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Le lundi matin, à 7 heures précises, Bruno s’arrête avenue de la Gare, à Bédarrides, le long de la petite place qui sert de parking au café. Sous l’un des quatre platanes, Thalie l’attend. Elle porte une robe courte, bleue. Ce n’est pas tout à fait son genre, mais c’est Christophe qui le lui a demandé : il s’agit de faire couple. Elle monte sans un mot, juste avec un sourire, dans la belle BMW 323i qu’il a achetée d’occasion une semaine plus tôt. Il est très bien habillé, style jeune cadre mais décontracté, bien coiffé, les ongles impeccables, fraîchement coupés. Une bague en argent cache son petit tatouage sur l’annulaire droit. Thalie ne sait pas qu’il a été légionnaire, ni prisonnier, et ne pourrait pas le deviner, même si sa mère et toutes ses aïeules avaient été médiums. Cependant, il l’intrigue.
Sur l’autoroute jusqu’à Lyon, ils ne parlent pas beaucoup. Thalie ne pose toujours aucune question, elle sent qu’il ne vaut mieux pas. Christophe passe en boucle la cassette de Répression, l’album de Trust sorti en juin. « Antisocial », « Le mitard », « Sors tes griffes », ces choses-là. Il écoute les yeux fixés sur la route. Thalie se dit qu’un truc cloche.
Lorsqu’ils arrivent à Lyon, il roule dans la ville sans jamais chercher son chemin, comme s’il y avait passé toute son enfance (Thalie pense d’ailleurs que c’est le cas, mais par la suite, elle aura toujours cette impression déconcertante qu’il connaît bien tous les endroits dans lesquels il passe, même s’il n’y a jamais mis les pieds). Ils vont visiter l’appartement qu’il avait en tête (il prend distraitement la main de Thalie devant la propriétaire, juste quelques secondes, elle se laisse faire naturellement), mais il ne lui convient pas, sans qu’elle comprenne pourquoi – en fait, simplement parce qu’il ne le « sent » pas. Il ne paraît pas contrarié, et propose à Thalie de déjeuner dans le quartier Saint-Jean.
À table, l’atmosphère est plus détendue que dans la voiture. Ils discutent, observent leurs voisins, rigolent : font connaissance. Thalie est gaie, légère, elle l’appelle Chris, mais se trouve plus timide que d’habitude, il l’impressionne, il est étonnamment cultivé pour un garçon de son âge, sûr de ses connaissances, dans de nombreux domaines apparemment, et très à l’aise – sauf parfois, tout à coup, il bégaie un peu. Il lui plaît.
Après le déjeuner, ils vont voir deux autres appartements, qui n’enthousiasment pas davantage Christophe que le premier. En remontant dans la BM, il annonce à Thalie qu’il doit voir des amis à Paris. Soit il la ramène dans le Sud d’abord, ça ne le dérange pas, soit elle vient avec lui. Elle ne réfléchit pas plus que s’il lui proposait d’aller au cinéma.
Dès les premiers kilomètres sur l’A6, Thalie s’endort – elle n’a pu trouver que trois heures de sommeil la nuit précédente, excitée par la journée qui l’attendait et peu habituée à devoir se lever si tôt. Elle s’affale légèrement sur le siège passager, sa robe courte remonte sur ses cuisses, bronzées, jusqu’à un ou deux centimètres seulement de sa culotte. Bruno ne peut s’empêcher de jeter des coups d’œil de temps en temps, de plus en plus longs, jusqu’à même ne plus jeter de coups d’œil à la route que de temps en temps. Ça devient dangereux. Heureusement, le voyant de l’huile s’allume. Ils s’arrêtent à la station-service de l’aire des Lochères, à peu près à mi-chemin entre Lyon et Paris.
La tête dans le moteur, un mécanicien vérifie le niveau d’huile, ou quelque chose dans ce genre-là – sans doute un problème un peu moins banal, puisqu’ils vont attendre près d’une heure. Ils se tiennent l’un près de l’autre à quelques mètres de la BMW. Il fait très beau, mais le vent souffle fort. Thalie a les cheveux dans les yeux. Bruno fait un pas vers elle et l’embrasse.
Quand ils reprennent la route, c’est elle qui conduit, Chris est fatigué. Sa main moins. Elle passe pas mal de temps sur la cuisse et sous la robe de Thalie. Sur la droite de son champ de vision, elle devine qu’il la regarde, ne la quitte pas des yeux. Il lui dit qu’elle conduit bien, elle se surprend à se sentir fière.
Ils arrivent à Paris dans la soirée, Chris guide sa conductrice jusqu’au boulevard Brune et lui indique une place libre devant l’Orléans Palace, un hôtel un peu vieillot mais chic, disons rétro (qui s’appelle aujourd’hui le Paris Orléans, on se demande parfois pourquoi les choses changent). À la réception, il prend une chambre pour deux sans la consulter, elle ne songe même pas à tiquer. Ils montent simplement pour se laver les mains et se passer un peu d’eau sur le visage après le voyage, car Bruno est en retard à son rendez-vous : il doit retrouver un ami de Marseille (disons Claude, ça ne gênera personne) dans un bar tout proche, LaBouffarde, où celui-ci veut lui présenter quelqu’un. Il propose à Thalie de l’accompagner, elle ne voit aucune raison de refuser, même si elle commence à pressentir qu’il n’est pas représentant en cocottes-minute. Mais une fois assise avec eux, elle regrette de ne pas être restée dans la chambre, elle ne se sent pas à sa place, essaie de se mettre un peu à l’écart (ce qui n’est pas facile à une table de quatre) mais voit bien que les deux hommes ne sont pas à l’aise en sa présence. L’ami de Claude s’appelle Alain, par exemple, ils s’efforcent manifestement tous les deux de ne pas trop en dire, s’adressent à Chris par périphrases et allusions prudentes, « Alain a quelques bonnes idées », « Il faudra qu’on reparle de Magenta », et ne cessent d’observer l’intruse du coin de l’œil. Comprenant qu’ils ne se détendront pas, et n’étant venu de toute façon que pour se faire une première opinion sur Alain, Bruno se lève au bout d’une demi-heure et promet de reprendre bientôt contact avec eux.
Thalie sort de la salle de bains seulement couverte d’une serviette, enroulée sur ses cheveux. Elle rejoint Chris sur le lit, ils font l’amour, longtemps, plusieurs fois. Elle remarque une petite cicatrice sur son ventre. Un tatouage sur la face externe de son poignet gauche : « B.B » (Il lui explique que c’est un souvenir de ses dix-sept ans, une femme plus âgée que lui dont il a été follement, quoique brièvement, amoureux. Brigitte.) Et un autre sur sa jambe droite, juste au-dessus du genou : « MARCHE OU ». Elle se demande s’il n’a pas eu le temps de l’achever ou si c’est volontaire. Elle ne lui pose pas la question.