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Bruno n’a encore jamais entendu parler de Georges Moréas, qui resserre les mailles de son filet dans son petit bureau sordide de la rue des Saussaies, mais s’en remet à son flic à lui, qui lui donne des coups de coude avec de plus en plus d’insistance : il est temps de quitter la rue Weber, bonhomme. Ce n’est pas une mauvaise idée.
Ils vont souvent dîner chez un couple d’amis de Thalie qui habitent au 45 de la rue Barrault, dans le XIIIe (c’est une bonne rue, la rue Barrault). Pour eux, Bruno est journaliste, et photographe à ses heures. Au moment où son flic, Thalie et lui prennent la décision de déménager, le couple s’apprête à partir en vacances d’été et leur propose d’occuper l’appartement une semaine ou deux si besoin. Ils acceptent, ça tombe bien, font leurs valises rue Weber et les apportent rue Barrault, pleines de vêtements, de jolies robes, d’argent, de bijoux, de tampons administratifs, de matériel de joaillerie et d’armes de poing. Mais dès le deuxième soir, une fille sonne à la porte, manifestement contrariée de les trouver là, agressive et brutasse, elle leur affirme que c’est à elle qu’on a promis l’appartement jusqu’à fin juillet, qu’ils doivent lui laisser la place. Ils s’étonnent, lui expliquent que le couple ne leur a pas donné les clés par hasard, qu’ils n’occuperont les lieux qu’une semaine si ça l’arrange mais qu’ils préfèrent vraiment rester tous les deux pour l’instant. Comme elle ne semble pas décidée à bouger du paillasson, et pour éviter qu’elle aille faire un scandale on ne sait où, ils finissent par laisser entrer le boulet dans les murs. Mais Bruno l’a mauvaise, c’est son côté enfantin, et, le soir, ne prépare à manger que pour deux. Il n’aime pas qu’on s’impose, il n’aime pas qu’on réclame à tort et qu’on se croie tout permis, c’est un garçon de principes, Enrico Macias en sait quelque chose.
Heureusement, avant même que ne passent trois jours de cette cohabitation pesante et tendue, une opportunité se présente (tout tombe bien, en ce moment), ils quittent la rue Barrault (que j’emprunterai toutes les semaines dix ans plus tard, sur le trottoir où marchent Thalie et Bruno avec leurs valises, pour me rendre villa Daviel aux soirées folles de mes amis Aptekman, la famille Zoptek de mon premier roman) et s’installent au cinquième étage du 153 avenue de Suffren, près du métro Sèvres-Lecourbe, dans un appartement que louaient un cousin de Bruno et sa femme, qui retournent en province et dont ils prendront la place avec l’accord nonchalant du propriétaire. Ils ont récolté grâce à la bijouterie Clerc moins d’argent qu’ils ne l’espéraient, mais une grosse somme qui suffira amplement pour une longue pause, des mois de plaisir oisif (rien de meilleur). Ils achètent une chaîne hi-fi, un téléviseur dernier modèle et un magnétoscope. Le premier film en cassette VHS dont ils font l’acquisition est Bonnie and Clyde. Sur la jaquette : « Ils sont jeunes, ils s’aiment, ils vivent dangereusement. » (En version originale : « They’re young, they’re in love… and they kill people. ») Ils ne sont pas crétins, le cliché ne leur échappe pas, tous les deux sur le canapé devant Parker et Barrow sur l’écran, mais ils le regardent plusieurs fois quand même, six ou sept. Bruno sait que les gangsters ne finissent pas souvent bien, il essaie de ne pas y penser, Thalie non plus, ils en plaisantent.
Un après-midi, dans une boutique du clinquant Forum des Halles, qui n’a pas deux ans, Bruno veut acheter des robes à Thalie, elle en essaie des ribambelles, il lui conseille de mettre dans un premier temps de côté toutes celles qu’elle aime pour pouvoir choisir ensuite, et quand elle s’est finalement décidée pour deux, une courte colorée et une plus sobre et longue, Bruno prend les douze autres et les apporte à la caisse. Thalie s’interpose, elle ne veut pas tout ça, il ne l’écoute pas, la repousse en souriant, achète tout. Thalie est énervée. Ils ressortent avec de gros sacs remplis et se disputent dans les allées du Forum pour la deuxième et dernière fois de leur vie commune, pour un motif à peu près aussi essentiel et profond que le sandwich mou sur le bateau vers le Maroc.
Bruno aime lui offrir des choses, ce n’est pas pour étaler son fric. Des chaussures d’été bizarres, que tout le monde regarde en la croisant dans la rue, un corset à agrafes, une combinaison de cuir dans une boutique de la rue du Four. Quand il sort seul, il revient souvent à l’appartement avec de la lingerie, ou des tampons quand il sait qu’elle va en avoir besoin. Et un jour, un caniche nain, qu’elle appelle Charly.
Ils ont beaucoup d’argent mais Thalie s’en fout, le luxe ne l’intéresse pas. Dans un dépôt vente, juste derrière l’avenue de Suffren, elle achète un pull qui lui plaît, 5 francs.
