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Les premiers jours à Paris, Steve n’étant pas encore remonté et Walter étant reparti vers d’autres affaires (il est censé se débarrasser des cinq MAC 50 des gendarmes, il en garde un et le donnera plus tard, même s’il ne le confirmera jamais à la police, à Anthony Delon (qu’il connaît grâce à Steve, ce dernier rendant parfois une visite nocturne à Marlène, la jolie sœur d’un certain Marc Mil et l’ex du fils d’Alain Delon – un jour, Steve emmène Marlène déjeuner chez son père et sa belle-mère, espérant que le premier acceptera de réaliser une salle de bains en marbre dans l’appartement de la demoiselle, c’est sa partie, le marbre, mais ça n’accroche pas, Krsta et Kata n’ont pas plus d’affection pour elle que pour Nadine, leur fils fréquente des filles bien arrogantes)), Bruno se cache, tout a changé, les effectifs à ses trousses vont être multipliés, et depuis l’étonnante arrestation avenue de Suffren, il se méfie de tout le monde, ça a pu venir de n’importe où. Il sait cependant qu’il peut compter sur Claude, avec qui il a fait les billetteries des gares : il dort deux nuit chez lui. Ensuite, Steve le rejoint, Bruno se planque chez lui un temps, puis se trouve un appartement dans les beaux quartiers de l’ouest, sélectionne quelques contacts tout à fait sûrs et revient dans les rues, plus aventureux que jamais. Autant qu’on s’amuse. Moréas ne va pas abandonner la partie sur une défaite, c’est certain, mais Bruno n’a plus grand-chose à perdre et va déclencher le feu d’artifice.
Après l’évasion du Corail, comme c’était à prévoir et bien qu’elle ait eu lieu près de Montpellier, Moréas demande que l’OCRB soit saisi de l’enquête : son équipe connaît les habitudes et les proches du fugitif, et peut en outre agir sur tout le territoire, ce qui s’avérera indispensable car il est assez peu probable que Sulak ait décidé de passer une retraite paisible à Mauguio ou à Lunel – j’y suis, j’y reste. Mais le juge d’instruction chargé de l’affaire a le champ de vision d’une moule de bouchot : il confie ingénieusement les recherches aux gendarmes de Montpellier, et demande à Moréas de leur transmettre toutes les informations dont il dispose. Heureusement, la moule part en vacances en août, et Moréas, s’appuyant sur quelques éléments nouveaux (les confessions de Capu – Les Confessions de Capucine, je laisse le titre à qui veut), réussit à obtenir de son remplaçant une commission rogatoire, la même que les gendarmes (qui, retournant tout dans les environs de Montpellier, ne sont pas près de lui faire de l’ombre). Grâce à la pieuse Capu et a un travail en profondeur dans les archives, ses hommes ont pu identifier Steve, alias Radisa Jovanovic, qui a joué dans Le Professionnel, et Walter (qui va garder ce surnom ici, c’est mieux), comme étant les deux hommes qui ont permis à Sulak de sortir à nouveau des rails.
Bruno, pendant ce temps, seul (il voit Steve surtout le soir, et pas dans la rue si possible), se promène dans les beaux quartiers de Paris, les Champs-Élysées, l’avenue Montaigne, les rues Royale et Saint-Honoré… Dans les vitrines, il voit de belles choses. Le chat est en train de se transformer. En pirate.
Un après-midi, alors qu’il flâne de bijouterie en bijouterie, esthète, du côté de la Madeleine (il y a beaucoup de touristes dans les parages, pas mal de Japonais, mais ils ne lui prêtent aucune attention, ils s’intéressent plutôt à Dior et Chanel, à Hédiard et Fauchon, aux vieilles pierres et aux jolies Parisiennes), il s’arrête longuement devant la joaillerie Ruben et Heurgon, 15 rue Royale, non loin de Maxim’s. En admirant quelques montres de luxe, il se fait une réflexion : « Quel que soit le prix de la montre, l’heure est la même. Je ne volerai donc que du superflu, de l’or et des diamants. »
Il entre et demande à regarder des bagues, une surprise pour sa femme. Tandis que la jeune vendeuse cherche ce qui pourrait lui convenir, il enregistre mentalement tout cequ’il voit : deux employées seulement, une boutique de taille réduite, une seule caméra, des vitrines bien garnies et simples à ouvrir, tout est parfait. Pour la bague, il est encore indécis, il reviendra. La vendeuse lui sourit, elle estjolie.
Thalie se morfond chez ses parents, à Bédarrides. Elle a trouvé du boulot dans un café où l’on joue de la musique tous les soirs, Les Copains d’Abord, elle y travaille de temps en temps, quand elle s’ennuie trop. Elle repense à la vie qu’elle menait un an plus tôt à Paris, les restaurants,Le Palace et l’Élysée-Matignon, les théâtres, et les week-ends en Normandie. Elle se demande ce qu’elle va devenir ici, ce que fait Bruno pendant qu’elle regarde la télé dans le salon familial ou boit un verre avec ses copines d’enfance, elle attend de ses nouvelles, de son réveil au moment où elle éteint sa lampe de chevet le soir, tout en sachant qu’il ne faut pas trop y compter, ce serait tendre les bras pour qu’on lui passe les menottes : elle se sent surveillée, elle a plusieurs fois remarqué, du côté de chez ses parents (la maison est à l’écart du village, de l’autre côté de l’autoroute), des types qui n’ont a priori rien à faire là. Fin août, elle est partie passer plusieurs jours en Allemagne avec une amie dont le frère habite là-bas : trois heures après son retour, des flics frappaient à la porte pour lui demander son emploi du temps précis et les coordonnées du frère allemand.
