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Le dimanche 17 mars, Marc Metge prend son service à 18 h 45. Avec lui entrent dans la prison les explosifs et les grigris. Thierry Sniter arrive à 22 heures. Il pénètre dans le bocal, où deux surveillants sont en faction et trois en repos (restés pour discuter avec leurs collègues entre deux tours de garde, au lieu d’aller se reposer dans la salle prévue à cet effet), il prend son trousseau de clés et laisse en échange son jeton d’identification. Il indique aux surveillants qu’il part faire son contrôle de nuit et leur demande d’ouvrir la grille électrique qui donne sur la rotonde centrale et les parloirs avocats, afin qu’il puisse se rendre à la tripale D5 par cet itinéraire. Dans sa cellule, Bruno attend sur son lit, prêt. Il porte un jean, une chemise et un blouson de toile kaki. Il n’emportera pas d’arme. Ce ne serait pas très encombrant, il aurait suffi d’en demander une, mais il préfère ne pas être tenté de s’en servir si les choses se passent mal.
(Je ferme les yeux et j’essaie de me mettre à sa place. Je suis assis dans une cellule, la nuit. Au milieu d’une immense forteresse de béton. Près de deux kilomètres de périmètre. À l’intérieur, des murs, des grilles, des matons. Dans quelques minutes, je vais tenter de m’en évader. Je vais marcher seul dans les couloirs obscurs et essayer de sortir de la plus grande prison d’Europe. Je fonds de peur.)
À 23 heures, Sniter quitte la tripale D5. Au lieu de retourner au bocal, il utilise sa clé générale pour se rendre aux parloirs avocats de la D2, puis ouvre la grille qui permet d’accéder à l’escalier de secours et monte jusqu’à l’interpalier situé entre les deuxième et troisième étages, où il s’arrête et attend. Pendant ce temps, Metge ouvre la porte de la cellule de Bruno, qui se lève. Il lui tend le talkie-walkie, les explosifs et les grigris fournis par Pedro – Bruno les laisse sur son lit, il ne s’en servira pas, il installe rapidement le plastic, le détonateur et la mèche, pose les fumigènes par terre (Marc les déclenchera après avoir allumé la mèche, pour éviter qu’on puisse se rendre compte trop vite qu’il n’a pas sauté par la fenêtre).
Les détenus dorment ou écoutent la radio, le transistor collé contre l’oreille, les couloirs sont déserts, la première partie du trajet ne pose aucun problème : à 23 h 15, exactement l’heure convenue, Bruno et Metge arrivent à la grille qui sépare le deuxième étage de la D2 de l’escalier de secours. Sniter les voit, descend quelques marches et leur ouvre. Marc retourne vers les cellules, Bruno rejoint Thierry, son talkie-walkie dans une poche de son blouson. Ils descendent au premier étage, franchissent la grille qui mène aux parloirs avocats, puis ouvrent la porte du couloir qui conduit à la rotonde centrale. Là, Thierry téléphone aux surveillants qui se trouvent dans le bocal : il a terminé son parcours de contrôle, il leur demande l’ouverture électrique de la grille et l’éclairage du couloir « Entrée familles » qu’il va emprunter pour les rejoindre. Au bout de ce couloir, la seule véritable difficulté du trajet.
Bruno et Thierry arrivent près du grand escalier qui descend au rez-de-chaussée, au bocal. Depuis le palier, on voit les surveillants derrière les vitres, en contrebas, et réciproquement bien sûr. Heureusement, il y a un petit angle mort si on s’accroupit. Ce que fait Bruno. Thierry le quitte, descend l’escalier, entre dans le bocal, discute avec les cinq surveillants – dont trois en pause. Bruno se redresse et enjambe la rambarde séparant le palier d’une grille de protection horizontale, sorte de plafond d’un couloir d’accès à l’une des cours intérieures. On peut le voir d’en bas, à ce moment-là. Durant la première partie du trajet sur la grille, on pourra voir ses jambes. Ensuite, de l’autre côté, il franchira une nouvelle rambarde pour accéder au palier du premier étage du bâtiment administratif. Il n’aura plus qu’à y entrer, la porte n’est jamais fermée à clé, puis à pénétrer dans le secrétariat, le troisième bureau sur la droite, ouvert aussi, et à sauter sur la pelouse. Donc si aucun maton ne lève les yeux vers ses jambes pendant les trois premiers mètres sur la grille, c’est facile ensuite, liberté.