Bruno, même s’il se fout aussi de l’argent et ne garde rien, dépense tout pour le plaisir, quel qu’il soit, il aime les beaux objets, les bijoux, la dentelle, les belles voitures, les beaux hôtels. Un soir, il rentre avenue de Suffren en montrant joyeusement son poignet à Thalie :
— Regarde, je me suis fait un cadeau.
C’est une montre Piaget en platine, qu’il a achetée rue de la Paix. Il y avait des paquets de montres plus ou moins précieuses dans la récolte de la bijouterie Clerc, et il sait, aucun doute, qu’il aura sous peu l’occasion de voler certaines des plus belles montres qui existent, mais il a préféré payer celle-ci.
Un soir, mi-juillet, il quitte l’avenue de Suffren pour aller dormir dans un hôtel voisin. Le lendemain, il doit passer son brevet de pilote d’hélicoptère, il veut utiliser pleinement les dernières heures à réviser ses cours, pas question de se laisser distraire et attirer par les fesses de Thalie. Et le lendemain, à Issy-les-Moulineaux, Bernard Antonini obtient brillamment son brevet de pilote d’hélicoptère.
Il rentre à l’appartement fou de joie, bien plus qu’après n’importe quel braquage réussi, comme un lycéen qui a, enfin, trouvé son nom sur la liste des reçus au bac. Thalie, qui ne doutait pas de son homme, a passé l’après-midi à concocter un repas de victoire, elle a décoré le salon, dressé une belle table, acheté du champagne rosé et préparé plusieurs petits hors-d’œuvre, cinq ou six, des avocats au crabe, du foie gras avec de la compote d’oignons, des tomates-mozzarella, ce genre-là. Ensuite, comme elle a tout donné pour les entrées, ils se contentent d’œufs au plat, ce qui fait rire Bruno – c’est le principal.
Le samedi suivant, il organise une fête amicale à Issy, avec Dom Pérignon, petits-fours et pâtisseries, à laquelle participent la plupart des membres de l’encadrement, son prof de théorie, son moniteur de pilotage, plusieurs flics de l’héliport et quatre capitaines de gendarmerie. On lui tape sur l’épaule, bravo Bernard !
Au début du mois d’août, Drago prend le train pour Montpellier et se présente au commissariat de la ville. (Bruno peut comprendre (mais pour lui, il est trop tard, le prix à payer pour un retour à une vie normale serait trop élevé). Steve, insoumis de naissance, indompté jusqu’au bout, n’approuve pas du tout la décision de son ami.) Il ne supporte pas l’emprisonnement, ça le rend dingue, mais il n’a pas le choix s’il veut pouvoir un jour construire quelque chose avec Marika. Il se sait recherché pour l’évasion de Jean-Louis S., il n’avait pas mis de cagoule, l’enquête a permis d’identifier Bruno à cause de la question qu’il a posée à propos de son beau-frère au parloir, on sait qu’ils se connaissaient, on les soupçonne d’ailleurs d’avoir fait d’autres coups ensemble. Les matons ont formellement identifié Drago sur photo. Il n’aurait pas été facile de le retrouver, mais il aurait dû rester des années dans l’ombre.
— Tu te rends, lui a dit Marika, on se marie, on fait un enfant. Sinon, on ne pourra jamais vivre normalement.
Au flic qui l’accueille au commissariat, il avoue sa participation à l’évasion. Placé en garde à vue, entendu quelques heures plus tard par les fonctionnaires chargés de l’enquête, il tente de dédouaner Bruno en expliquant qu’il a agi à la demande d’un ami de S., un certain Schuler, mort entre-temps, qui lui a proposé 30 000 francs et une moto pour ce boulot. Il sent bien qu’il va avoir du mal à leur faire avaler ça.
Il prendra trois ans, une rallonge pour s’être battu plusieurs fois en prison, et sortira en avril 1985, démoli, enragé. Marika aura été très présente pendant toute son incarcération, lui rendant visite au parloir dès qu’elle pouvait, essayant de l’aider à tenir le coup, mais à sa sortie, elle ne sera plus là. Ni par cruauté ni par traîtrise, seulement par peur d’avoir un enfant avec un bandit, même s’il a promis de ne plus mettre un pied en dehors du chemin de la loi. On connaît les bandits. Drago ne s’en remettra pas, de cette séparation et de beaucoup d’autres choses, perdra progressivement pied et sera retrouvé mort l’année suivante sur une plage du Brésil. On ne saura jamais comment ni pourquoi. Il est enterré là-bas.
