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Marc est attiré par la notoriété de Bruno
et, dès qu’il l’approche, séduit par sa personnalité. Ils discutent
de l’armée, la Légion et les commandos, de parachutisme surtout, de
la vie dehors : Bruno comprend vite qu’une porte est en train
de s’entrouvrir.
Ses idées noires s’estompent lentement. Il
lit de plus en plus, six à huit heures par jour, Michaux, Marquez,
Duras, Hemingway, Genet, Hugo, Tournier, il parvient de nouveau à
s’imaginer libre : Johanne reçoit une lettre de lui postée
depuis la Grèce (il l’a envoyée à une fausse adresse à Athènes,
avec celle de Johanne au verso, comme expéditrice). Thalie est un
peu jalouse d’elle, il la rassure. Tout semble s’éclairer. Michel
Butel et Antoine Dulaure, qui s’apprêtent à transformer
Les Nouvelles littéraires en
L’Autre Journal, lui font parvenir un
courrier pour lui demander s’il accepterait d’écrire une chronique
dans ce nouveau mensuel. Il leur répond le 28 octobre, intimidé
mais enthousiaste (c’est ce qu’il veut, écrire, donc ça l’intimide,
il veut écrire, donc ça l’enthousiasme) : il leur enverra un
texte pour le premier numéro, celui de décembre 1984. (Ça me
touche, remue : Michel Butel m’écrira cinq ans et demi plus
tard pour me proposer de publier ma première nouvelle dans la
dernière version de L’Autre Journal (à
cette époque, je n’ai jamais entendu parler, me semble-t-il, de
Bruno Sulak), puis des chroniques chaque mois, j’en ai envie, ça
m’intimide et m’enthousiasme.) Dans la cour de promenade, entre
deux moments de sport (il court beaucoup), Bruno discute avec Roger
Knobelspiess, DPS lui aussi. Ils parlent de pas mal de choses,
surtout de littérature, d’écriture, des romans qu’ils lisent, de ce
que Bruno va donner à L’Autre Journal.
Ils s’amusent à faire des listes de mots qu’ils découvrent, qu’ils
aiment.
Sa rencontre avec Marc Metge, le
surveillant play-boy, le passage vers l’extérieur qu’elle lui
laisse entrevoir, lui permet de mieux supporter l’enfermement, la
pression des autres matons, leurs coups bas, les changements de
cellule incessants (en tant que DPS, on le déplace toutes les deux
semaines environ), les seulement quinze minutes de douche
hebdomadaires. Je suis comme un fou qui se
croirait normal et environné de gens et d’événements
étranges, écrit-il à Christine. Début novembre, deux
semaines à peine après les premiers mots échangés, Marc, de
lui-même, évoque la possibilité d’une évasion. Soit il a été
complètement envoûté par ce détenu si charismatique, soit, se dit
Bruno, c’est un piège orchestré par la direction de la
prison.
Il reste extrêmement prudent, mais tester
la loyauté de ce maton de si bonne volonté, de cette erreur de la
nature matonne, ne pourra pas lui coûter grand-chose, au pire
quelques jours de mitard ou quelques mois d’incarcération
supplémentaires, noyés dans les vingt ans probables. Il propose à
Marc le plus simple des plans d’évasion, qui ne réclame de lui
qu’une complicité passive : quand celui-ci sera de faction au
mirador, il devra tout simplement « ne pas voir » Bruno
qui s’échappera après avoir scié les barreaux de sa cellule. C’est
rudimentaire mais ça peut suffire. Si le but est de le piéger, la
direction ou qui que ce soit d’autre qui prépare la trappe se
contentera de cette tentative maladroite. Ce que veut avant tout
savoir Bruno, c’est si Marc va l’encourager dans cette voie.
Le juge Corneloup s’est pris d’affection
pour Bruno, lui aussi. Il le convoque très régulièrement au Palais
de Justice, officiellement pour s’entretenir avec lui de tous les
dossiers qu’il instruit – en réalité, ils n’abordent le sujet qu’un
quart d’heure en début de séance, puis parlent d’autre chose. Et
surtout, il sait que les trajets dans Paris, même à toute allure,
même enfermé, sont sa seule récréation, son seul voyage. Chaque
semaine ou presque, il lui offre un peu de vie de la ville qui
défile derrière les vitres du fourgon.