Sniter a bien fait son travail de diversion, Bruno a pu parcourir la grille sans être repéré. En enjambant la rambarde de l’aile administrative, il doit sourire un peu. Il n’y a plus personne entre la fenêtre et lui.
Il ouvre l’une des deux portes qui donnent sur les bureaux – celle du couloir « Social et Technique », que lui a indiquée Sniter. Non, il ne l’ouvre pas, elle est fermée. Le sous-directeur lui a affirmé qu’elle restait ouverte jour et nuit, mais elle est fermée. Bruno appuie encore sur la poignée, pousse, elle est peut-être coincée, non. Son cœur s’accélère, un vide dans le ventre, il ne peut pas le croire : il n’y a plus que cette pauvre porte qui le sépare du Brésil, et elle est fermée à clé ? Il essaie celle du couloir « Direction », sans plus de succès, il s’en doutait. Qu’est-ce que c’est que cette poisse ? C’était un plan parfait, fluide, sûr, et il coince à cause d’une porte banale, sociale et technique, fermée on ne sait même pas pourquoi. Il y a eu bien des portes fermées sans raison logique, dans la vie de Bruno.
Décontenancé, secoué, il monte au deuxième étage du bâtiment administratif. Là, la porte « Formation » n’est pas verrouillée. Dans le couloir, un seul bureau est ouvert, le premier sur la droite, il y entre : c’est une petite salle de cours. Il y a deux fenêtres en face, derrière de grands rideaux genre voilages. Il se dirige vers celle de gauche, écarte le rideau, ouvre le battant unique, regarde en bas. Sept ou huit mètres. Du ciment en dessous. Il pourrait essayer, mais il atterrirait juste devant l’entrée principale de la prison, où se trouve le bocal. Il se casserait au moins une cheville, ou se foulerait les deux, or deux gendarmes armés patrouillent non loin, et ceux du bocal ne sont ni aveugles ni culs-de-jatte non plus. Autant descendre par l’escalier les mains en l’air. Bruno se retourne, deux hautes et larges armoires métalliques se trouvent à droite de la porte en entrant. Il ouvre la deuxième, sur sa gauche, se glisse sur l’étagère du milieu, se recroqueville sur le flanc, tire les battants de la porte à lui et allume son talkie-walkie.
— Contact…
Pedro est assis au volant de sa 205 GTI, sur le parking de la résidence de Thierry Sniter. À voix basse, et dans la langue de Pedro, qu’il a apprise, Bruno lui explique la situation, il est coincé au deuxième étage, seul, il n’a plus aucun moyen de sortir. Pedro, dégoûté, ne peut rien faire d’autre qu’attendre ce crétin de sous-directeur, en espérant qu’il va finir par se montrer ici ou retrouver Bruno. Celui-ci enrage, il a l’impression qu’il lui suffirait de tendre le bras pour toucher le sable d’Ipanema, mais il ne s’affole pas encore. Personne ne va venir le chercher ici, il a le temps. Il sait qu’il peut compter sur Pedro pour ne pas laisser Sniter se dégonfler. Le seul gros problème possible, ce serait qu’il le balance au dernier moment. Il faudrait retourner sous les verrous et tout recommencer.
