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Marc est attiré par la notoriété de Bruno et, dès qu’il l’approche, séduit par sa personnalité. Ils discutent de l’armée, la Légion et les commandos, de parachutisme surtout, de la vie dehors : Bruno comprend vite qu’une porte est en train de s’entrouvrir.
Ses idées noires s’estompent lentement. Il lit de plus en plus, six à huit heures par jour, Michaux, Marquez, Duras, Hemingway, Genet, Hugo, Tournier, il parvient de nouveau à s’imaginer libre : Johanne reçoit une lettre de lui postée depuis la Grèce (il l’a envoyée à une fausse adresse à Athènes, avec celle de Johanne au verso, comme expéditrice). Thalie est un peu jalouse d’elle, il la rassure. Tout semble s’éclairer. Michel Butel et Antoine Dulaure, qui s’apprêtent à transformer Les Nouvelles littéraires en L’Autre Journal, lui font parvenir un courrier pour lui demander s’il accepterait d’écrire une chronique dans ce nouveau mensuel. Il leur répond le 28 octobre, intimidé mais enthousiaste (c’est ce qu’il veut, écrire, donc ça l’intimide, il veut écrire, donc ça l’enthousiasme) : il leur enverra un texte pour le premier numéro, celui de décembre 1984. (Ça me touche, remue : Michel Butel m’écrira cinq ans et demi plus tard pour me proposer de publier ma première nouvelle dans la dernière version de L’Autre Journal (à cette époque, je n’ai jamais entendu parler, me semble-t-il, de Bruno Sulak), puis des chroniques chaque mois, j’en ai envie, ça m’intimide et m’enthousiasme.) Dans la cour de promenade, entre deux moments de sport (il court beaucoup), Bruno discute avec Roger Knobelspiess, DPS lui aussi. Ils parlent de pas mal de choses, surtout de littérature, d’écriture, des romans qu’ils lisent, de ce que Bruno va donner à L’Autre Journal. Ils s’amusent à faire des listes de mots qu’ils découvrent, qu’ils aiment.
Sa rencontre avec Marc Metge, le surveillant play-boy, le passage vers l’extérieur qu’elle lui laisse entrevoir, lui permet de mieux supporter l’enfermement, la pression des autres matons, leurs coups bas, les changements de cellule incessants (en tant que DPS, on le déplace toutes les deux semaines environ), les seulement quinze minutes de douche hebdomadaires. Je suis comme un fou qui se croirait normal et environné de gens et d’événements étranges, écrit-il à Christine. Début novembre, deux semaines à peine après les premiers mots échangés, Marc, de lui-même, évoque la possibilité d’une évasion. Soit il a été complètement envoûté par ce détenu si charismatique, soit, se dit Bruno, c’est un piège orchestré par la direction de la prison.
Il reste extrêmement prudent, mais tester la loyauté de ce maton de si bonne volonté, de cette erreur de la nature matonne, ne pourra pas lui coûter grand-chose, au pire quelques jours de mitard ou quelques mois d’incarcération supplémentaires, noyés dans les vingt ans probables. Il propose à Marc le plus simple des plans d’évasion, qui ne réclame de lui qu’une complicité passive : quand celui-ci sera de faction au mirador, il devra tout simplement « ne pas voir » Bruno qui s’échappera après avoir scié les barreaux de sa cellule. C’est rudimentaire mais ça peut suffire. Si le but est de le piéger, la direction ou qui que ce soit d’autre qui prépare la trappe se contentera de cette tentative maladroite. Ce que veut avant tout savoir Bruno, c’est si Marc va l’encourager dans cette voie.
Le juge Corneloup s’est pris d’affection pour Bruno, lui aussi. Il le convoque très régulièrement au Palais de Justice, officiellement pour s’entretenir avec lui de tous les dossiers qu’il instruit – en réalité, ils n’abordent le sujet qu’un quart d’heure en début de séance, puis parlent d’autre chose. Et surtout, il sait que les trajets dans Paris, même à toute allure, même enfermé, sont sa seule récréation, son seul voyage. Chaque semaine ou presque, il lui offre un peu de vie de la ville qui défile derrière les vitres du fourgon.