Dans un courrier que Bruno lui adresse
après un problème (de plus) avec la direction (il a reçu une lettre
de Pauline et Stella dans laquelle elles s’amusaient, pour le
distraire, à faire des associations de mots (comme par
exemple : « Fontaine : fraîcheur, pierre, village,
printemps ») : entre autres listes, elles avaient écrit,
sous « Liberté », « air, mouvement, évasion, vaste,
dehors », et sous « Mort », « arme, tuer,
violence, coups », des choses comme ça ;
« évasion » et « arme », ce n’est pas très bien
passé, la lettre a été confisquée, transmise au procureur de la
République, et Bruno convoqué, réprimandé, menacé d’isolement
sévère et de suppression de parloirs « si ça continue »
(le directeur trouve qu’il a déjà largement dépassé les bornes avec
ses lettres sibyllines et provocatrices – son courrier ne contient
pourtant jamais aucun code, aucun message caché, mais son
vocabulaire et la tournure de ses phrases sont sans doute un peu
trop élaborés pour le cerveau des contrôleurs de courrier, vite
débordé)), il écrit au juge : Je n’ai
pas l’intention de m’évader, et je ne vous demande pas de me
croire.
Il vient d’apprendre une bonne nouvelle.
Marc Metge semble fiable. Il n’a pas approuvé automatiquement le
plan d’évasion trop simpliste et peu sûr, et lui a même confié
qu’il pourrait ne pas être le seul à l’aider à s’échapper. Il est
ami avec un certain Thierry Sniter, un garçon de vingt-cinq ans qui
peut s’avérer très utile à Bruno : c’est un sous-directeur
stagiaire de la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis, qui a la
responsabilité de la tripale D5.
Les deux jeunes hommes sont d’origine
bordelaise et se sont rencontrés six mois plus tôt, en mai, lors
d’un stage (de sous-directeur pour Sniter, de surveillant pour
Metge) à la centrale de Saint-Martin-en-Ré. Ils ont aussitôt
sympathisé, et pas seulement parce qu’ils venaient de Bordeaux. Ils
sont tous les deux fragiles, bancals, ont eu une enfance pauvre et
difficile pour l’un, aisée mais cauchemardesque pour l’autre
(Thierry Sniter affirmera plus tard que son père, industriel, le
violait régulièrement), et tous les deux se demandent ce qu’ils
sont venus foutre dans le système pénitentiaire. Quand Metge est
arrivé à Fleury, il était logé dans un baraquement en attendant de
trouver un appartement. Installé plus confortablement, dans un
petit immeuble de l’administration tout proche de la prison, Sniter
lui a proposé de venir habiter provisoirement chez lui.
Marc a parlé de son nouveau pote à
Thierry. Celui-ci est également fasciné par le personnage de Bruno
Sulak – tout ce qu’il n’est pas (le destin ne lui a pas donné les
bonnes cartes, c’est injuste) – et n’a pas manifesté la moindre
réticence, ni même la moindre surprise, quand le jeune maton a
abordé le sujet d’une éventuelle évasion. Au contraire, il est
excité à l’idée de jouer un rôle dans la grande et belle histoire
du banditisme – et même simplement de jouer un rôle, enfin. Quand
on l’interrogera plus tard, il donnera à sa participation, dans un
premier temps, une explication plus rationnelle mais peu
crédible : « Par défi intellectuel, j’ai été séduit par
cette éventualité. J’ai voulu prouver les failles du système de
sécurité pénitentiaire, et notamment qu’on pouvait s’évader de
Fleury-Mérogis. » Il finira par avouer, moins hypocrite :
« Le connaissant davantage et sachant qu’il n’avait jamais eu
desang sur les mains, nous nous sommes attachés à la personnalité
de Bruno, d’autant que dans toutes les discussions que nous avons
eues avec lui, il nous a toujours paru très sympathique. J’ai pu me
rendre compte qu’il n’avait rien d’un truand classique appartenant
au milieu et que, même en détention, il restait très marginalisé et
possédait un niveau intellectuel et une appréhension des problèmes
très largement supérieurs à la moyenne de la population pénale.
Enfin, il a toujours fait preuve à notre égard d’une grande
gentillesse. »
Bruno pressent qu’il peut avoir confiance
en Metge, son flic ne bouge pas, reste à tester Sniter. Il apprend
ses heures de permanence par le surveillant et, dès qu’il est
transféré dans la tripale D5, demande à le rencontrer pour évoquer
ses problèmes de courrier confisqué. Personne n’y voit rien
d’anormal, ce Sulak est un emmerdeur de première, et à la fin du
mois de novembre, il entre dans le bureau du sous-directeur.
