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Le petit Miki Zivkovic (le petit, je me
comprends, il mesure aujourd’hui près de deux mètres) fête ses
seize ans. Même si on le tient à l’écart des choses sérieuses, il
traîne de plus en plus avec son grand frère, dont il prend très à
cœur le calendrier féminin, et donc avec Bruno. Le soir de son
anniversaire, les deux amis l’invitent au Privilège et Steve lui
offre une montre en or qui vaut à peu près deux ans de salaire d’un
ouvrier. C’est de ce jour que date la passion de Miki pour les
belles montres, qui ne lui attirera pas que des moments de
bonheur.
Bruno, lui, envoie un blouson de cuir à
Thalie, dans un paquet qu’il adresse aux Copains d’Abord, le bar où
elle travaille. Les poches sont pleines de bijoux.
Quelques jours après, il descend vers le
sud en voiture et s’arrête sur la bande d’arrêt d’urgence de l’A7,
environ un kilomètre avant Bédarrides. Thalie, qu’il a appelée
d’une station-service pour lui demander si elle avait des nouvelles
de tata Odette, est sortie de chez elle un quart d’heure plus tôt
en regardant bien de tous les côtés. Elle a demandé à sa mère de
l’accompagner pour dissiper les soupçons d’un éventuel guetteur,
bien qu’ils aient manifestement relâché la surveillance depuis
quelque temps, puisqu’il ne se passe jamais rien dans ce foutu
patelin. Les deux femmes ont marché un kilomètre vers le nord sur
le chemin qui longe l’autoroute, puis, comme elles étaient en
avance, se sont cachées, on ne sait jamais, dans le fossé.
— Qu’est-ce que tu me fais
faire…
Quand la voiture de Bruno s’arrête, Thalie
embrasse sa mère, enjambe le petit grillage et le rail de sécurité
et monte aux côtés de son homme. Ils vont rester plus longtemps
ensemble cette fois, trois jours et trois nuits, dans un bel hôtel
de Nîmes. Le dernier matin, alors qu’ils prennent le petit déjeuner
sur le lit, Bruno annonce à Thalie qu’il va faire évader Jean-Louis
S. une deuxième fois. Son ancien compagnon de détention et
partenaire d’échecs est incarcéré à la maison d’arrêt de La
Talaudière, près de Saint-Étienne, qui n’est pas immense et n’a
rien d’une forteresse imprenable. Selon Thalie, il faut être
malade, c’était déjà très osé deux ans plus tôt, elle en flageole
encore, à présent qu’il est recherché partout et qu’on l’attend à
tous les coins de bois, c’est carrément suicidaire, mais elle sait
qu’elle pourrait parler trois heures, taper du pied ou faire la
roue, elle ne l’en dissuaderait pas. Cela dit, faut pas non plus
pousser Bubu dans les orties, c’est la dernière fois.
Trois jours après ces croissants au lit,
le vendredi 12 novembre 1982, Bruno, seul, gare sa 504 bleu
sombre dans la rue qui mène au flanc est de la prison (l’allée de
la Liberté, ce n’est pas une blague) et, à l’heure convenue avec
S., escalade en un temps deux mouvements le grillage qui le sépare
du mur d’enceinte de six mètres de haut et lance de l’autre côté
dudit mur une échelle de corde de dix mètres, style bateau, qu’il a
fait confectionner spécialement, ainsi qu’un faux flingue en
plastique (pour éviter tout réflexe malheureux). Dès qu’il voit
l’échelle apparaître, Jean-Louis S., dans la cour de promenade,
grimpe lui aussi le grillage de son côté, poursuivi à quelques
mètres par le maton de service aux yeux exorbités (je suppose),
saute à terre au pied du mur d’enceinte, s’empare de l’arme toc et
la braque sur le surveillant qui est encore sur le grillage (et se
fige du coup comme un lézard), puis monte à l’échelle. Arrivé en
haut, à cheval sur le mur, il lance le flingue au maton en
riant :
— Un souvenir, cadeau !