À 23 h 50, estimant que Bruno a eu le temps de rejoindre le secrétariat, de sauter et de se cacher dans le coffre de sa R5, Sniter prend congé des surveillants du bocal. Avant departir, faisant mine de se rappeler qu’il a oublié un porte-documents (il l’a laissé dans ce but la veille au soir), il leur indique qu’il doit monter dans le bâtiment administratif. Il compte aller fermer la fenêtre du bureau. Quand il s’aperçoit que la porte du couloir est fermée, il panique, il pète un plomb, deux ou trois. Ce n’était pas prévu, tout se détraque, le jeu du hors-la-loi est plus compliqué qu’il ne pensait, qu’est-ce qu’il est allé se fourrer là-dedans ? Ses études et sa vie de jeune homme fade et rangé ne l’ont pas préparé à réagir à ce genre de situation déroutante. Au lieu de se demander où a pu passer Bruno (il se dit, expliquera-t-il plus tard, qu’il a pu « sauter par une autre ouverture que celle prévue » – c’est un gruyère, cette prison ?), au lieu de monter voir au deuxième étage par exemple (ça semblerait assez logique, même à quelqu’un qui n’a pas un parcours de grand baroudeur criminel), il redescend au bocal et demande la clé aux surveillants. Il remonte ensuite au premier, récupère son porte-documents au secrétariat, redescend (sans refermer à clé derrière lui – il déraille, pourquoi prend-il ce risque s’il pense que Bruno a réussi à sortir quand même ?), rend le trousseau et quitte la maison d’arrêt. Il approche de sa R5, espérant que Bruno est dans le coffre, par miracle. Mais non. Toujours optimiste (son cerveau ne fonctionne plus), il suppose qu’il a changé la fin du plan à cause du contretemps de la porte, et qu’il s’est enfui à pied. Il démarre et prend la direction de chez lui.
Il est minuit, Bruno est dans son armoire depuis près d’une demi-heure, Pedro n’a pas rappelé, ni Sniter ni une brigade de matons triomphants ne sont venus le chercher, il ne comprend pas ce qui se passe. Si le petit Thierry a fait pipi dans sa culotte et s’est sauvé à l’autre bout de la France, Bruno va avoir l’air fin le lendemain matin.
À minuit cinq, Sniter se gare sur son parking et, sans penser à se demander où est Pedro, entre dans la cage d’escalier de son immeuble. Cinq ou six marches plus tard, une grosse main se pose sur son épaule :
— Qu’est-ce que tu fous là ? Où est Bruno ?
Décomposé, Thierry Sniter, dérivant dans un autre monde, le conduit jusqu’à son appartement, et une fois à l’intérieur, lui explique ce qui s’est passé, la porte était fermée, il pensait que Bruno avait réussi à sortir quand même, il n’a pas la moindre idée de l’endroit où il peut se trouver.
— Je sais que la porte était fermée, abruti. Il t’attend au deuxième étage. Tu retournes le chercher tout de suite.
— J’ai ouvert la porte du premier avant de partir.
— Quoi ? Elle est ouverte ?
Pedro allume son talkie-walkie pour prévenir Bruno qu’il peut redescendre, accéder au secrétariat, et que Sniter va venir le récupérer dehors :
— Contact… Contact…
Peut-être parce qu’il s’est un peu éloigné du parking, ou qu’il se trouve maintenant à l’intérieur, en tout cas la communication ne passe plus, Bruno ne répond pas. Les deux hommes quittent l’appartement en vitesse, Sniter titube en plein cauchemar, il monte dans sa R5 comme un automate et reprend la direction de la maison d’arrêt, suivi par la 205 de Pedro qui, après avoir tenté une nouvelle fois de joindre Bruno, en vain, apparemment ça ne fonctionne pas dans ce sens-là, démarre en trombe feux éteints et fait piler brusquement la petite voiture d’un certain M. Chamoulaud, qui rentre chez lui après une longue journée de boulot avec encore de bons réflexes, qu’est-ce que c’est que ce con qui ne met pas ses phares ?
Tandis que Sniter se dirige vers le parking du personnel, où il va garer sa R5 au même endroit que tout à l’heure, Pedro s’arrête au début de la route qui mène à l’entrée, au niveau du parking visiteurs. Il réussit à joindre Bruno par talkie-walkie au moment où le sous-directeur s’approche à pied de l’entrée.