C’est un petit jeune homme brun, maigre et
sombre, avec lunettes et moustaches, qui paraît mal dans sa peau,
déjà abîmé. Le genre de garçon vulnérable sur qui on tapait en
chœur dans la cour de récré, devenu presque invisible en réaction.
Bruno est sur ses gardes, il le laisse parler le premier. Le
sous-directeur lui annonce qu’il est d’accord pour l’aider à
sortir.
L’entrevue dure une dizaine de minutes à
peine. Bruno préfère ne pas s’avancer trop vite, il demande son
numéro de téléphone à Sniter et lui dit qu’on l’appellera
bientôt.
Le soir, il écrit à Stella, qu’il sait
malheureuse : Ce n’est rien, l’attente,
rien qu’un peu de creux, un peu de larmes, un peu de doutes.
(…) Ne pleure pas, ça n’évitera pas
d’attendre.
Début décembre, Thierry Sniter reçoit un
coup de téléphone dans son logement de fonction, tard le soir. Un
homme lui donne rendez-vous le lendemain à minuit dans un square
près de la porte Maillot. Il devra bien sûr s’y rendre seul.
Dans la pénombre où il attend depuis plus
d’une demi-heure, le sous-directeur voit une silhouette s’approcher
de lui. L’homme a la main dans la poche intérieure de son blouson,
probablement sur son arme, et porte une cagoule. (C’est l’une des
dernières personnes en qui Bruno peut avoir confiance, le
« Machin » qui attendait dans la Mercedes à l’aéroport de
Mérignac, quand Steve a été abattu. Plutôt que Machin, disons
Pedro. Depuis le procès, il attendait des nouvelles de Bruno, il a
été contacté trois jours plus tôt, après un parloir.) Thierry
Sniter est mort de peur, seul avec ce gangster dans la nuit, mais
c’est ça qui est bon.
Lors de cette première rencontre, l’homme
cagoulé, après l’avoir consciencieusement fouillé, se contente de
lui poser toutes sortes de questions, pour s’assurer d’abord qu’il
est bien le sous-directeur, pas un flic envoyé à sa place, puis
qu’il est loyal, déterminé, et qu’on pourra compter sur lui. Il le
quitte apparemment satisfait, il le rappellera sous peu.
La deuxième fois, Pedro lui demande de
venir avec Marc Metge. Ils se retrouvent gare de Lyon, il les prend
tous les deux à bord de sa Volvo – il porte encore une cagoule – et
les emmène dans un parking souterrain. Ils discutent de la manière
dont peut se dérouler l’évasion : pour l’instant, ils sont
toujours sur les barreaux sciés, le saut par la fenêtre, le passage
devant le mirador distrait, même si personne n’est convaincu que ce
soit la meilleure solution. La troisième fois, le 22 décembre,
Sniter vient de nouveau seul, Pedro l’attend en moto en haut de la
bretelle de sortie de l’autoroute du Sud à Savigny-sur-Orge, il
monte dans sa voiture en gardant son casque intégral. (Le 22
décembre 1984, c’est un samedi, j’ai vingt ans, je suis peut-être
tout près d’eux : tous les samedis soir, avec mes trois amis
d’enfance, on allait acheter des bouteilles de Valstar à la station
Mobil qui se trouvait en haut de cette bretelle de
Savigny-sur-Orge, on les buvait dans ma R5 en discutant.) Le
sous-directeur reçoit trente mille francs. Il est définitivement
dans le coup. (Bruno leur a promis, à Metge et à lui, de leur
donner beaucoup d’argent dès sa sortie, ce qu’ils veulent. Un
million ? Plus ? Quatre ? De toute manière, ils
verront qu’ils n’ont pas aidé un ingrat. Mais de toute évidence,
même s’ils ne vont pas cracher dessus, ce n’est pas leur motivation
principale. Sniter dira : « Le montant précis n’a jamais
été stipulé, et à part sa parole, rien ne nous prouvait que nous
serions payés. ») Le 28 décembre, Thierry Sniter prend ses
congés de fin d’année : il reviendra le 14 janvier, et on
pourra passer à l’action.