Il descend les trois ou quatre mètres
d’échelle qui restent, franchit le grillage extérieur avec Bruno,
et tous les deux courent jusqu’à la 504. Dès qu’ils ont quitté le
lotissement voisin de la maison d’arrêt et ont rejoint la
départementale, Bruno sort un gyrophare par la fenêtre, le colle
sur le toit et accélère à fond. Ils vont remonter comme ça jusqu’à
Paris (ils passeront même, sans ralentir, un barrage installé vite
fait, et répondront d’un geste sec au salut militaire des gendarmes
– je sais que ça paraît trop beau mais je n’invente rien, foi
d’honnête homme) et dîneront le soir dans un restaurant des
Champs-Élysées en trinquant à la santé du directeur de la maison
d’arrêt, comme Jean-Louis le lui avait promis une semaine plus tôt,
quand celui-ci lui expliquait dans son bureau que personne ne
pouvait s’évader de sa prison.
C’est le SRPJ de Lyon qui est saisi de
l’enquête, mais à Paris, Moréas a peu de doutes quant à l’identité
de l’auteur de l’évasion, il sait Sulak assez audacieux pour tenter
deux fois le même coup, par fidélité et goût du jeu. On lui dit
qu’il fantasme un peu.
Une semaine plus tard, Bruno et Steve
s’éloignent à moto de la petite bijouterie Brecy, 269 rue
Saint-Honoré, avec 8 millions et demi d’or et de diamants dans
leur sac. L’unique vendeuse, une femme d’une cinquantaine d’années
qui a vite compris qu’elle n’avait pas à avoir peur de ce garçon
bien élevé, lui a dit en l’aidant à vider les vitrines :
— Ce n’est pas bien, ce que vous
faites. Vous n’avez pas honte ? Vous êtes un jeune con.
— Je sais, madame, vous avez raison.
Je suis con de faire ça.
Le 1er décembre, le gang de deux prend l’avion en
direction de Cannes. Pour sa première visite à la bijouterie
Ferret, dans la galerie du Gray d’Albion (rue des Serbes, c’est
amusant), Bruno se déguise, il sait que sa photo circule, peut-être
plus dans le Sud qu’ailleurs : lunettes et fausses moustaches,
du bien classique mais crédible, qui marche toujours. Le lendemain
à 11 h 30, jour de fortes pluies, il revient sous son
vrai visage et rafle pour 10 millions de francs de bagues,
bracelets, parures et montres de grandes marques, Steve restant
toujours en faction devant la porte. Pour la première fois, Bruno
ne prend pas les cassettes des caméras de surveillance (une dedans,
une dehors) : sa technique « en douceur mais ferme »
est suffisamment au point, et surtout, il est temps d’agiter un peu
la police, ce sera plus drôle. (Ça va fonctionner au-delà de ses
espérances. Ce n’est pas à l’OCRB que seront montrées les captures
d’images récupérées par le SRPJ de Nice, mais à la BRB, la brigade
de répression du banditisme du commissaire Devos. Les services ne
communiquent pas naturellement entre eux, ça va être la pagaille.
La BRB, à tout hasard, montre les photos de Bruno et de Steve aux
employés des bijouteries Ruben et Heurgon et Brecy, bingo,
« C’est eux ! ». Devos sait bien que ce sont les
terreurs qu’on recherche pour l’évasion du Corail en juillet
dernier, et que l’OCRB est chargé de l’enquête, mais il oublie de
passer l’info – l’étourdi. Georges Moréas, le grand chasseur de
Sulak, ignore tout, donc, de ces histoires de bijouteries.)
Bruno et Steve savent bien qu’ils ne
retireront au mieux qu’un quart de la valeur de leur butin quand
ils le remettront dans le circuit, aussi ils en profitent un peu
d’abord. Dans l’hôtel de Nice où ils attendent deux jours avant de
reprendre l’avion pour Paris, ils font des tas de photos au
Polaroid : torse nu, ils se couvrent de bijoux, des bagues à
chaque doigt, des tas de bracelets autour des poignets (et puis ils
chantent), six colliers d’or et d’émeraudes autour du cou, ils
prennent des poses, grandes folles viriles. Il reste quelques-unes
de ces photos.