À minuit et quart, les cinq matons qui se trouvent dans le bocal sont en train de se raconter des anecdotes de matons quand ils entendent un bruit dans les étages. Une sorte de claquement, comme une porte ou une fenêtre. (Je ne sais pas ce que c’est. Est-ce qu’un coup de vent a rabattu violemment la fenêtre que Bruno aurait laissée entrouverte ? Est-ce qu’il a pu parler à Pedro et fait un faux mouvement en sortant de l’armoire pour redescendre au premier ? Est-ce qu’il était même déjà dans le couloir et que le vent a fait claquer la porte avant qu’il ne la referme doucement (il retourne ensuite dans sa cachette en attendant d’être sûr que ça n’a alerté personne) ? Quoi qu’il en soit, ce ne doit pas être un petit bruit de rien du tout, pour qu’on l’entende deux étages plus bas.) Pour ne pas déranger leurscollègues de garde, les trois surveillants de repos, PatrickP., 27 ans, Jean-Claude E., 29 ans, et Jacques H., 32 ans, se proposent gentiment d’aller voir ce que c’est.
Ils n’ont pas encore atteint le premier étage quand Sniter pénètre dans le bocal, pâle. Il ne les a pas vus monter. D’une voix blanche malgré lui, il explique aux deux surveillants de service qu’il s’est trompé de porte-documents, tout à l’heure, et qu’il doit retourner chercher le bon. Il leur redemande les clés – il n’en a pas besoin mais ils ne sont pas censés le savoir, il ne peut pas remonter sans. L’un des deux les lui donne, en s’étonnant mentalement qu’il ait les mains vides et n’ait pas rapporté la chemise grenat prise par erreur avec laquelle il était redescendu plus tôt.
Les trois matons ne s’arrêtent pas au premier étage, continuent à monter – Jean-Claude E. expliquera qu’il savait que le bruit ne pouvait pas venir de là, les deux portes des couloirs étant forcément fermées, comme toujours.
À partir de là, pour moi, il y a une espèce de rayure sur le film, l’image saute et la suite est floue, trouble.
Au deuxième étage, les trois hommes ouvrent directement la porte du couloir « Formation » – selon Jacques H., c’est parce que « c’est à cet endroit que se trouve la machine à café, et nous avions décidé de boire le café en même temps ». Patrick P. se dirige vers le fond du couloir, où se trouvent ladite machine à café et les toilettes, tandis que Jean-Claude E. actionne la poignée de la première porte sur la droite. Il est étonné de constater qu’elle s’ouvre – « C’est anormal, cette porte doit être fermée à clé, et ce par les gradés formateurs. » Il fait un pas à l’intérieur et remarque que la fenêtre de gauche est entrouverte. Il s’avance (son collègue Jacques H. est resté sur le seuil) et s’aperçoit que les deux portes de l’armoire située le plus à droite, près du mur, sont entrebâillées. En s’approchant, il entend quelqu’un parler à voix basse, il ouvre l’armoire d’un coup et découvre un homme allongé sur la deuxième étagère en partant du bas, les jambes repliées, un talkie-walkie dans la main droite, un écouteur à l’oreille.
— Qu’est-ce que tu fais là ? Qui tu es ?
L’homme bondit alors hors de l’armoire, souple et sûr de lui, et se place au centre de la pièce. Jacques H., qui est entré, l’entend parler une langue étrangère dans le talkie-walkie. Puis l’homme, qui les fixe froidement, leur lance :
— Je vais vous montrer qui je suis ! Sortez d’ici !
L’homme s’approche alors de la porte, mais Jacques H. lui barre le passage.
Quand Thierry Sniter arrive au premier étage, il entend des éclats de voix au-dessus de lui et aperçoit de la lumière au palier supérieur. Il ferme rapidement à clé la porte « Social et Technique », pour éviter d’éventuelles interrogations ensuite, et monte en vitesse au deuxième. En déboulant à l’entrée du couloir « Formation », il aperçoit, au fond, « un surveillant appuyé contre le distributeur de boissons, qui boit un café ». Dans le même temps, il entend une discussion provenant de sa droite, d’un bureau dont la lumière est éteinte, seulement éclairé par les réverbères extérieurs. Il fait deux pas jusqu’à l’embrasure de la porte : deux surveillants, qui lui tournent le dos, sont face à un homme en civil, qu’il reconnaît bien sûr aussitôt, et qui est « quasiment adossé à la fenêtre fermée ».