Bruno n’a pas encore parlé précisément du
projet à sa famille. Il attend plus de certitudes (il est de retour
dans la tripale D2, peut communiquer avec Metge mais plus avec
Sniter). Ils savent simplement qu’un sous-directeur semble prêt à
l’aider. Mais ils vivent de plus en plus péniblement
l’incarcération de leur frère, fils, père, et les doutes qui
flottent. Au parloir ou dans les lettres qu’il reçoit, Bruno sent
le mal qu’il a fait, le mal qu’il fait, la crainte et la détresse
autour de lui, les incompréhensions et les tensions qui naissent de
rien, plus fortes qu’eux. Il tente de les rassurer, de les protéger
comme il peut, demande à Stella de ne plus venir le voir – il sait
qu’elle s’éteint, qu’elle a mis sa vie en veilleuse jusqu’à ce
qu’il sorte, elle a même laissé entendre qu’elle pensait au
suicide. Tu dois te gifler, lui
écrit-il. Leur mère, Marcelle, dans une lettre pleine d’inquiétude
et de douleur, lui parle d’eux, ses enfants : « J’ai peur
de vous voir aller si loin de vous-mêmes à la recherche d’une
impossible perfection. »
C’est quand il voit Amélie qu’il s’en veut
le plus. Il se surprend à redouter ces parloirs avec sa fille, qui
n’a pas encore six ans, à les détester autant que les espérer, il
est partagé entre amour pour elle et égoïsme : il aimerait ne
pas lui infliger l’image d’un père en cage, ne pas influencer si
tragiquement le cours de sa vie, tout en regrettant de ne pas y
tenir le rôle principal – autrement que par son absence. On lui
accorde maintenant des parloirs sans vitre, avec tout de même un
muret de séparation, mais il est formellement défendu de se
toucher, de s’embrasser, défendu de poser la main sur la tête de
son enfant, défendu de caresser sa femme ou sa compagne (un détenu
a pris quinze jours d’interdiction de parloir pour avoir glissé une
main sous le pull de sa femme, un autre deux semaines de mitard et
aucun parloir pendant deux mois pour avoir maladroitement essayé de
faire l’amour à la sienne, tous deux dénoncés par le maton de
service – Qui sont ces hommes qui regardent
d’autres hommes retrouver pour ce bref laps de temps la femme qui a
décidé de venir là, et les dénoncent ?), mais la petite
Amélie brave cette interdiction, elle prend la main de son père,
elle s’accroche à lui, s’appuie sur son bras, comme elle s’appuiera sur mon absence.
Le 4 janvier, il est conduit au Palais de
Justice (il neige sur Paris, c’est beau) pour le mini-procès, qui
ne durera même pas une heure, du braquage d’un supermarché à
Montélimar, le 20 septembre 1980, celui au cours duquel une
caissière en crise de nerfs s’était jetée par terre : Bruno
était reparti sans la recette. Il est condamné à trente mois de
prison. Il a fait à Montélimar, avec Jean-Pierre, exactement la
même chose qu’avec Yves à Albi, ils ont sorti leurs armes, menacé
les employés, effrayé les clients. La seule différence, c’est
qu’ils n’ont pas emporté l’argent. D’un côté, il a pris neuf ans,
de l’autre, deux ans et demi. L’argent, c’est le jambon dans le
sandwich – le pain ne vaut plus grand-chose quand on l’enlève. Ce
qu’on lui reproche, et aux gens comme lui, c’est de courir après
l’argent, de n’avoir que l’argent comme motif de ses méfaits, c’est
moche, c’est sale, vil vénal, et pourtant, ce que la justice
indique avec ces verdicts, c’est que rien n’est plus important que
l’argent dans la vie. Mathématiquement, au niveau de la peine,
selon le tribunal, selon la loi, c’est plus de trois fois plus
important que les gens. L’argent, c’est la
plus grande faute. Le risque que je fais courir à autrui, la
moindre. Il ne faut pas toucher au pouvoir de l’argent. Les
personnes, on s’en fout. Quelle merde.