Ensuite, ils trient. Chacun garde pour ses
proches des choses qui seront sans doute difficiles à vendre, ils
sont aussi généreux l’un que l’autre, Steve distribue sans compter
dans ses parages, dans le milieu yougo (où il est, je l’ai déjà
dit, aussi aimé que respecté, il a toujours des cadeaux pour les
femmes de ses amis, pour les enfants aussi d’ailleurs), surtout des
grosses montres, que ses compatriotes aux bras puissants apprécient
beaucoup. Il en rajoute toujours une ou deux poignées pour que ses
potes puissent les revendre et se faire un peu d’argent. Dans les
années qui suivront, on verra réapparaître plusieurs de ces bijoux
lors de différentes arrestations dans le cadre d’affaires qui n’ont
rien à voir, et c’est pour cette raison qu’on imaginera Sulak à la
tête d’une vaste bande, dont on ne cesse de retrouver des membres,
c’est pour cela aussi que les journaux l’appelleront « le chef
du gang des Yougos » (on lui octroiera même la nationalité de
ses prétendues troupes : dans le journal d’Antenne 2, Noël
Mamère parlera du « Yougoslave Bruno Sulak » – il est
très respecté dans la diaspora yougo du fait de son amitié avec
Drago et Steve, mais ça s’arrête là (un journaliste d’un quotidien
régional du Sud écrira pour sa part, mystérieusement, que « le
malfaiteur a été élevé par une mère bretonne », et là, on ne
peut rien pour lui, Bruno n’a jamais été à la tête d’un quelconque
« gang des Bretons » et n’a jamais eu pour ami un Gwendal
ou un Goulven)).
Ils partagent en deux ce qu’ils estiment
le plus intéressant à vendre, chacun le refourguera de son côté. Le
13 décembre, place de l’Opéra, avant de traverser vers le Café
de la Paix, Steve passe discrètement un sac à un ami serbe qui se
trouve à côté de lui. Trois types se ruent sur eux – ce sont des
flics de la BSP, la brigade des stupéfiants et du proxénétisme,
ex-mondaine, qui suivaient l’ami pour une histoire de trafic de
drogue. Steve, en vrai tigre, parvient à s’enfuir, mais son pote,
qui intéresse plus les flics et qui a le sac en main, se fait
ficeler comme un rôti. Ils s’attendent à trouver un bon paquet de
poudre, mais non, c’est un bon paquet de bijoux.
Au Quai des Orfèvres (où l’on déterminera
vite que les bijoux proviennent des trois boutiques braquées à
Paris et Cannes), l’imperturbable Yougo tient bon, il ne
balancerait le nom de Steve pour rien au monde. En revanche, sa
compagne, interrogée sans courbettes, est moins résistante :
avant de se faire trop secouer, elle déclare que l’autre homme,
selon elle, était Steve, qu’il s’appelle en réalité Radisa
Jovanovic, et confie même, zélée, qu’elle l’a déjà vu en compagnie
d’une dénommée Marlène Mil (l’ex d’Anthony Delon, pour rappel). À
la BSP, on la connaît, Marlène, elle ne mène pas une vie de nonne
ascétique. Ils se concentrent sur elle et transmettent le reste des
informations à la BRB, en laissant de nouveau Moréas de côté.
Incollable sur le dossier, il serait pourtant plus à même
d’effectuer des recherches efficaces.
Bien que ne connaissant pas les détails de
ce bazar naissant, Bruno sent tout de même que ça commence à
prendre, que ça bouge un peu. Il va monter d’un cran dans la
provocation. Mais l’inconvénient, quand ça commence à prendre,
quand plusieurs services se mettent en branle en parallèle, c’est
qu’il faut adapter son système de défense, de prudence, on ne peut
plus faire tout à fait ce qu’on veut.Il est obligé de changer ses
habitudes nocturnes, par exemple : à l’Aventure, entre autres,
il remarque souvent de jeunes hommes athlétiques et un peu trop
bien habillés, que son flic reconnaît comme étant probablement des
collègues. Un soir où il vient de commander une bouteille de
champagne avec Steve et deux jolies filles, il aperçoit l’une des
barmaids au téléphone. Elle ne peut retenir un coup d’œil vers lui.
Bruno a de l’estime pour Moréas, ça ne l’étonne pas qu’il ait posé
quelques jalons par ici (pendant que la BRB surveille l’appartement
de Marlène Mil à Neuilly-sur-Seine – puis laisse tomber, faute de
résultats). Il touche le bras de Steve, et les deux hommes plantent
les filles sur la banquette rouge, cinq minutes avant que ne
déboulent les hommes de l’OCRB.