Elle n’espère plus vraiment, elle a tort : avant la mi-août, peu après midi, le téléphone sonne. C’est sa mère qui répond, elle ne dit rien pendant quelques secondes après « Allô ? » puis tend le combiné à sa fille. Elle a reconnu la voix de Bruno, qui n’a pas donné son nom.
— Salut la Grande.
— Ah, salut.
— Ça va ?
— Ça peut aller, oui, et toi ?
— Ça va. Tu fais quelque chose, cet après-midi ?
— Je sais pas, non, rien de spécial.
— Tu veux pas aller boire un coup ?
— Euh, si tu veux, oui. Où ?
— Ben comme d’habitude. Dans une demi-heure, c’est bon pour toi ?
— OK, mais…
— Tu viens en voiture ?
— Oui, d’accord.
— Super, je t’embrasse, à tout à l’heure.
— À tout à l’heure.
Quand Thalie raccroche, elle a les jambes qui tremblent. Elle n’a rien compris. « Comme d’habitude » ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Ils n’ont jamais eu d’habitudes dans le coin. Peut-être le café de la gare, devant lequel il lui avait donné rendez-vous la première fois, à 7 heures du matin, avant de partir à Paris ? Bruno Sulak devant la gare de Bédarrides ? Il n’est pas fou à ce point. Le seul bar où ils se soient rendus plusieurs fois ensemble dans la région, c’est celui de la rue Boudouresque, à Marseille, où ils prenaient parfois des chocolats le matin. Mais il n’aurait pas précisé « une demi-heure », il sait, ils savent tous les deux, qu’elle n’aurait pas le temps de s’y rendre. Les minutes passent, Thalie s’agite, elle ne trouve pas. Elle va revoir Bruno. Dans un quart d’heure. Si elle est assez intelligente pour résoudre l’énigme. Sinon, non.
Elle sort, sans la moindre idée de ce qu’elle va faire mais c’est l’heure, elle se sent bête, elle a peur de ne pas être à la hauteur de ce qu’il attend d’elle, elle n’arrive plus à réfléchir, ouvre le portail, monte dans la voiture de sa mère et part en direction du centre-ville, de la gare à tout hasard, après s’être assurée qu’il n’y a pas de voiture suspecte (ou, au contraire, lumineuse) près de la maison de ses parents. Rien.
Elle ne sait pas où elle va, mais avant le pont qui passe sous l’autoroute, elle remarque, dans son rétroviseur, ce qui ressemble à une Simca blanche. Elle croise en pensée tous les doigts qu’elle a, y compris ceux des pieds, et ça marche : la Simca lui fait deux appels de phares. Elle ralentit, se laisse doubler, Bruno lui sourit au volant, il a un drôle de chapeau mou sur la tête.
Il s’arrête un kilomètre plus loin, dans une rue déserte, sans commerces ni cafés, car à Bédarrides, tout le monde sait que Thalie a pris dix-huit mois avec sursis et que le dangereux malfaiteur dont elle était la poule et la complice s’est évadé. Elle se gare derrière lui, il lui fait signe de le rejoindre dans la Simca.
Elle ouvre la portière passager et, malgré l’émotion, ne peut s’empêcher d’éclater de rire : il est habillé en peintre du dimanche pour touristes, avec une blouse bouffante, un pantalon en velours côtelé et un grand béret genre Montmartre. Elle monte et le prend dans ses bras, il se serrent et s’embrassent, ils ne se sont pas touchés depuis le 26 janvier, dans le petit local du Quai des Orfèvres où Moréas les avait laissés seuls quelques minutes, pas besoin d’écrire trois pages pour faire comprendre ce qu’ils ressentent.
Ils prennent une chambre dans un hôtel d’Avignon, à moins de cinq cents mètres du bureau du commissaire sournois, qui doit élaborer des plans pour la coincer, cette petite garce, et y passent l’après-midi, le soir et la nuit sans dormir, à faire l’amour et à parler. Thalie a beaucoup de questions à poser à Bruno, elle s’inquiète, lui demande d’être prudent, veut savoir où il vit, comment (Steve lui donne de l’argent, pour l’instant), ce qu’il compte faire maintenant – elle le sent plus résolu à agir, à se lâcher, plus révolté qu’avant contre la norme, le fric et l’hypocrisie, prêt à mettre le bazar dans tout ça. Il lui dit qu’il va leur prendre tout ce qui brille.
Le lendemain en fin d’après-midi, il la laisse à l’entrée de Bédarrides, les flics surveillent peut-être la voiture, puis s’en va en lui promettant de revenir bientôt. Ils ont mis au point quelques stratégies pour se donner rendez-vous sans risque.