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Assis en face de Georges Moréas dans son
bureau, Bruno regarde sans animosité celui qui vient de mettre un
terme à sa liberté :
— Chapeau, je pensais pas que vous
pourriez me trouver. T’as une bonne équipe.
— Merci.
Une sorte de sympathie naît instantanément
entre les deux hommes, dès les premières secondes face à face. Il
ne faut pas exagérer, les lapins ne dansent pas la java avec les
renards (même si certains lapins pourraient en remontrer à leurs
roux adversaires, Jimmy Carter en a fait l’effrayante expérience),
mais c’est plus que de la civilité entre gentlemen (qu’ils sont),
ils se respectent, chacun voyant en l’autre une éventuelle version
de lui-même, leurs rapports sont simples et francs – et deviendront
même presque amicaux. On est très loin de saint Georges terrassant
le dragon Sulak. Il y a même une certaine légèreté, une certaine
fantaisie dans l’air. « Un drôle de zèbre, ce Bruno
Sulak », dira Moréas (lapins, renards, dragons, zèbres, c’est
la jungle). D’ailleurs, on ne sait pas si Moréas a donné des
consignes spéciales, mais c’est de la bonne jungle, cordiale :
tous les flics du service, même lors des interrogatoires, dont
l’issue sera déterminante pour confirmer la valeur de la prise, se
montrent parfaitement corrects avec les Bonnie and Clyde de la
non-violence. À l’exception de la quadragénaire qui s’occupe de
mettre Thalie en cellule à son arrivée, et ne se prive pas du
délice de l’humilier au moment du déshabillage – une brune aux
cheveux courts et au teint de gastro chronique, sans doute rarement
et très mal baisée par un guichetier de la Poste amateur de
maquettes.
— Ça, quand on est femme de voyou,
c’est sûr, on porte de belles choses ! grince-t-elle en
prenant le pull à 5 francs de Thalie, avant de le laisser tomber
par terre.
— Il m’a coûté c…
— La ferme ! Le
pantalon !
— Ça va, j’ai tué personne, pas la
peine de me parler comme ça.
— Ta gueule. La culotte.
L’inspection terminée, elle la fourre dans
la cellule puante avec Charly, comme deux bâtards errants dans une
cage de chenil, en la poussant fort dans le dos.
— C’est bon, doucement, j’y
vais…
— Pas de pitié pour les femmes de
voyous.
Thalie reste enfermée jusqu’à minuit avec
Charly, paniqué ou surexcité, qui pisse partout (ça tombe bien,
elle aurait aimé le faire elle-même pour marquer son opposition à
l’attitude de la bourrine frustrée mais n’osait pas, bon chien),
avec un sandwich maigre pour toute nourriture dans la journée,
avant qu’on ne commence à l’interroger. Quatre flics différents se
succèdent pour essayer de la faire parler, tous posés et même
aimables (« Ah, le Vaucluse ? Vous venez de quel
village ? »), mais elle ne dit rien. Comme il a été
convenu et répété depuis longtemps avec Bruno, elle explique
qu’elle ne le connaît pas beaucoup, qu’ils se voient juste une nuit
de temps en temps pour des raisons, comment dire, physiques,
qu’elle ne savait pas ce qu’il faisait, qu’elle voyait bien qu’il
avait de l’argent mais qu’elle ne se posait pas trop de questions,
et que les flingues, elle ne les avait jamais vus, elle n’avait
jamais pensé à passer la main au-dessus de l’armoire de la chambre,
où il les avait cachés. Et les faux papiers ? Nathalie
Bramberger ? C’était juste pour les casinos, il lui avait dit
qu’il y était interdit d’entrée pour des histoires de triche au
black jack, il ne voulait pas la mêler à ça en cas de
problème.
— Ne nous raconte pas de conneries,
hein, attention. Tu risques cinq ans, quand même.
— Non, je vous assure. Je ne peux pas
vous dire ce que je ne sais pas.
— Les supermarchés ? Tu n’as
jamais entendu quoi que ce soit à propos des
supermarchés ?
— Mais non, croyez-moi.
Se fiant peut-être un peu trop à son
allure de belle poupée qu’il semble bien naturel qu’un jeune homme
en bonne santé ait envie de culbuter à l’occasion, ils finissent
par faire ce qu’elle réclame : la croire. L’interrogatoire
terminé, avant qu’elle ne retourne en cellule, ils lui demandent
même si ça a été, s’ils ne se sont pas montrés trop insistants ou
agressifs.
