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Bruno Sulak a deux personnalités, qui tentent de s’imposer dans cet esprit qui se développe et ce corps qui grandit (aucune des deux ne prendra l’ascendant sur l’autre, elles devront se résoudre à cohabiter, la mort dans l’âme). C’est à la fois un beau garçon sensible et drôle, d’une grande perspicacité, qui lit sans arrêt, s’intéresse à tout, protège tendrement ses deux sœurs, commence à avoir beaucoup de succès auprès des filles et raconte toutes ses histoiresde cœur à sa maman ; et un garçon turbulent, indiscipliné, nerveux et bagarreur, qui traîne de plus en plus avec les gamins du quartier et résiste de son mieux, parfois violemment, toujours en faisant face, aux agressions de la ville et de ses habitants.
Ce dont Marcelle et Stanislas ne se rendent pas compte tout de suite, c’est que son intelligence et sa mémoire se développent de manière peu commune. Il n’en parle pas, mais au collège, il comprend tout clairement au premier énoncé, devance sans le dire les explications des professeurs et, surtout, retient instantanément, et définitivement, tout ce qu’il entend et lit. Il lui suffit d’écouter ou de regarder une seule fois, et il enregistre comme une machine. Les autres n’ayant naturellement pas les mêmes facultés, les cours lui paraissent interminables et répétitifs, il s’ennuie. Il ne l’avoue à personne, par crainte de passer pour vantard (la précocité ne lui semble pas une qualité dont il y a lieu d’être spécialement fier, ce n’est qu’une question de temps), mais il se sent de plus en plus mal dans sa peau et se laisse aller à la nonchalance, celle du révolté – celui qui veut apprendre, ne demande que ça, mais sent son avenir bloqué, étroit comme une ruelle sombre qui finit en cul-de-sac. On ne répond jamais vraiment à ses questions. Aussi, pour se distraire, se désengourdir et avancer vraiment, quel que soit l’environnement, il se met au vélo. Lors de sa toute première course, il termine deuxième sur quarante. Il est furieux.
À Levallois-Perret, malgré son engouement pour la boxe,qui le stimule autant qu’elle le défoule, Novica est un adolescent impétueux, qui déborde d’ardeur, d’impatience et de colère. Son père le marbrier n’y est pas pour rien. Comme celui qui deviendra son double, sa moitié dans le monde hors-la-loi, et dont il ignore encore l’existence, il devient rebelle et indépendant, s’isole de ce qui l’entoure et se bagarre pour un rien, presque plus en dehors que dans le ring. À la différence de Bruno, c’est avant tout contre son père qu’il se dresse. (Il aime Kata, qui lui a ouvert ses bras, mais pense sans doute souvent à sa mère biologique, en secret, et se demande peut-être pourquoi elle est partie. Il constate que sa belle-mère et son père s’entendent de plus en plus mal.) Le marbrier reporte toute sa frustration sur lui. Et comme on ne frappe pas son père, Novica trouve d’autres chats et chiens à fouetter. Quand Krsta finit par admettre que les coups, les menaces et les punitions n’impressionnent pas son fils, ne le calment pas et ne lui font pas baisser les yeux, il enrage, abandonne et l’envoie en pension. Le petit Miki voit s’éloigner son frère, son « Bato », et reste seul avec son amour et son admiration pour lui. Seul aussi face au père, qui retourne sa fureur impuissante contre lui.
À force de se défendre dans les rues du quartier de Mazargues, Bruno s’est endurci et a réuni une petite bande autour de lui. Il s’en forme partout à Marseille, car il faut s’imposer dans chaque quartier pour contrôler la violence sous le soleil, la tourner à son avantage. À quinze ans, Bruno, qui délaisse progressivement l’école puisqu’elle ne lui apporte plus rien, est déjà le chef d’un petit gang de boutonneux. Comme son père autrefois, il impose le respect par nature, on l’écoute parce qu’il parle, on l’estime parce qu’il a l’air de savoir de quoi il parle, et on le suit parce qu’on l’estime. Dans le petit chaos des trottoirs, il est rassurant de lui emboîter le pas. On peut lui faire confiance, et il le prouve. Il se bat souvent, car lorsque deux bandes ont un différend quelconque, certaines règles de guerre existant encore à cet âge-là, ou à cette époque-là, ce sont les chefs seuls qui s’affrontent. Il n’est pas plus grand ni plus musclé mais plus malin et plus vif que les autres chefs, il gagne et prend de l’assurance. Il guide les hommes miniatures de son petit gang : « On touche pas aux enfants, aux pauvres, et aux sacs des vieilles dames. On respecte les filles. On est là pour se défendre, on n’est pas des voyous. » Tous approuvent. La vie de gangster de Bruno Sulak commence ici. C’est comme ça. Il en aurait été autrement si ce qu’on lit dans la presse paresseuse était vrai. Par exemple :
 STANISLAS SULAK EST PÂTISSIER