Dans un courrier que Bruno lui adresse après un problème (de plus) avec la direction (il a reçu une lettre de Pauline et Stella dans laquelle elles s’amusaient, pour le distraire, à faire des associations de mots (comme par exemple : « Fontaine : fraîcheur, pierre, village, printemps ») : entre autres listes, elles avaient écrit, sous « Liberté », « air, mouvement, évasion, vaste, dehors », et sous « Mort », « arme, tuer, violence, coups », des choses comme ça ; « évasion » et « arme », ce n’est pas très bien passé, la lettre a été confisquée, transmise au procureur de la République, et Bruno convoqué, réprimandé, menacé d’isolement sévère et de suppression de parloirs « si ça continue » (le directeur trouve qu’il a déjà largement dépassé les bornes avec ses lettres sibyllines et provocatrices – son courrier ne contient pourtant jamais aucun code, aucun message caché, mais son vocabulaire et la tournure de ses phrases sont sans doute un peu trop élaborés pour le cerveau des contrôleurs de courrier, vite débordé)), il écrit au juge : Je n’ai pas l’intention de m’évader, et je ne vous demande pas de me croire.
Il vient d’apprendre une bonne nouvelle. Marc Metge semble fiable. Il n’a pas approuvé automatiquement le plan d’évasion trop simpliste et peu sûr, et lui a même confié qu’il pourrait ne pas être le seul à l’aider à s’échapper. Il est ami avec un certain Thierry Sniter, un garçon de vingt-cinq ans qui peut s’avérer très utile à Bruno : c’est un sous-directeur stagiaire de la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis, qui a la responsabilité de la tripale D5.
Les deux jeunes hommes sont d’origine bordelaise et se sont rencontrés six mois plus tôt, en mai, lors d’un stage (de sous-directeur pour Sniter, de surveillant pour Metge) à la centrale de Saint-Martin-en-Ré. Ils ont aussitôt sympathisé, et pas seulement parce qu’ils venaient de Bordeaux. Ils sont tous les deux fragiles, bancals, ont eu une enfance pauvre et difficile pour l’un, aisée mais cauchemardesque pour l’autre (Thierry Sniter affirmera plus tard que son père, industriel, le violait régulièrement), et tous les deux se demandent ce qu’ils sont venus foutre dans le système pénitentiaire. Quand Metge est arrivé à Fleury, il était logé dans un baraquement en attendant de trouver un appartement. Installé plus confortablement, dans un petit immeuble de l’administration tout proche de la prison, Sniter lui a proposé de venir habiter provisoirement chez lui.
Marc a parlé de son nouveau pote à Thierry. Celui-ci est également fasciné par le personnage de Bruno Sulak – tout ce qu’il n’est pas (le destin ne lui a pas donné les bonnes cartes, c’est injuste) – et n’a pas manifesté la moindre réticence, ni même la moindre surprise, quand le jeune maton a abordé le sujet d’une éventuelle évasion. Au contraire, il est excité à l’idée de jouer un rôle dans la grande et belle histoire du banditisme – et même simplement de jouer un rôle, enfin. Quand on l’interrogera plus tard, il donnera à sa participation, dans un premier temps, une explication plus rationnelle mais peu crédible : « Par défi intellectuel, j’ai été séduit par cette éventualité. J’ai voulu prouver les failles du système de sécurité pénitentiaire, et notamment qu’on pouvait s’évader de Fleury-Mérogis. » Il finira par avouer, moins hypocrite : « Le connaissant davantage et sachant qu’il n’avait jamais eu desang sur les mains, nous nous sommes attachés à la personnalité de Bruno, d’autant que dans toutes les discussions que nous avons eues avec lui, il nous a toujours paru très sympathique. J’ai pu me rendre compte qu’il n’avait rien d’un truand classique appartenant au milieu et que, même en détention, il restait très marginalisé et possédait un niveau intellectuel et une appréhension des problèmes très largement supérieurs à la moyenne de la population pénale. Enfin, il a toujours fait preuve à notre égard d’une grande gentillesse. »
Bruno pressent qu’il peut avoir confiance en Metge, son flic ne bouge pas, reste à tester Sniter. Il apprend ses heures de permanence par le surveillant et, dès qu’il est transféré dans la tripale D5, demande à le rencontrer pour évoquer ses problèmes de courrier confisqué. Personne n’y voit rien d’anormal, ce Sulak est un emmerdeur de première, et à la fin du mois de novembre, il entre dans le bureau du sous-directeur.