— On ne fait que notre boulot, vous
savez.
— Non, ça va, pas de problème.
Pendant ce temps, Bruno est avec Moréas.
Tout se passe aussi bien qu’avec Thalie, si ce n’est, évidemment,
que Bruno pourrait être Patrick Dewaere et Sarah Bernhardt réunis,
son interlocuteur ne le croira pas s’il lui dit qu’il n’a rien à
voir avec quelque supermarché que ce soit, et que c’est un ancien
locataire de l’appartement de Thalie qui a dû oublier les flingues
sur l’armoire.
— De toute façon, t’es marron, mon
garçon. Autant nous raconter tes exploits.
— OK. En échange, j’ai juste deux
petits services à te demander. Tu n’embêtes pas trop Thalie, elle
n’est pour rien dans tout ça. Et tu me laisses garder ma
montre.
— C’est pas de la pacotille, ça vaut
au moins deux ou trois briques. Tu l’as volée où ?
— Je l’ai achetée rue de la
Paix.
Moréas pense, sait qu’il ment, et que s’il
veut la garder, c’est sûrement pour s’en servir de monnaie
d’échange avec les matons dans l’espoir d’obtenir des faveurs, aux
conséquences peut-être très regrettables pour la justice française,
mais il accepte de prendre le risque. (Quand je lui confirmerai,
trente ans plus tard, qu’il avait bien acheté la Piaget, Moréas se
félicitera de lui avoir fait confiance, et lui enverra peut-être un
salut amical en pensée.)
— Je te préviens, si j’apprends que
tu l’as filée à un surveillant ou à un détenu en espérant te faire
la belle, on ne va plus être copains du tout.
— T’inquiète pas, je te jure que je
la garde. J’aurai pas besoin de ça pour me sauver, de toute
manière.
— Bien sûr…
— On parie ?
— Ha ha ! Bon courage.
— Au fait, comment tu m’as
retrouvé ?
— Mystère et boule de gomme.
— Non, allez…
— Un bon flic ne donne jamais ses
trucs.
— Je comprends ça. Les magiciens,
c’est pareil. Je serais curieux de savoir, quand même.
(Trente ans plus tard, je donnerai la
réponse à Thalie (sous mes airs de bleu qui n’a rien à voir avec
l’histoire et n’y connaît rien en banditisme, pas plus qu’en
enquêtes policières, je me débrouille, je résous les mystères, je
suis un cador), qui sera soulagée d’apprendre que le coup dans le
dos ne vient de personne de leur entourage, même si elle n’a jamais
voulu croire qu’un de leurs proches ait pu faire ça.)
La montre au poignet, et rassuré sur le
sort de Thalie, Bruno respecte le marché, à peu près : il
reconnaît treize braquages de supermarchés (sur vingt-quatre ou
vingt-cinq, plus de la moitié, c’est déjà très sport), en
commençant parcelui d’Albi en 1978, pour lequel il prend tout sur
lui dans l’espoir qu’Yves, toujours incarcéré, soit le moins chargé
possible. Il assume un butin total, pour ces treize coups, de 3
millions de francs, donne tous les détails que réclame Moréas et
signe sa déposition des deux mains (les menottes…), mais refuse de
balancer le nom de ses complices, ni quelque renseignement que ce
soit à leur sujet, hors de question :
— J’ai tenu parole, j’ai reconnu tout
ce que tu voulais, mais là, tu ne comptes pas sur moi. C’est ton
boulot.
Le lendemain matin, on annonce à Thalie
qu’elle peut partir, elle sera jugée pour complicité de détention
d’armes, de la gnognote, et restera libre en attendant. (Quand
j’apprendrai (décidément génie de l’info – ou indic à retardement,
misère) à Moréas, trente ans plus tard encore (je fais tout trente
ans plus tard, je ne suis pas du genre à me précipiter à
l’aveuglette), que Thalie vivait en permanence avec Bruno et a
participé à tous les braquages, il emploiera, beau joueur, le même
mot que face à Bruno lors de leur première rencontre :
« Ah, ils nous ont faits marron, tous les deux. Nous, les
superflics… Bien vu ! » Il me demandera son adresse mail
et ils iront déjeuner ensemble, trente ans plus tard, en anciens
combattants amusés.) Avant que Thalie ne quitte le Quai des
Orfèvres, Bruno demande une nouvelle faveur au patron de
l’OCRB : il avoue deux autres braquages contre un quart
d’heure seul avec elle. C’est de bonne guerre, accordé.