De son côté, Patrick P., qui était parti du côté des toilettes, a fait demi-tour : « J’ai entendu une discussion venant du premier local et je suis revenu sur mes pas. » (Pour le sous-directeur, il était en train de boire un café tranquillement près de la machine – c’est flou, c’est trouble, il a dû « entendre une discussion » quelques secondes à peine après s’être séparé de ses collègues, comment aurait-il eu le temps de faire couler un café et de commencer à le boire ?)
Quand l’homme aperçoit Sniter, il l’interpelle :
— Monsieur le directeur !
Jean-Claude E. et Jacques H. se retournent, Sniter leur demande d’une petite voix :
— Qui c’est ?
— Je ne sais pas, répond Jean-Claude E.
— Vous allez voir qui je suis, monsieur le directeur !
À cet instant, l’homme jette son talkie-walkie au sol et plonge la main droite dans la poche intérieure gauche de son blouson :
— N’approchez pas ! crie-t-il.
Un moment de flottement. Pensant qu’il va sortir une arme, Jean-Claude E. et Jacques H. restent deux secondes interdits. L’homme en profite pour ouvrir la fenêtre (déjà entrouverte selon les surveillants, fermée selon le sous-directeur) et passe une jambe à l’extérieur. Les deux matons se ruent sur lui et l’attrapent par son blouson. Patrick P., de retour du couloir, des toilettes ou du distributeur de boissons, entre alors dans le bureau et se précipite vers ses collègues pour les aider. Il prend l’homme par le poignet. Celui-ci réussit cependant à passer l’autre jambe par la fenêtre et, face à eux, tire de toutes ses forces vers l’arrière, en prenant appui des deux pieds sur la petite corniche de béton. Dans la pièce, Sniter ne bouge pas. Puis, selon Jacques H. : « L’individu s’est jeté dans le vide, nous l’avons maintenu pendant quelque temps, nous avons essayé de le remonter. » Pour Patrick P. : « Il était suspendu au-dessus du vide, il faisait face à nous et je le tenais de la main droite. » Les trois hommes entendent un bruit de tissu qui craque, c’est le blouson (qui reste, selon Jean-Claude E., dans les mains de Patrick P.) : l’homme tombe.
Les matons se penchent à la fenêtre et le voient inanimé sur le ciment, face contre le sol. Ils sifflent et crient pour alerter les deux gendarmes mobiles en faction devant la prison, qui accourent. Jacques H. se précipite hors de lapièce. Patrick P. ramasse le blouson par terre (du moins, il dira : « Je pense l’avoir ramassé par terre ») et se précipite hors de la pièce – en sortant, il remarque un talkie-walkie et un écouteur sur une table, il n’y avait pas prêté attention en entrant. Jean-Claude E. récupère le talkie-walkie par terre (d’accord) et se précipite hors de la pièce. Thierry Sniter se penche à la fenêtre à son tour, aperçoit le corps de Bruno, et se précipite hors de la pièce.
Les premiers arrivés près de l’homme tombé sont les gendarmes mobiles Gérard M. et Serge B. : ils avaient commencé à courir avant les appels des surveillants car lors de leur ronde, en levant la tête par hasard, ils avaient aperçu « un individu suspendu dans le vide au deuxième étage, accroché au rideau pendant trois ou quatre secondes, avec trois personnes à la fenêtre au-dessus de lui. » Bruno est face contre terre, légèrement basculé sur le côté droit, il ne bouge pas, il leur paraît inconscient, mais vivant. Il est devant l’entrée de la prison de Fleury-Mérogis, vivant hors des murs.