C’est un petit jeune homme brun, maigre et sombre, avec lunettes et moustaches, qui paraît mal dans sa peau, déjà abîmé. Le genre de garçon vulnérable sur qui on tapait en chœur dans la cour de récré, devenu presque invisible en réaction. Bruno est sur ses gardes, il le laisse parler le premier. Le sous-directeur lui annonce qu’il est d’accord pour l’aider à sortir.
L’entrevue dure une dizaine de minutes à peine. Bruno préfère ne pas s’avancer trop vite, il demande son numéro de téléphone à Sniter et lui dit qu’on l’appellera bientôt.
Le soir, il écrit à Stella, qu’il sait malheureuse : Ce n’est rien, l’attente, rien qu’un peu de creux, un peu de larmes, un peu de doutes. (…) Ne pleure pas, ça n’évitera pas d’attendre.
Début décembre, Thierry Sniter reçoit un coup de téléphone dans son logement de fonction, tard le soir. Un homme lui donne rendez-vous le lendemain à minuit dans un square près de la porte Maillot. Il devra bien sûr s’y rendre seul.
Dans la pénombre où il attend depuis plus d’une demi-heure, le sous-directeur voit une silhouette s’approcher de lui. L’homme a la main dans la poche intérieure de son blouson, probablement sur son arme, et porte une cagoule. (C’est l’une des dernières personnes en qui Bruno peut avoir confiance, le « Machin » qui attendait dans la Mercedes à l’aéroport de Mérignac, quand Steve a été abattu. Plutôt que Machin, disons Pedro. Depuis le procès, il attendait des nouvelles de Bruno, il a été contacté trois jours plus tôt, après un parloir.) Thierry Sniter est mort de peur, seul avec ce gangster dans la nuit, mais c’est ça qui est bon.
Lors de cette première rencontre, l’homme cagoulé, après l’avoir consciencieusement fouillé, se contente de lui poser toutes sortes de questions, pour s’assurer d’abord qu’il est bien le sous-directeur, pas un flic envoyé à sa place, puis qu’il est loyal, déterminé, et qu’on pourra compter sur lui. Il le quitte apparemment satisfait, il le rappellera sous peu.
La deuxième fois, Pedro lui demande de venir avec Marc Metge. Ils se retrouvent gare de Lyon, il les prend tous les deux à bord de sa Volvo – il porte encore une cagoule – et les emmène dans un parking souterrain. Ils discutent de la manière dont peut se dérouler l’évasion : pour l’instant, ils sont toujours sur les barreaux sciés, le saut par la fenêtre, le passage devant le mirador distrait, même si personne n’est convaincu que ce soit la meilleure solution. La troisième fois, le 22 décembre, Sniter vient de nouveau seul, Pedro l’attend en moto en haut de la bretelle de sortie de l’autoroute du Sud à Savigny-sur-Orge, il monte dans sa voiture en gardant son casque intégral. (Le 22 décembre 1984, c’est un samedi, j’ai vingt ans, je suis peut-être tout près d’eux : tous les samedis soir, avec mes trois amis d’enfance, on allait acheter des bouteilles de Valstar à la station Mobil qui se trouvait en haut de cette bretelle de Savigny-sur-Orge, on les buvait dans ma R5 en discutant.) Le sous-directeur reçoit trente mille francs. Il est définitivement dans le coup. (Bruno leur a promis, à Metge et à lui, de leur donner beaucoup d’argent dès sa sortie, ce qu’ils veulent. Un million ? Plus ? Quatre ? De toute manière, ils verront qu’ils n’ont pas aidé un ingrat. Mais de toute évidence, même s’ils ne vont pas cracher dessus, ce n’est pas leur motivation principale. Sniter dira : « Le montant précis n’a jamais été stipulé, et à part sa parole, rien ne nous prouvait que nous serions payés. ») Le 28 décembre, Thierry Sniter prend ses congés de fin d’année : il reviendra le 14 janvier, et on pourra passer à l’action.