Les mois qui suivent (Bruno ne s’intéresse pour l’instant aux bijouteries que pour vivre bien et facilement, pas encore par jeu ou révolte, or avec la première, ils ont largement de quoi tenir jusqu’à la fin de l’année – et Steve, qui n’a de toute façon pas encore tout écoulé, a plusieurs affaires à régler dans le milieu yougo), Thalie et Bruno se comportent comme n’importe quel jeune couple parisien, ou peu s’en faut – ils regardent simplement un peu plus derrière eux. Ils sortent tous les soirs, au Palace, à l’Élysée-Matignon ou chez des amis de Thalie, dont aucun bien sûr ne connaît les véritables activités de Bruno ; la journée, ils vont au cinéma, ou restent avenue de Suffren à regarder des VHS (« We rob banks ! »), Thalie s’est inscrite dans un club de gym pour entretenir son corps (de rêve), Bruno se rend souvent sur l’esplanade de la tour Montparnasse pour faire du roller, tout le monde le regarde, s’approche quand il exécute des figures ou descend un escalier, qu’est-ce que c’est que ces patins à roulettes de cirque ? (Ce qui me ferait vraiment plaisir, on ne sait jamais, c’est qu’un lecteur d’une soixantaine d’années à la mémoire de phénomène de foire se dise ici : « Quoi, c’était Bruno Sulak, ce type qui faisait du roller ? J’étais avec qui, d’ailleurs, ce jour-là, à Montparnasse ? Zoé, peut-être. Ou Antoinette… »)
Thalie est à la fois admirative, un brin jalouse et agacée par ce surdoué qui ne s’arrête jamais. Il y a quelque chose qu’il ne sait pas faire ? Il joue aussi bien au tennis qu’aux échecs, connaît tout sur les diamants et la magie, il pilote des hélicoptères et danse le rock comme personne, il sait coudre et saute en parachute, et maintenant il descend des escaliers à l’envers sur des roulettes en ligne. Par modestie, il lui explique qu’il n’y a rien d’extraordinaire, il se débrouille parce qu’il a fait pas mal de hockey sur glace quand il était jeune. (En revanche, au Scrabble, Thalie le bat régulièrement. Il n’aime pas ça du tout, perdre. Il commence rapidement à faire la tronche, et finit par envoyer valdinguer toutes les lettres du plateau. (Je ne peux que le comprendre. Peu de temps après ma rencontre avec Anne-Catherine (c’est-à-dire dix-huit ans après celle de Thalie et Bruno), je lui ai demandé si elle voulait venir s’enfermer avec moi, en hiver, pendant trois mois, dans une maison isolée à Veules-les-Roses, où je devais écrire mon deuxième roman. Comme nous n’avions absolument rien d’autre à faire qu’écrire et baiser (ce qui laisse quand même quelques heures dans une journée), nous jouions, pour passer le temps gris, au seul jeu de société que nous avions trouvé dans une armoire de la maison : le Scrabble. Le maudit Scrabble. Elle me laminait à chaque partie. Moi l’écrivain, on aura tout vu, moi l’homme de lettres, le virtuose des mots. Je faisais la tronche et finissais (je ne l’ai jamais avoué à personne (Anne-Catherine a moins bien tenu le secret) mais maintenant je me sens plus à l’aise) par envoyer valdinguer toutes les lettres du plateau. Comme Bruno Sulak.)
Chez Bruno le tatoueur (le plus ancien de Paris, qui a toujours boutique ouverte aujourd’hui, depuis cinquante-deux ans, même s’il n’officie plus lui-même), rue Germain-Pilon, près de la place des Abbesses, Thalie se fait tatouer sur la cheville droite le signe zodiacal de Bruno, de son Bruno, un petit scorpion. (Pendant qu’elle est sous l’aiguille, il tourne dans la boutique, et s’attarde avec un drôle d’air devant un fanion rouge et vert de la Légion accroché au mur. L’autre Bruno lui explique que c’est un cadeau offert par des clients, des amis.) La même semaine, pour marquer les progrès constants de Thalie à moto (elle ne passera son permis que des années plus tard), Bruno achète une grosse Harley de ville – dorénavant, ils changent de moto et de voiture plus souvent que de chaussures, pour garder le moins longtemps possible toute attache avec le monde officiel.
Un soir, dans un restaurant russe de la rue Daru, ils dînent avec un couple d’amis d’amis de Thalie, qu’ils ont rencontrés lors d’un week-end sur la côte normande. L’homme, dont je vais essayer d’éviter de donner le nom (voilà, j’ai réussi), est cinéaste. Il a besoin d’argent pour boucler le budget de son prochain film. Au dessert, Bruno, qui aime le cinéma, lui tend une grosse mallette pleine de billets. Le film se fera.
À mille cinq cents mètres de là, rue des Saussaies, Moréas a trouvé une piste qui semble fiable. À force de surveiller la famille, les relations de Bruno et les relations de ces relations pour tenter d’effectuer des recoupements, un petit signal retentit, comme lorsqu’on passe un détecteur de métaux sur une plage. Une jeune et jolie fille, originaire du Jura, interrogée presque par hasard, lui a déclaré d’une voix mielleuse qu’elle aurait sans doute bientôt des choses intéressantes à lui apprendre. Il faut lui laisser encore un peu de temps, mais elle a vu Bruno dans une boîte de nuit avec une belle brune, grande, une cover-girl selon elle. Elle pourra lui en dire plus d’ici peu.