Bruno passe désormais plus de temps au
cinéma ou dans son appartement, il lit beaucoup, surtout des
journaux, des hebdos d’actualité, Libé
tous les jours. Il se passionne pour tout ce qui se passe en France
et dans le monde, mais il a besoin de distractions plus
trépidantes, grisantes. Un peu d’action et de suspense, ça ne fait
jamais de mal. La mèche est prête, il est temps de faire des
étincelles.
C’est dans Libé qu’il apprend que François Mitterrand va
recevoir le chancelier allemand Helmut Kohl à Paris, le 21 janvier
1983. Ils doivent remonter les Champs-Élysées jusqu’à l’Arc de
Triomphe et la tombe du soldat inconnu. Bruno repère une belle
bijouterie, toute proche, Van Gold, qui se trouve à l’époque rue
Quentin-Bauchart, à quelques pas du trajet qu’emprunteront les deux
hommes d’État. Il s’y rend la veille et remarque des bijoux
magnifiques, des diamants d’une grande pureté (grâce à son
apprentissage dans les livres et sur le tas, il a maintenant l’œil
d’un pro, la science joaillière dans la pupille). Quand il annonce
à Steve qu’il a l’intention de la dévaliser au moment même où
Mitterrand et Kohl passeront, la paupière gauche du Serbe de glace,
qui n’est pourtant pas facilement impressionnable, bat deux fois
nerveusement (je fais vivre mes personnages, j’ai le
droit) :
— Tu es fou, il va y avoir des
centaines de flics à vingt mètres.
— À vingt mètres, non, pas à vingt
mètres. Cinquante ?
— Oui, bon.
— Et justement. Qui peut imaginer
qu’on va braquer une bijouterie dans un rayon de moins de cinq
cents mètres autour de ce dispositif policier de
dingues ?
Le lendemain matin, quelques minutes avant
l’arrivée sur les Champs du président et du chancelier,
qu’attendent des milliers de personnes, Bruno et Steve doivent
pratiquement se frayer un passage entre les CRS et les flics en
civil pour approcher de la bijouterie Van Gold. Comme d’habitude,
Steve se poste devant l’entrée. (Ils ont innové pour la
circonstance : Steve tient un gros talkie-walkie à la main,
pour communiquer avec Bruno à l’intérieur. Un grand type carré en
costume strict avec un talkie-walkie dans la rue, ce jour-là :
qui pourrait ne pas penser qu’il s’agit d’un membre du service de
sécurité chargé de surveiller les alentours des
Champs-Élysées ? Ils garderont cette méthode par la
suite : un grand type carré en costume strict planté devant
une bijouterie avec un gros talkie-walkie, c’est toujours moins
louche qu’un grand type carré planté devant une bijouterie.) Bruno
pénètre à l’intérieur, force le gérant et les deux employés à se
passer les poucettes, se fait remettre les clés des vitrines et
d’un petit coffre, ramasse tout ce qui vaut la peine, en prenant
son temps (pendant qu’une clameur retentit à vingt ou cinquante
mètres de là, il vide les deux vitrines qui donnent sur la rue sans
se cacher, il n’y a évidemment pas un passant sur le trottoir),
adresse un petit signe à la caméra puis sort, le sac lourd et l’âme
légère. Ils n’ont pas pris la peine, en ce jour particulier, de
prévoir une voiture ou une moto. Steve part à pied vers la rue
François-Ier, Bruno pousse le vice, un
vice bien innocent, jusqu’à se fondre avec son trésor dans la foule
qui borde les Champs-Élysées, pardon m’sieurs dames, je suis un peu
chargé.
Il se rejoignent une heure plus tard dans
l’appartement de Bruno. Ils se prennent dans les bras l’un de
l’autre, c’est un grand moment, leur plus belle réussite jusqu’à
maintenant. Pour se détendre et évacuer la pression, pendant que
tous les flics des Champs pivotent sidérés vers la rue
Quentin-Bauchart, Bruno part dans la foulée faire un tennis du côté
de la porte d’Auteuil, comme souvent après un braquage. (Il devra
arrêter ça aussi, il y a trop de jeunes flics tennismen.)