Bruno n’a pas encore parlé précisément du projet à sa famille. Il attend plus de certitudes (il est de retour dans la tripale D2, peut communiquer avec Metge mais plus avec Sniter). Ils savent simplement qu’un sous-directeur semble prêt à l’aider. Mais ils vivent de plus en plus péniblement l’incarcération de leur frère, fils, père, et les doutes qui flottent. Au parloir ou dans les lettres qu’il reçoit, Bruno sent le mal qu’il a fait, le mal qu’il fait, la crainte et la détresse autour de lui, les incompréhensions et les tensions qui naissent de rien, plus fortes qu’eux. Il tente de les rassurer, de les protéger comme il peut, demande à Stella de ne plus venir le voir – il sait qu’elle s’éteint, qu’elle a mis sa vie en veilleuse jusqu’à ce qu’il sorte, elle a même laissé entendre qu’elle pensait au suicide. Tu dois te gifler, lui écrit-il. Leur mère, Marcelle, dans une lettre pleine d’inquiétude et de douleur, lui parle d’eux, ses enfants : « J’ai peur de vous voir aller si loin de vous-mêmes à la recherche d’une impossible perfection. »
C’est quand il voit Amélie qu’il s’en veut le plus. Il se surprend à redouter ces parloirs avec sa fille, qui n’a pas encore six ans, à les détester autant que les espérer, il est partagé entre amour pour elle et égoïsme : il aimerait ne pas lui infliger l’image d’un père en cage, ne pas influencer si tragiquement le cours de sa vie, tout en regrettant de ne pas y tenir le rôle principal – autrement que par son absence. On lui accorde maintenant des parloirs sans vitre, avec tout de même un muret de séparation, mais il est formellement défendu de se toucher, de s’embrasser, défendu de poser la main sur la tête de son enfant, défendu de caresser sa femme ou sa compagne (un détenu a pris quinze jours d’interdiction de parloir pour avoir glissé une main sous le pull de sa femme, un autre deux semaines de mitard et aucun parloir pendant deux mois pour avoir maladroitement essayé de faire l’amour à la sienne, tous deux dénoncés par le maton de service – Qui sont ces hommes qui regardent d’autres hommes retrouver pour ce bref laps de temps la femme qui a décidé de venir là, et les dénoncent ?), mais la petite Amélie brave cette interdiction, elle prend la main de son père, elle s’accroche à lui, s’appuie sur son bras, comme elle s’appuiera sur mon absence.
Le 4 janvier, il est conduit au Palais de Justice (il neige sur Paris, c’est beau) pour le mini-procès, qui ne durera même pas une heure, du braquage d’un supermarché à Montélimar, le 20 septembre 1980, celui au cours duquel une caissière en crise de nerfs s’était jetée par terre : Bruno était reparti sans la recette. Il est condamné à trente mois de prison. Il a fait à Montélimar, avec Jean-Pierre, exactement la même chose qu’avec Yves à Albi, ils ont sorti leurs armes, menacé les employés, effrayé les clients. La seule différence, c’est qu’ils n’ont pas emporté l’argent. D’un côté, il a pris neuf ans, de l’autre, deux ans et demi. L’argent, c’est le jambon dans le sandwich – le pain ne vaut plus grand-chose quand on l’enlève. Ce qu’on lui reproche, et aux gens comme lui, c’est de courir après l’argent, de n’avoir que l’argent comme motif de ses méfaits, c’est moche, c’est sale, vil vénal, et pourtant, ce que la justice indique avec ces verdicts, c’est que rien n’est plus important que l’argent dans la vie. Mathématiquement, au niveau de la peine, selon le tribunal, selon la loi, c’est plus de trois fois plus important que les gens. L’argent, c’est la plus grande faute. Le risque que je fais courir à autrui, la moindre. Il ne faut pas toucher au pouvoir de l’argent. Les personnes, on s’en fout. Quelle merde.