Avant le début du procès, l’un de ses
avocats feuillette L’Autre Journal, où
la deuxième chronique de Bruno vient d’être publiée. Celui-ci,
toujours soucieux de n’impliquer personne dans ses histoires, lui
conseille vivement de ranger le mensuel dans sa serviette :
une certaine presse de droite (présente à l’audience) ne se
gênerait pas pour utiliser ces mauvaises fréquentations contre
Michel Butel (qui s’en moquerait bien, d’ailleurs – Bruno lui écrit
tout de même pour lui demander : Ai-je
bien fait, ou alors est-ce sans importance ? Des procès vont
faire couler encore un peu d’encre, quelle attitude devra être la
mienne, dans ce cas précis bien entendu ?).
Quand ils se séparent après le verdict,
l’avocat l’avertit qu’il ne pourra pas venir lui rendre visite à
Fleury pendant quelques mois, il sera très occupé, jusqu’au début
de l’été sans doute. Bruno hausse les épaules et
sourit :
— Qui sait ? Je vous reverrai
peut-être avant…
Cette nuit-là, dans sa cellule, il fait un
rêve étrange, qu’il raconte à Johanne le lendemain, dans une courte
lettre.
En attendant le retour de vacances de
Thierry Sniter, il lit et écrit sans cesse, il trouve que ses
textes pour L’Autre Journal sont
encore un peu patauds, manquent encore d’élégance et de tranchant,
il faut qu’il travaille son style, il s’entraîne. À un poète de
soixante-quatre ans qui l’a félicité après sa première chronique,
il confie : J’ai grandi si loin des mots
qu’aujourd’hui, ici, dans cette prison, les journées me semblent
souvent trop courtes, saisi que je suis par cette absence en moi
que je ne tolère plus, viscéralement plus. Il lui demande
des conseils de lecture, il veut combler ce trou qui lui donne le
vertige. Mais il sait aussi que ce ne sont que des phrases, des
pages, des idées : Quelquefois, les mots
sont plus faibles que le contact, que le toucher, écrit-il à
Johanne. Ma main sur un corps de femme, une
main de femme sur mon corps. Ça n’existe plus, c’est terminé pour
quinze ou vingt ans. Bien sûr que non.
Malheureusement, juste avant que Thierry
Sniter ne reprenne le travail, Bruno est encore une fois changé de
cellule (on veut s’assurer qu’il ne trouve ses repères nulle part,
qu’il ne puisse se rapprocher d’aucun autre détenu, qu’aucune
connivence ne soit possible) et surtout de tripale : il quitte
la D2, celle de Marc Metge, pour la D4. Il faudra attendre.
Lors de ce transfert, un maton qui met un
point d’honneur à servir au mieux son pays découvre, dans les
affaires de Bruno, la petite culotte bleu pâle qu’il a prise à
Pati, au Brésil, pour emporter un peu d’elle avec lui pendant son
court séjour en France. Le maton la confisque aussitôt, c’est
interdit. Quoi de plus logique ? Une culotte dans une cellule,
pourquoi pas une mitraillette, aussi ? Celle-ci aura tout de
même séjourné clandestinement près d’un an dans les prisons
françaises, la sécurité est bien mal assurée. Bruno la voit à
regret, affligé, passer dans les mains de l’autorité pénitentiaire,
mais après tout, peu lui importe : bientôt, ce n’est pas une
culotte, c’est tout le Brésil qu’il aura pour lui. En guise de
réponse à cette confiscation mesquine, il consacre entièrement sa
troisième (et dernière) chronique dans L’Autre Journal à Rio de Janeiro, aux préparatifs
du carnaval.
Durant ses quinze jours de vacances, le
sous-directeur a beaucoup réfléchi. Il s’implique à fond, il se
sent important. Cette histoire d’évasion par la fenêtre en sciant
les barreaux ne lui plaît pas : il faudrait trouver un moyen
discret pourdescendre par la fenêtre, traverser la cour, ce qui est
risqué même si Metge est dans le mirador, franchir le mur
d’enceinte… C’est trop aléatoire. Il a eu une autre idée. Un idée
formidable, encore plus simple, un plan qui ne peut pas échouer. Le
soir même de son retour, il en fait part chez lui au jeune
surveillant, aussitôt emballé.
Le plus simple, quand on veut franchir une
porte fermée, c’est de l’ouvrir. Pour cela, si elle est fermée, il
faut une clé. Or Thierry Sniter a toutes les clés, c’est son
métier. Il suffit de les donner à Bruno. Depuis l’invention de la
roue, on n’a pas fait beaucoup plus élémentaire, comme idée.