Dans un petit bureau triste mais sans
flics, ils se serrent dans les bras l’un de l’autre, ils savent
qu’ils ne se reverront pas de sitôt. Thalie a le cœur à l’envers,
elle a du mal à croire qu’elle va le laisser là, seul dans la
grande machine, entre les glissières, les pistons, les bielles et
les roues dentées de la police, de la justice et de la prison. Mais
Bruno, en apparence au moins, semble dur, déterminé, irréductible.
C’est le chef. Ça a toujours été le chef, dans les rues de
Marseille, à la Légion, et même avec des rocs comme Drago et Steve.
Ce sera le chef ici aussi, dans la machine.
— Laisse-moi faire, pars, je m’occupe
de tout.
— Je voudrais t’aider.
— Ne t’inquiète pas, ça ira.
Elle l’embrasse longuement et sort du
bureau en miettes. Elle récupère Charly et son sac à main, Georges
Moréas vient la saluer, elle descend. Sur le trottoir devant le 36,
une fille de vingt ans l’attend. Les nouvelles vont vite – surtout
dans le milieu, elles ont moins de chemin à faire. C’est Sabrina
Mesrine, la fille de Jacques, pour lequel Bruno n’avait pourtant
pas d’admiration particulière. (Thalie, qui a eu droit à un coup de
fil, a appelé Nadine, la fiancée de Steve, à qui elle a parlé comme
à une vieille copine, l’air de rien. La jeune femme se trouvait par
hasard avec Sabrina à ce moment-là.) Par solidarité, celle-ci
propose à Thalie de l’aider à franchir cette étape difficile, les
premiers pas en tout cas, elle lui demande si elle a besoin
d’argent, d’un logement. Touchée, Thalie la remercie et lui dit que
si elle peut la ramener avenue de Suffren, ce sera déjà gentil.
Dans la voiture, fille et femme de hors-la-loi discutent, peu
heureuses, puis Sabrina laisse Thalie devant le 153.
Dès qu’elle arrive dans l’appartement,
Thalie appelle son amie de la rue Barrault pour savoir si elle peut
venir l’aider à déménager quelques affaires avec sa voiture, elle
ne veut pas rester ici, elle va passer quelques jours chez le
couple, c’est ce qu’elle a dit aux flics, avant de retourner chez
ses parents, dans le Vaucluse – elle ne devra pas quitter le
département et se présenter régulièrement au commissariat
d’Avignon. À peine le téléphone est-il raccroché qu’il sonne. C’est
Steve. Prévenu par Nadine, ce kamikaze a sauté dans sa voiture, il
est là, tout près, garé devant le 151, il l’attend, peu importent
les risques. Il avait juré qu’il faudrait lui passer dessus avant
de toucher à Bruno, il est en colère (et il ne sait pas que c’est à
cause d’une de ses anciennes maîtresses, même si bien sûr il n’y
est pour rien). Thalie descend, observe huit ou dix heures les
environs de l’immeuble, vibrante comme une ligne à haute tension,
puis monte à côté de lui dans la voiture. Ils font plusieurs tours
de pâté de maisons pendant qu’elle lui raconte tout ce qui est
arrivé depuis la veille. Il la dépose au coin de la rue et s’en va.
La machine va avoir affaire à lui.
Heureusement que Bruno a gardé pas mal de
braquages sous le coude, parce qu’il a besoin de monnaie d’échange.
Il vend deux autres supermarchés à Moréas, qui commence à se faire
une bonne petite pelote, et obtient deux nouveaux bonus : le
premier, c’est que Moréas brûle devant lui les faux papiers de
Thalie, Nathalie Bramberger, née à Écaussines-d’Enghien, afin
d’être certain qu’elle ne sera pas jugée pour autre chose que la
complicité de détention d’armes ; le second, presque pour
plaisanter, c’est que l’un des hommes du commissaire remette à
Thalie le ticket de tiercé gagnant dans le désordre, validé en
s’amusant le dimanche matin dans un petit PMU de Deauville, qu’il
avait oublié. Il serre la main de Moréas quand celui-ci accepte, et
se dit qu’il n’oubliera pas ce type-là.
Une douzaine de policiers et de gendarmes
venus de partout en France approchent de Paris. Ils veulent tous
voir Bruno avant la fin de sa garde à vue. Les juges d’instruction
s’occuperont des détails plus tard, dans chaque ville. Bruno sera
très demandé, on va le trimballer.