Avant le début du procès, l’un de ses avocats feuillette L’Autre Journal, où la deuxième chronique de Bruno vient d’être publiée. Celui-ci, toujours soucieux de n’impliquer personne dans ses histoires, lui conseille vivement de ranger le mensuel dans sa serviette : une certaine presse de droite (présente à l’audience) ne se gênerait pas pour utiliser ces mauvaises fréquentations contre Michel Butel (qui s’en moquerait bien, d’ailleurs – Bruno lui écrit tout de même pour lui demander : Ai-je bien fait, ou alors est-ce sans importance ? Des procès vont faire couler encore un peu d’encre, quelle attitude devra être la mienne, dans ce cas précis bien entendu ?).
Quand ils se séparent après le verdict, l’avocat l’avertit qu’il ne pourra pas venir lui rendre visite à Fleury pendant quelques mois, il sera très occupé, jusqu’au début de l’été sans doute. Bruno hausse les épaules et sourit :
— Qui sait ? Je vous reverrai peut-être avant…
Cette nuit-là, dans sa cellule, il fait un rêve étrange, qu’il raconte à Johanne le lendemain, dans une courte lettre.
En attendant le retour de vacances de Thierry Sniter, il lit et écrit sans cesse, il trouve que ses textes pour L’Autre Journal sont encore un peu patauds, manquent encore d’élégance et de tranchant, il faut qu’il travaille son style, il s’entraîne. À un poète de soixante-quatre ans qui l’a félicité après sa première chronique, il confie : J’ai grandi si loin des mots qu’aujourd’hui, ici, dans cette prison, les journées me semblent souvent trop courtes, saisi que je suis par cette absence en moi que je ne tolère plus, viscéralement plus. Il lui demande des conseils de lecture, il veut combler ce trou qui lui donne le vertige. Mais il sait aussi que ce ne sont que des phrases, des pages, des idées : Quelquefois, les mots sont plus faibles que le contact, que le toucher, écrit-il à Johanne. Ma main sur un corps de femme, une main de femme sur mon corps. Ça n’existe plus, c’est terminé pour quinze ou vingt ans. Bien sûr que non.
Malheureusement, juste avant que Thierry Sniter ne reprenne le travail, Bruno est encore une fois changé de cellule (on veut s’assurer qu’il ne trouve ses repères nulle part, qu’il ne puisse se rapprocher d’aucun autre détenu, qu’aucune connivence ne soit possible) et surtout de tripale : il quitte la D2, celle de Marc Metge, pour la D4. Il faudra attendre.
Lors de ce transfert, un maton qui met un point d’honneur à servir au mieux son pays découvre, dans les affaires de Bruno, la petite culotte bleu pâle qu’il a prise à Pati, au Brésil, pour emporter un peu d’elle avec lui pendant son court séjour en France. Le maton la confisque aussitôt, c’est interdit. Quoi de plus logique ? Une culotte dans une cellule, pourquoi pas une mitraillette, aussi ? Celle-ci aura tout de même séjourné clandestinement près d’un an dans les prisons françaises, la sécurité est bien mal assurée. Bruno la voit à regret, affligé, passer dans les mains de l’autorité pénitentiaire, mais après tout, peu lui importe : bientôt, ce n’est pas une culotte, c’est tout le Brésil qu’il aura pour lui. En guise de réponse à cette confiscation mesquine, il consacre entièrement sa troisième (et dernière) chronique dans L’Autre Journal à Rio de Janeiro, aux préparatifs du carnaval.
Durant ses quinze jours de vacances, le sous-directeur a beaucoup réfléchi. Il s’implique à fond, il se sent important. Cette histoire d’évasion par la fenêtre en sciant les barreaux ne lui plaît pas : il faudrait trouver un moyen discret pourdescendre par la fenêtre, traverser la cour, ce qui est risqué même si Metge est dans le mirador, franchir le mur d’enceinte… C’est trop aléatoire. Il a eu une autre idée. Un idée formidable, encore plus simple, un plan qui ne peut pas échouer. Le soir même de son retour, il en fait part chez lui au jeune surveillant, aussitôt emballé.