Endétail : une nuit, Marc ira ouvrir la cellule de Bruno,
celui-ci franchira, grâce au jeu de clés, toutes les portes
jusqu’au parloir de la tripale D2, près de la rotonde centrale, où
l’attendra Thierry, qui lui permettra ensuite, en détournant
l’attention des gardiens du « bocal » (l’accueil et le
centre névralgique de la prison, si on veut, situé à l’entrée
principale), de passer dans le bâtiment administratif, où les
fenêtres ne sont pas munies de barreaux, ni même grillagées. Le
troisième bureau sur la droite, celui du secrétariat, ne donne pas
au-dessus de l’entrée, de l’allée qui mène au grand parking des
visiteurs, mais plus à l’ouest, sur un petit parking réservé au
personnel. Bruno sautera du premier étage, trois ou quatre mètres
avec atterrissage sur l’herbe, un bond de fillette pour lui, puis
se cachera dans le coffre de la R5 blanche de Sniter, qui ne l’aura
pas verrouillé. Le sous-directeur, après avoir fait diversion dans
le bocal pendant que Bruno passait dans le bâtiment administratif,
remontera fermer la fenêtre du bureau, qui ferait tache, ouverte,
puis ressortira tranquillement de la maison d’arrêt, comme tous les
soirs, montera à bord de sa R5 et déposera Bruno sur le parking de
sa résidence, à environ un kilomètre de là, où Pedro le prendra en
charge.
Ça peut difficilement rater. Bruno devra
effectuer une longue marche de sa cellule à la fenêtre, plus de
quatre cents mètres, mais les couloirs sont déserts la nuit, le
seul passage délicat se situera sur le palier qui sépare le premier
étage de la rotonde de celui du bâtiment administratif, le bocal se
trouvant en bas de l’escalier, mais Sniter ne devrait avoir aucun
mal à empêcher les gardiens en faction de lever la tête.
Un sous-directeur de prison et un
surveillant qui sont envoûtés par un détenu au point de l’aider à
s’évader, ce n’est pas tous les jours, ce n’est même peut-être
jamais arrivé. Mais un sous-directeur de prison et un surveillant
qui mettent eux-mêmes au point le plan d’évasion qu’ils vont
soumettre au détenu, qui aurait pu imaginer ça ?
Cependant, au fond de la tripale D4,
l’esprit de Bruno s’assombrit de nouveau. D’une part, n’ayant pas
eu de contact avec Sniter ni Metge depuis un moment, il est resté
sur les barreaux à scier et en est venu lui aussi à la conclusion
que ce plan était trop risqué. Il a le sentiment de revenir sur
terre, sous terre, de s’être laissé enivrer par l’idée sans
vraiment réfléchir. Il ne cherche même pas à reprendre rendez-vous
avec le sous-directeur. D’autre part, la mort de Steve continue à
peser sur son moral, il fait des cauchemars. Dans une lettre à
Michel Butel, un homme, il le sent, qui peut le comprendre, il
revient sur ce qui le hante :
Pourquoi m’aimait-il
tant, cet homme, qui a pétrifié notre amitié pour l’éternité, un
dimanche matin, abattu d’une balle dans la gorge, face à ma
liberté. Elle ne valait pas cela, ma liberté. Je l’emmerde, ma
liberté, à ce prix. Je n’en veux plus, pouce. Mais ce n’était pas
comme je croyais, ce n’était pas un jeu.
Le 5 février, il trouve une plume dans la
cour de promenade. Une grande plume. Il se dit que c’est peut-être
un signe, qu’il ne faut pas perdre espoir et baisser les bras.
C’est une plume noire. De corneille, suppose-t-il.
Il lit Méchant, le premier roman autobiographique de
Jean-Marc Roberts. Il écrit, lui aussi, encouragé par la prof de
français qui lui donne des cours une fois par semaine, mais rien
d’autobiographique, c’est plutôt de la science-fiction, que Pauline
lui a appris à aimer, il imagine la société en 2036 – tous les foyers français sont équipés de la télévision
par câble, chaque téléviseur est muni d’un terminal destiné à
recueillir l’opinion de chacun sur les sujets les plus divers, le
cas échéant à converser… Il veut écrire encore,
beaucoup : À partir de 87, j’écris deux
romans par an, et des pièces. Mais je dois auparavant acquérir
tout. C’est facile, je n’ai rien ou presque.