Cette fois, l’écho du coup parvient
jusqu’à Moréas : 9 millions de bijoux volés au cœur de
l’une des plus grosses concentrations de flics de l’année, ça fait
du bruit dans le milieu policier (pas encore dans la presse, le nom
de Bruno Sulak n’ayant pas filtré au sujet des récents hold-up de
bijouteries). Le patron de l’OCRB, qui envisage presque aussitôt la
possibilité d’un retour de Sulak l’artiste aux affaires, se
renseigne autour de lui, frappe à quelques portes, et découvre avec
stupeur que son collègue Devos, à la BRB, tourne en rond sur ses
plates-bandes depuis deux mois. Il n’a pas le temps de s’en
désoler : moins d’une semaine plus tard, le 27 janvier,
Bruno et Steve reviennent dans le quartier, à six cents mètres, et
allègent la bijouterie Cartier de l’avenue Montaigne de 10 millions
de merveilles. De la première qualité, c’est indiscutable. (Bruno
gardera, en bon souvenir, l’une des célèbres alliances trois
anneaux de la marque, qu’il enfilera à son annulaire droit pour
cacher le petit « B » tatoué.) Aussi bien au niveau de la
beauté des pierres, des diamants, que de la finition, le travail
est remarquable.
— Cartier, c’est vraiment quelque
chose, dit Bruno à Steve. On note.
(On parlera au journal télévisé du soir de
ce deuxième hold-up spectaculaire en une semaine près des
Champs-Élysées, sans l’associer à Bruno Sulak. Dans le salon de ses
parents, à Bédarrides, Thalie sourit. En même temps, elle est
inquiète, émue, d’imaginer son homme là-bas, dans le
tourbillon.)
Une demi-heure après le braquage, alors
que Steve est sur le point de partir se débarrasser de la voiture,
Bruno entre dans une cabine téléphonique.
— Je vais appeler Moréas, je suis sûr
qu’il sera content d’avoir de mes nouvelles.
Steve n’est pas d’accord, ce n’est pas son
genre, il considère que c’est un risque complètement inutile, mais
après tout, Bruno fait ce qu’il veut. Il part déposer la voiture un
peu plus loin.
— Salut commissaire, tout va comme tu
veux ?
La voix, le ton, le léger bégaiement,
Moréas le reconnaît tout de suite.
— Tiens, Sulak… Ça fait plaisir de
t’entendre.
— Moi aussi, sincèrement. Le Cartier
Montaigne, t’es déjà au courant ?
— Non.
— Ah, la police… Bon, ça va
venir.
— Je n’en doute pas.
— Bref, c’est pas vraiment pour ça
que je t’appelle, je voulais savoir si je pouvais me permettre
d’offrir une jolie montre à ta chérie.
— Oh mais oui, tu penses, une
Cartier, je n’en attendais pas moins de toi.
— Je te l’envoie où ? Chez toi
ou au bureau ?
— Non, ne te donne pas cette peine,
je vais venir la chercher, c’est la moindre des choses. On se donne
rendez-vous dans un bistrot ?
— Pas de problème. Où ça
t’arrange ? Ah non, zut, je t’attendrais une petite demi-heure
de bon cœur, mais je peux pas, là, il faut que j’y aille, le Grand
arrive, il n’aime pas que je t’appelle.
— Steve ?
— Devine. Allez, salut.
— Salut. Fais quand même gaffe, tu
joues pas au Monopoly, un jour ça peut mal tourner. Tu mets quand
même pas mal de gens en danger, avec tes conneries.
Bruno raccroche sans répondre. Moréas sent
qu’il est en train de reprendre les choses en main, l’audace de
Sulak le perdra, c’est sûr. Si la presse reste tranquille,
c’est-à-dire si on évite de lui jeter des os à ronger, il ne
devrait pas être sorcier de le coincer dans Paris, comme un an plus
tôt – presque jour pour jour. Mais il oublie une chose,
Georges : le hasard. Il en oublie deux, même : le hasard
et la nature humaine, qui veut que chacun sur terre essaie de
passer avant les autres, à quelque niveau que ce soit, dans la
police comme ailleurs.