Le plus simple, quand on veut franchir une porte fermée, c’est de l’ouvrir. Pour cela, si elle est fermée, il faut une clé. Or Thierry Sniter a toutes les clés, c’est son métier. Il suffit de les donner à Bruno. Depuis l’invention de la roue, on n’a pas fait beaucoup plus élémentaire, comme idée. Endétail : une nuit, Marc ira ouvrir la cellule de Bruno, celui-ci franchira, grâce au jeu de clés, toutes les portes jusqu’au parloir de la tripale D2, près de la rotonde centrale, où l’attendra Thierry, qui lui permettra ensuite, en détournant l’attention des gardiens du « bocal » (l’accueil et le centre névralgique de la prison, si on veut, situé à l’entrée principale), de passer dans le bâtiment administratif, où les fenêtres ne sont pas munies de barreaux, ni même grillagées. Le troisième bureau sur la droite, celui du secrétariat, ne donne pas au-dessus de l’entrée, de l’allée qui mène au grand parking des visiteurs, mais plus à l’ouest, sur un petit parking réservé au personnel. Bruno sautera du premier étage, trois ou quatre mètres avec atterrissage sur l’herbe, un bond de fillette pour lui, puis se cachera dans le coffre de la R5 blanche de Sniter, qui ne l’aura pas verrouillé. Le sous-directeur, après avoir fait diversion dans le bocal pendant que Bruno passait dans le bâtiment administratif, remontera fermer la fenêtre du bureau, qui ferait tache, ouverte, puis ressortira tranquillement de la maison d’arrêt, comme tous les soirs, montera à bord de sa R5 et déposera Bruno sur le parking de sa résidence, à environ un kilomètre de là, où Pedro le prendra en charge.
Ça peut difficilement rater. Bruno devra effectuer une longue marche de sa cellule à la fenêtre, plus de quatre cents mètres, mais les couloirs sont déserts la nuit, le seul passage délicat se situera sur le palier qui sépare le premier étage de la rotonde de celui du bâtiment administratif, le bocal se trouvant en bas de l’escalier, mais Sniter ne devrait avoir aucun mal à empêcher les gardiens en faction de lever la tête.
Un sous-directeur de prison et un surveillant qui sont envoûtés par un détenu au point de l’aider à s’évader, ce n’est pas tous les jours, ce n’est même peut-être jamais arrivé. Mais un sous-directeur de prison et un surveillant qui mettent eux-mêmes au point le plan d’évasion qu’ils vont soumettre au détenu, qui aurait pu imaginer ça ?
Cependant, au fond de la tripale D4, l’esprit de Bruno s’assombrit de nouveau. D’une part, n’ayant pas eu de contact avec Sniter ni Metge depuis un moment, il est resté sur les barreaux à scier et en est venu lui aussi à la conclusion que ce plan était trop risqué. Il a le sentiment de revenir sur terre, sous terre, de s’être laissé enivrer par l’idée sans vraiment réfléchir. Il ne cherche même pas à reprendre rendez-vous avec le sous-directeur. D’autre part, la mort de Steve continue à peser sur son moral, il fait des cauchemars. Dans une lettre à Michel Butel, un homme, il le sent, qui peut le comprendre, il revient sur ce qui le hante :
Pourquoi m’aimait-il tant, cet homme, qui a pétrifié notre amitié pour l’éternité, un dimanche matin, abattu d’une balle dans la gorge, face à ma liberté. Elle ne valait pas cela, ma liberté. Je l’emmerde, ma liberté, à ce prix. Je n’en veux plus, pouce. Mais ce n’était pas comme je croyais, ce n’était pas un jeu.
Le 5 février, il trouve une plume dans la cour de promenade. Une grande plume. Il se dit que c’est peut-être un signe, qu’il ne faut pas perdre espoir et baisser les bras. C’est une plume noire. De corneille, suppose-t-il.
Il lit Méchant, le premier roman autobiographique de Jean-Marc Roberts. Il écrit, lui aussi, encouragé par la prof de français qui lui donne des cours une fois par semaine, mais rien d’autobiographique, c’est plutôt de la science-fiction, que Pauline lui a appris à aimer, il imagine la société en 2036 – tous les foyers français sont équipés de la télévision par câble, chaque téléviseur est muni d’un terminal destiné à recueillir l’opinion de chacun sur les sujets les plus divers, le cas échéant à converser… Il veut écrire encore, beaucoup : À partir de 87, j’écris deux romans par an, et des pièces. Mais je dois auparavant acquérir tout. C’est facile, je n’ai rien ou presque.