Le 18 février, Thierry Sniter passe voir
son collègue sous-directeur affecté à la tripale D4. C’est un
hasard, mais lorsqu’il entre dans son bureau, Bruno est là, en
audience pour un nouveau problème avec sa correspondance. C’est
aussi un hasard, il y en a encore de bons, si le collègue est
appelé dans un autre bureau pour quelques minutes, et laisse les
deux hommes seuls. Sniter en profite pour faire part à Bruno du
nouveau plan qu’il a mis au point. Celui-ci est immédiatement
enthousiasmé, il semble revivre d’un coup, c’est la solution
parfaite pour quitter cette prison en douceur, et de manière
quasiment sûre. Le sous-directeur est ravi. Quatre jours plus tard,
il recevra un nouvel appel de Pedro.
Entre-temps, Bruno a chopé la grippe, et
le 20, on le change de nouveau de tripale – il ne s’en étonne ni ne
s’en irrite même plus. On ne l’envoie pas dans la D2, comme il
l’espérait évidemment, mais dans la D5 (celle de Sniter, c’est
toujours ça). Ce n’est pas très grave, la roue tourne, D2 finira
bien tomber. Il écrit à sa mère pour lui parler de sa grippe, de
l’état de sa gorge et de ses sens engourdis, il doit se retenir
pour ne pas laisser trop apparaître dans ses mots sa bonne humeur
retrouvée : Bonjour les dégâts. Je n’ai
plus goût à rien. Mais ça devrait passer assez vite.
Il ne pense plus qu’au Brésil. La nuit,
des boules Quiès dans les oreilles et la couverture sur les yeux,
il se voit sur les plages de Rio, entouré de gens qu’il aime. Dès
qu’il sort de sa grippe, plein de lumière nouvelle, l’esprit vif,
il obtient un rendez-vous avec Thierry Sniter : il a eu une
idée, lui aussi. Pour ne pas laisser ses deux complices dans la
panade après son évasion (comment ne se rendent-ils pas compte,
comment peuvent-ils être assez aveuglés par leur désir de l’aider
pour ne pas se soucier du fait que, lorsqu’on découvrira qu’il
n’est plus là, qu’il a disparu de sa cellule sans que rien n’ait
été forcé, les soupçons se porteront automatiquement sur le
personnel présent sur les lieux ce soir-là ?), il propose de
mettre en scène une fausse évasion par la fenêtre. Il installera
des explosifs sur les barreaux de sa cellule avant de la quitter,
avec une mèche lente que Marc Metge allumera une fois qu’il sera
dehors. Les flics ne tomberont peut-être pas à pieds joints dans le
panneau, mais cela créera au moins un doute, un écran de
fumée.
Pedro voit encore trois fois Sniter, dont
deux avec Metge, dans des parkings souterrains du côté de l’Opéra.
Il n’est plus cagoulé ni casqué, il leur fait confiance. Ensemble,
ils mettent au point, le plus précisément possible, les détails de
l’évasion, qui aura lieu dès que Bruno retournera en tripale D2,
d’un jour à l’autre.
La nouvelle filtre par les parloirs.
Stella part attendre au Brésil, elle est accueillie par Milton,
dont elle avait les coordonnées. Pauline la rejoindra bientôt avec
sa fille Julie. Thalie, qui peut désormais quitter le Vaucluse sans
être surveillée ni inquiétée, s’y rendra un peu plus tard, après
que Bruno aura lui aussi traversé l’Atlantique. En attendant, il
écrit à Stella, à Rio : Envoie-moi des
cartes postales, de belles photos. Le reste… Et à
Christine : Ce soir, je souris, mes
barreaux n’en reviennent pas.
Le 2 mars, il est encore changé de cellule
et passe de D5 à D3. Ça va venir, ça va venir. Dans la cour de
promenade, il s’approche du grillage qui le sépare de la cour
voisine, dans laquelle se trouve Roger Knobelspiess. Il ne lui
parle pas du projet d’évasion, mais il lui dit :
— Donne-moi un contact à l’extérieur.
Comme ça, si je suis transféré, je pourrai te donner de mes
nouvelles par ta famille.
Roger ne comprendra ce qu’il entendait par
« transféré » que dix jours plus tard. Il garde cette
image de Bruno accroché au grillage, celle d’un homme gentil, qui
partageait de bon cœur ce qu’il cantinait, et simple, modeste, qui
ne se la jouait pas « à la marseillaise », comme il
dit,et que tout le monde appréciait.
