6
Stanislas Sulak a dû quitter
provisoirement Marcelle, il a été muté à Paris en janvier 1954,
pour remonter le moral des blessés, des cassés. Affecté au service
du capitaine Ollier, rentré aveugle du Tonkin, il a pris sa mission
à cœur, le moral englobant pas mal de choses : il a proposé au
capitaine de lui donner l’un de ses yeux, pour qu’il puisse voir
son fils, né peu de temps après son départ pour l’Indochine.
« Quand on peut vivre avec un seul bras, on peut vivre avec un
seul œil. » (Le raisonnement est peut-être un peu simpliste –
quand on peut vivre avec une seule oreille, peut-on vivre avec une
seule jambe ? Mais après tout, oui, sans doute.) Le capitaine
Ollier, bien sûr, a refusé. Ça fait plaisir quand même, c’est
l’intention qui compte, et le moral remonte.
Envoyé ensuite, toujours sans Marcelle, à
Puyloubier, près d’Aix-en-Provence, où il est devenu adjudant de
compagnie, Stanislas en a profité pour aller faire un petit tour à
Miramas. À la mairie de Miramas. Dans le bureau du fonctionnaire
modèle qui lui avait expliqué que puisqu’il était polonais et avait
une carte d’ouvrier agricole, il était ouvrier agricole. Il s’est
planté devant lui (une vague lueur est sans doute apparue au fond
des yeux jaunes du rond-de-cuir : « Je l’ai déjà vu
quelque part, celui-là… ») et illui a montré la seule main, de
paysan ou non, qu’il lui restait :
— Et maintenant, dites-moi que je ne
suis pas français.
Ahuri, le rond-de-flan n’a pas moufté, pas
bougé une oreille, et il a bien fait, il s’est épargné un œil au
beurre noir – le droit, en l’occurrence.
La vie de Stanislas commençait enfin à
prendre une bonne tournure, les comptes se réglaient, l’avenir
s’éclaircissait. Pour ajouter un peu de lumière encore, Marcelle
est venue le rejoindre à Puyloubier, où la nature est
accueillante.