Le 18 février, Thierry Sniter passe voir son collègue sous-directeur affecté à la tripale D4. C’est un hasard, mais lorsqu’il entre dans son bureau, Bruno est là, en audience pour un nouveau problème avec sa correspondance. C’est aussi un hasard, il y en a encore de bons, si le collègue est appelé dans un autre bureau pour quelques minutes, et laisse les deux hommes seuls. Sniter en profite pour faire part à Bruno du nouveau plan qu’il a mis au point. Celui-ci est immédiatement enthousiasmé, il semble revivre d’un coup, c’est la solution parfaite pour quitter cette prison en douceur, et de manière quasiment sûre. Le sous-directeur est ravi. Quatre jours plus tard, il recevra un nouvel appel de Pedro.
Entre-temps, Bruno a chopé la grippe, et le 20, on le change de nouveau de tripale – il ne s’en étonne ni ne s’en irrite même plus. On ne l’envoie pas dans la D2, comme il l’espérait évidemment, mais dans la D5 (celle de Sniter, c’est toujours ça). Ce n’est pas très grave, la roue tourne, D2 finira bien tomber. Il écrit à sa mère pour lui parler de sa grippe, de l’état de sa gorge et de ses sens engourdis, il doit se retenir pour ne pas laisser trop apparaître dans ses mots sa bonne humeur retrouvée : Bonjour les dégâts. Je n’ai plus goût à rien. Mais ça devrait passer assez vite.
Il ne pense plus qu’au Brésil. La nuit, des boules Quiès dans les oreilles et la couverture sur les yeux, il se voit sur les plages de Rio, entouré de gens qu’il aime. Dès qu’il sort de sa grippe, plein de lumière nouvelle, l’esprit vif, il obtient un rendez-vous avec Thierry Sniter : il a eu une idée, lui aussi. Pour ne pas laisser ses deux complices dans la panade après son évasion (comment ne se rendent-ils pas compte, comment peuvent-ils être assez aveuglés par leur désir de l’aider pour ne pas se soucier du fait que, lorsqu’on découvrira qu’il n’est plus là, qu’il a disparu de sa cellule sans que rien n’ait été forcé, les soupçons se porteront automatiquement sur le personnel présent sur les lieux ce soir-là ?), il propose de mettre en scène une fausse évasion par la fenêtre. Il installera des explosifs sur les barreaux de sa cellule avant de la quitter, avec une mèche lente que Marc Metge allumera une fois qu’il sera dehors. Les flics ne tomberont peut-être pas à pieds joints dans le panneau, mais cela créera au moins un doute, un écran de fumée.
Pedro voit encore trois fois Sniter, dont deux avec Metge, dans des parkings souterrains du côté de l’Opéra. Il n’est plus cagoulé ni casqué, il leur fait confiance. Ensemble, ils mettent au point, le plus précisément possible, les détails de l’évasion, qui aura lieu dès que Bruno retournera en tripale D2, d’un jour à l’autre.
La nouvelle filtre par les parloirs. Stella part attendre au Brésil, elle est accueillie par Milton, dont elle avait les coordonnées. Pauline la rejoindra bientôt avec sa fille Julie. Thalie, qui peut désormais quitter le Vaucluse sans être surveillée ni inquiétée, s’y rendra un peu plus tard, après que Bruno aura lui aussi traversé l’Atlantique. En attendant, il écrit à Stella, à Rio : Envoie-moi des cartes postales, de belles photos. Le reste… Et à Christine : Ce soir, je souris, mes barreaux n’en reviennent pas.
Le 2 mars, il est encore changé de cellule et passe de D5 à D3. Ça va venir, ça va venir. Dans la cour de promenade, il s’approche du grillage qui le sépare de la cour voisine, dans laquelle se trouve Roger Knobelspiess. Il ne lui parle pas du projet d’évasion, mais il lui dit :
— Donne-moi un contact à l’extérieur. Comme ça, si je suis transféré, je pourrai te donner de mes nouvelles par ta famille.
Roger ne comprendra ce qu’il entendait par « transféré » que dix jours plus tard. Il garde cette image de Bruno accroché au grillage, celle d’un homme gentil, qui partageait de bon cœur ce qu’il cantinait, et simple, modeste, qui ne se la jouait pas « à la marseillaise », comme il dit,et que tout le monde appréciait.