À Paris, à Fleury, il fait gris depuis
plusieurs jours, froid, il pleut. Bruno et Amélie se croisent pour
la dernière fois au parloir, une demi-heure. Il souffre encore de
voir la petite fille mal à l’aise, peu naturelle, c’est normal, il
ne sait pas comment se comporter avec elle, la serrer contre lui ou
la préserver d’un amour paternel dont elle ne pourra jamais
profiter pleinement ? C’est bientôt fini. Mais pourra-t-il
ensuite la voir autant qu’il le voudra ? Il ne parvient pas à
se projeter dans l’avenir, à se faire la moindre idée de ce qu’il
sera dans dix ans, dans quinze ans.
Le 11 mars, c’est l’anniversaire de la
mort de Steve. Bruno lit Le Chercheur
d’or, de Le Clézio, il ne le terminera pas, c’est le livre
qu’on retrouvera sur son lit, dans sa cellule. Il commence une
lettre à Johanne, sa compagne inconnue, par ces phrases :
Ce soir, je t’aime parce que j’ai besoin
d’aimer. Nécessité vitale impérieuse. Il est l’un des deux
hommes sur terre, ce jour-là, qui pensent le plus tristement à
Novica Zivkovic. L’autre, son petit frère Miki, est à Los Angeles.
Il n’est pas au courant que Bruno est sur le point de retrouver la
liberté, demain ou la semaine prochaine, mais, plus jeune, il a
déjà croisé quelques fois Pedro, il le connaît, ça ne tardera
pas : il pourra alors offrir à Bruno une amitié à l’image de
celle qu’il a perdue avec Steve, aussi forte, entière et fidèle que
possible.
Le 13 mars, Bruno ne le sait pas mais il
rédige sa dernière lettre derrière les barreaux, à Johanne
encore.
J’imagine qu’on ne
serait pas obligé de vivre ainsi ici, de vivre ainsi ailleurs.
Ah ! se figer définitivement, quelquefois ça me semble être
l’ultime soulagement, le plus sublime des repos. D’ici, je ne sais
que te dire. Bruno.
Le 14 mars, il note quelques réflexions
sur une feuille : Un an. Une année ou
presque. Reste encore à parler de quelques bijouteries avec le juge
Corneloup. Que c’est étrange, ce détachement soudain. Je sais
pouvoir continuer à me souvenir, à vous dire, pourtant je suis loin
déjà… Àmoins que l’homme enfermé ne soit pas exactement moi, ne
soit créé que de ce contexte. N’empêche qu’aujourd’hui et ici, je
dois faire un choix, une sorte de programmation intérieure sur un
écran trimballé quelque part derrière moi, pour être à même de
consigner par écrit, ou oralement, des scènes (sont-ce encore des
faits ?) qui semblent ne me concerner que par l’attention que
je leur porte et l’étonnement qu’elles suscitent.
Le vendredi 15 mars, on vient le chercher,
on lui demande de regrouper une nouvelle fois ses affaires. On le
conduit vers la tripale D2, jusqu’à une cellule du deuxième
étage.
La décision est prise le jour même :
Marc Metge étant de service dans la nuit de dimanche à lundi, on
fera sortir Bruno à ce moment-là. Dans deux jours. Il quittera sa
cellule à 23 h 15. Metge allumera la mèche à
0 h 40, pour qu’il ait eu le temps de prendre ses
distances.
Le samedi 16 mars, le sous-directeur et le
surveillant ont un dernier rendez-vous avec Pedro, fixé en urgence,
toujours dans un parking de l’Opéra – non loin du plafond de
Chagall. Il leur remet un talkie-walkie muni d’un écouteur, deux
pains de plastic, un détonateur, une mèche lente et trois bombes
fumigènes. Il leur confie aussi, plus bizarrement, une sorte de
grigri (un petit sac rouge sur une cordelette blanche que Bruno
devra attacher autour de sa taille), une enveloppe contenant une
poudre à avaler avant l’évasion, et deux morceaux de tissu noués
ensemble, qu’il faudra laisser à Marc en partant. Pedro est
superstitieux, quelques accessoires fortifiants ne peuvent pas
faire de mal.
Ce 16 mars 1985, c’est l’anniversaire de
Stella. Elle a vingt ans. À Rio, Pauline met le champagne au frais.
Elles attendront le lendemain pour l’ouvrir.