Pâtissier à Trets, ça peut rapporter. Les gens aiment autant les gâteaux dans les villages que dans les grandes villes. Et il y a moins de concurrence. C’est ce que dit à Stanislas un voisin belge de bonne volonté, retraité en manque d’action, ancienne gloire de l’éclair au café et du paris-brest, qui se fait un plaisir de lui apprendre le métier. « Le seul pâtissier du coin est un tocard qui dégoûterait un cheval de la tarte aux pommes. Tu as toutes tes chances, petit. » Stan laisse tomber la culture de l’ail et du melon, emprunte un peu d’argent, ouvre une pâtisserie, Au petit légionnaire ou Au roi des Belges en hommage à son maître, et gagne correctement sa vie. Pas besoin d’aller tenter le diable à Marseille, dans l’univers redoutable de la tapisserie. Bruno passe son adolescence à Trets. Il s’ennuie à l’école, évidemment, il se renferme et passe des heures dans les arbres, ce qui inquiète un peu ses parents, mais il ne devient pas chef de bande et ne vole pas de mobylettes. Après son bac, obtenu de justesse, il s’engage dans le 21e régiment d’infanterie de marine, à Fréjus, au moins on n’a pas à se poser trop de questions, puis rejoint le célèbre bataillon de Joinville, comme bien des sportifs avant lui, car seul le sport lui apporte les sensations qu’il recherche. Il se consacre au cyclisme, remporte facilement ses premières courses régionales, une étape du Tour du Vaucluse, le Grand Prix de Plumelec, puis deux Tours de France consécutifs. Il trouve ensuite une place de consultant sportif sur Eurosport ou France 2, pour terminer en douceur. Ça n’a pas été sa vie (du tout), mais celle de Laurent Fignon.
Car Stanislas avait un voisin tapissier.
« Marseille est l’archétype de la ville sans culture, sans avenir », dira Bruno plus tard. Il aurait préféré grandir n’importe où ailleurs, à Lyon, à Paris, à Montpellier, à Toulouse. Peut-être même à Trets.
Entre deux bagarres, il sort souvent, traîne dans ses premières boums et découvre l’amour, du moins les filles. Il les fait fondre, toutes, parce qu’il est beau (brun, les traits fins, le regard étincelant et deux petits grains de beauté qui troublent, un juste au-dessus de la lèvre et un sur la joue, du côté gauche), à la fois sombre et souriant, parce qu’il sait beaucoup de choses et qu’il paraît si déterminé, si sûr de lui. En réalité, pas tant que ça. Il est timide. Ça ne se voit pas mais, parfois, ça s’entend : quand il est ému ou impressionné, il bégaie légèrement. Il essaie de le dissimuler, il ne sait pas encore tout assumer. Il essaie aussi, paradoxalement, en séduisant toutes les filles comme un tombeur de bal, de dissimuler son besoin d’être amoureux, de penser toujours à l’une d’elles au moins, son besoin presque vital d’une présence féminine, forte, d’une passion qui l’envahisse et l’enivre – comme l’alcool qu’il ne boira jamais. Il cherchera cette émotion toute sa vie. Il trouvera.
Bruno ne lutte pas contre la médiocrité de l’existence etde l’avenir qu’il entrevoit qu’en faisant vibrer les filles et en accumulant les conquêtes de boums. Comme un géant vide à qui on ne proposerait que des graines de courge, il cherche ailleurs, il ouvre grand les bras et la bouche et absorbe tout ce qu’il peut, avide d’expériences, de connaissances et de sensations. Il continue le vélo, car il aime gagner des courses, il est rapide et fin tacticien, mais il s’essaie également au hockey sur glace et s’impose vite comme l’un des meilleurs de son équipe – le hockey allie la glisse, la souplesse, l’adresse et la force, ça lui convient. À quinze ans, Lord John obtient son diplôme de magicien et sa carte de membre de l’Amicale Robert-Houdin, filiale de l’Association française des artistes prestidigitateurs, ordre des illusionnistes. Il s’initie à la photographie, emprunte le petit appareil de ses parents, s’entraîne d’abord sur des sujets simples puis passe des heures dans les rues à photographier les passants et les immeubles. Il prend des cours de rock, assidûment pendant des mois, et quand Pauline rentre pour le week-end de la Maison de la Légion d’honneur (il la trouve un peu trop chic, il se moque gentiment d’elle, elle n’a jamais embrassé un garçon – ce qu’il n’aimerait pas trop, cependant), il passe des nuits entières à danser avec elle pendant que le reste de la famille dort. Il apprend à jouer aux échecs. Ce n’est pas très sportif, mais les pièces bougent, à défaut des joueurs. Il suffit d’observer le plateau, la position des forces en présence, de réfléchir et d’attaquer. Il se souvient de toutes les parties jouées, de toutes les ouvertures et les coups célèbres qu’il trouve dans les livres ou les journaux, il progresse vite, il est capable de prévoir ce qu’il va faire quatre ou cinq coups à l’avance. Il n’imagine pas, en revanche, qu’il pourra bientôt passer de longues heures, noires, des journées entières à s’entraîner dans quelques mètres carrés contre des types nerveux ou paumés.