À Paris, à Fleury, il fait gris depuis plusieurs jours, froid, il pleut. Bruno et Amélie se croisent pour la dernière fois au parloir, une demi-heure. Il souffre encore de voir la petite fille mal à l’aise, peu naturelle, c’est normal, il ne sait pas comment se comporter avec elle, la serrer contre lui ou la préserver d’un amour paternel dont elle ne pourra jamais profiter pleinement ? C’est bientôt fini. Mais pourra-t-il ensuite la voir autant qu’il le voudra ? Il ne parvient pas à se projeter dans l’avenir, à se faire la moindre idée de ce qu’il sera dans dix ans, dans quinze ans.
Le 11 mars, c’est l’anniversaire de la mort de Steve. Bruno lit Le Chercheur d’or, de Le Clézio, il ne le terminera pas, c’est le livre qu’on retrouvera sur son lit, dans sa cellule. Il commence une lettre à Johanne, sa compagne inconnue, par ces phrases : Ce soir, je t’aime parce que j’ai besoin d’aimer. Nécessité vitale impérieuse. Il est l’un des deux hommes sur terre, ce jour-là, qui pensent le plus tristement à Novica Zivkovic. L’autre, son petit frère Miki, est à Los Angeles. Il n’est pas au courant que Bruno est sur le point de retrouver la liberté, demain ou la semaine prochaine, mais, plus jeune, il a déjà croisé quelques fois Pedro, il le connaît, ça ne tardera pas : il pourra alors offrir à Bruno une amitié à l’image de celle qu’il a perdue avec Steve, aussi forte, entière et fidèle que possible.
Le 13 mars, Bruno ne le sait pas mais il rédige sa dernière lettre derrière les barreaux, à Johanne encore.
J’imagine qu’on ne serait pas obligé de vivre ainsi ici, de vivre ainsi ailleurs. Ah ! se figer définitivement, quelquefois ça me semble être l’ultime soulagement, le plus sublime des repos. D’ici, je ne sais que te dire. Bruno.
Le 14 mars, il note quelques réflexions sur une feuille : Un an. Une année ou presque. Reste encore à parler de quelques bijouteries avec le juge Corneloup. Que c’est étrange, ce détachement soudain. Je sais pouvoir continuer à me souvenir, à vous dire, pourtant je suis loin déjà… Àmoins que l’homme enfermé ne soit pas exactement moi, ne soit créé que de ce contexte. N’empêche qu’aujourd’hui et ici, je dois faire un choix, une sorte de programmation intérieure sur un écran trimballé quelque part derrière moi, pour être à même de consigner par écrit, ou oralement, des scènes (sont-ce encore des faits ?) qui semblent ne me concerner que par l’attention que je leur porte et l’étonnement qu’elles suscitent.
Le vendredi 15 mars, on vient le chercher, on lui demande de regrouper une nouvelle fois ses affaires. On le conduit vers la tripale D2, jusqu’à une cellule du deuxième étage.
La décision est prise le jour même : Marc Metge étant de service dans la nuit de dimanche à lundi, on fera sortir Bruno à ce moment-là. Dans deux jours. Il quittera sa cellule à 23 h 15. Metge allumera la mèche à 0 h 40, pour qu’il ait eu le temps de prendre ses distances.
Le samedi 16 mars, le sous-directeur et le surveillant ont un dernier rendez-vous avec Pedro, fixé en urgence, toujours dans un parking de l’Opéra – non loin du plafond de Chagall. Il leur remet un talkie-walkie muni d’un écouteur, deux pains de plastic, un détonateur, une mèche lente et trois bombes fumigènes. Il leur confie aussi, plus bizarrement, une sorte de grigri (un petit sac rouge sur une cordelette blanche que Bruno devra attacher autour de sa taille), une enveloppe contenant une poudre à avaler avant l’évasion, et deux morceaux de tissu noués ensemble, qu’il faudra laisser à Marc en partant. Pedro est superstitieux, quelques accessoires fortifiants ne peuvent pas faire de mal.
Ce 16 mars 1985, c’est l’anniversaire de Stella. Elle a vingt ans. À Rio, Pauline met le champagne au frais. Elles attendront le lendemain pour l’ouvrir.