôt. Il améliore un peu sa stratégie, ayant constaté qu’il pouvait
se débrouiller seul dans le bureau central : pendant que
Thalie attend en voiture à quelques centaines de mètres, Drago
reste à l’entrée du supermarché, à l’intérieur mais juste devant la
porte, à la fois pour s’assurer que personne ne sort, pour
expliquer aux inquiets qu’ils ne sont pas là pour faire de mal à
qui que ce soit, et pour faire revenir sur terre les super-héros
qui auraient l’intention de s’approcher un peu trop de la caisse
centrale. Mais ce jour-là, alors que Bruno s’apprête à y entrer
(sans cagoule de nouveau, il tient à signer sa carte postale) et
que Drago attend pour se mettre à son poste et sortir son flingue,
il remarque deux enfants, un garçon et une fille de cinq ou six
ans, juste à côté de la porte. Il se balade un peu, temporise,
atermoie, croise le regard de Drago qui fronce les sourcils,
interrogateur, il patiente encore, les gamins sont vraiment tout
près de la caisse centrale, et cinq minutes plus tard, Bruno
comprenant qu’ils attendent leur mère qui fait ses courses ou passe
en caisse, qu’elle ne va peut-être pas revenir tout de suite, et
craignant de se faire surprendre par les convoyeurs de fonds s’ils
arrivent un peu en avance, il se dirige vers la sortie et fait un
petit signe de tête à Drago pour lui signifier que l’opération est
annulée. Quand ce dernier bougonne, sur le parking, il lui
répond :
— Ça pourrait être Amélie. Disons que
tu as une fille de cet âge, tu imagines ce que tu ressentirais si
un mec lui sortait un flingue sous le nez ?
Ils reviennent deux jours plus tard et
tout se passe bien, le dieu des enfants sait remercier les
bienveillants – 300 000 francs. Pour la première fois,
Bruno a utilisé des poucettes à la place des menottes pour empêcher
les occupants de la caisse centrale de faire des bêtises. C’est un
flic qui lui a donné le tuyau, lors du transfert de Montpellier à
Albi en fourgon : les poucettes immobilisent autant, voire
plus, que les menottes, et, plus petites, sont bien plus pratiques
à transporter. Merci Gérard. Daniel ?
Bruno et Thalie se déplacent toujours les
poches pleines de fric (il tient à lui donner sa part de chaque
braquage, même si elle s’en fout, ne fait pas ça pour l’argent (ça
paraît tordu mais c’est comme ça) et rechigne à empocher), ils ne
laissent presque rien à la maison. Non par manque de confiance en
leurs colocataires (même s’il serait cruel de laisser trop
d’oseille sous les yeux de Jean-Pierre, qui en cherche tout le
temps, bien plus désormais par nécessité que par plaisir), mais
parce qu’ils savent qu’ils peuvent être obligés de fuir en trombe à
tout moment, se mordent les genoux d’avance à l’idée de laisser
leur butin aux flics, et seraient obligés, pour repartir d’un pied
sûr, de faire un supermarché très rapidement, sans l’avoir préparé,
ce qui n’est pas bon du tout, précipitation étant mère de
bourde.
Mais dans les poches, l’argent à portée de
main ne tient pas longtemps, s’éparpille, Bruno en distribue pas
mal autour de lui. Il faut refaire le plein. Le 20 septembre, ils
s’attaquent à un supermarché de Montélimar. Malheureusement, Drago
s’est désisté la veille au soir, retenu à la Légion par des
obligations de dernière heure. Comme tout était prêt, Bruno a
accepté de le remplacer par Jean-Pierre, qui lui demande souvent de
l’argent mais s’en veut de mendier – c’est un garçon loyal et
digne, de nature – et insiste pour qu’on le mette sur les coups, va
jusqu’à supplier, afin de gagner sa dope lui-même. Bruno l’emmène à
contrecœur – ou plutôt, au contraire, de bon cœur mais à
contreraison : Jean-Pierre perd pied, se défonce trop, essaie
parfois de ralentir sur les conseils de Bruno et de Thalie mais
s’envoie alors quatre boîtes de Néo-codion par jour, quatre-vingts
cachets, et fume trois paquets de clopes.
À l’instant où Bruno prend fermement le
bras de la responsable des caisses qui s’apprête à entrer dans la
salle du coffre (Jeannine, elle s’appelle), Jean-Pierre, près des
portes vitrées du magasin, sort son arme et la pointe en gueulant
sur tous les clients qui bougent une oreille. Panique
instantanée.
Bruno rassure Jeannine :
— N’ayez pas peur, on ne vous veut
aucun mal.
Elle dira plus tard que son regard était
déterminé mais pas froid, qu’il y avait beaucoup de choses dans ses
yeux – mais pas de méchanceté. Elle lui donne les clés de la salle
et du coffre. Mais à vingt mètres de là, Jean-Pierre est à Fort
Alamo, il doit imaginer tous les clients avec des pistolets
mitrailleurs sous leur veste, il paraît prêt à les abattre un à un
– Bruno sait qu’il ne ferait jamais ça (il le répète à
Jeannine : « On ne vous fera rien », elle veut bien
le croire, même si ça nécessite un petit effort), mais les clients,
qui ne connaissent pas le gentil Jean-Pierre, peuvent avoir
quelques doutes légitimes. Une caissière qui suivait Jeannine vers
la salle du coffre perd son sang-froid, on ne peut pas lui en
vouloir, elle se met à courir, Jean-Pierre survolté braque son arme
sur elle en lui criant de ne pas bouger, elle explose en crise de
nerfs et se jette par terre, secouée de spasmes. Bruno se demande
si ce n’est pas en train de mal tourner. On ne met pas les gens
dans un état pareil. Bien qu’il soit à trois pas de plusieurs
centaines de milliers de francs, il rend les clés à Jeannine (qui
commentera : « Il avait l’air contrarié »), se
dirige vers Jean-Pierre en le hachant du regard et, avant de
sortir, donne un grand coup de pied dans un distributeur de
bonbons.