Dans le bocal, les deux surveillants donnent aussitôt l’alerte générale et ouvrent la porte à Sniter qui veut se rendre près du blessé. Il est bientôt suivi par Jean-Claude E., Jacques H. et Patrick P., qui sortent à leur tour précipitamment. (Ils le diront eux-mêmes négligemment dans leur déposition : le sous-directeur était présent à côté de l’individu à terre lorsqu’ils sont arrivés. Soit Thierry Sniter, malgré sa corpulence chétive, est extrêmement rapide dans un escalier, puisqu’il est le dernier à s’être penché à la fenêtre ; soit les trois jeunes matons sont de vrais lourdauds en descente.) Sniter leur déclare :
— C’est Bruno Sulak.
À ce moment-là, ils entendent un bruit de moteur et tournent la tête : une voiture, une Peugeot 205, fait demi-tour dans l’allée qui mène du parking visiteurs à l’entrée, et repart à vive allure.
Prévenu par l’un des surveillants du bocal (« Viens vite, un type est tombé d’une fenêtre devant la porte d’entrée ! »), le médecin de garde cette nuit-là au centre pénitentiaire, le docteur Deyla, est sur place à 0 h 25, trois ou quatre minutes après l’alerte. Seuls les gendarmes mobiles sont là quand il arrive, mais il est vite « rejoint par Thierry Sniter ». (Le sous-directeur est, en fin de compte, moins rapide qu’on ne l’a pensé d’abord. Bien moins rapide que le médecin, en tout cas. Les matons, n’en parlons pas.)
— C’est Bruno Sulak, lui dit Sniter en le rejoignant.
Le médecin constate que Bruno présente un traumatisme cranio-facial important, un hématome autour des deux yeux, plus visible à droite, un enfoncement de la boîte crânienne du côté droit et des fractures aux deux poignets, dont une ouverte au gauche. En apparence, aucune lésion traumatique du thorax, du bassin ni des membres inférieurs. Il en déduit en première analyse que « monsieur Sulak est tombé la tête et le bras gauche en avant, ce qui correspond, non à un saut, mais à un plongeon ». Il pose une couverture sur lui.
À 0 h 27, il se rend dans le bocal pour avertir le SAMU 91. Lorsqu’il revient près de Bruno, celui-ci a repris connaissance. Il bouge faiblement, gémit, se plaint de son bras gauche, dont le poignet est ouvert, et répète :
— Attention, ça va sauter, ça va sauter…
Ni le médecin, ni les gendarmes ni les trois matons ne comprennent qu’il fait allusion au plastic qu’il a fixé sur les barreaux de sa cellule et que Marc Metge doit faire exploser à 0 h 40. Ils pensent qu’il délire.
À 0 h 39, l’ambulance du SAMU se gare devant l’entrée de la maison d’arrêt, le docteur Jacquelinet en sort. (À0 h 40, rien ne saute, Metge ayant renoncé à la mise à feu en entendant l’alerte générale.) Le docteur Deyla lui fait un bref compte-rendu de ses premières observations, puis il examine à son tour le blessé : il est couché sur le côté gauche, maintenant, sous une couverture, agité. Il répond par oui ou par non à quelques questions, concernant son nom (« Vous vous appelez Bruno Sulak ? — Oui ») et les endroits où les palpations du médecin lui font mal, il bouge les jambes et un peu les bras quand on le lui demande. Il respire normalement, son pouls est de quatre-vingt-six pulsations par minute (quarante-huit d’habitude, autrefois, à la Légion), sa tension un peu élevée, « certainement à cause du stress ». Il est placé sur un matelas coquille et installé dans l’ambulance. On lui administre des antibiotiques, ses plaies sont désinfectées et pansées, on le met sous perfusion pour calmer la douleur et l’agitation, et sous surveillance du rythme cardiaque. À 1 h 28, l’ambulance quitte la prison en direction de l’hôpital de Corbeil-Essonnes, escortée par des gendarmes à moto. À l’intérieur, le docteur Jacquelinet note une accélération du pouls, une diminution de la tension, qui peut laisser craindre une hémorragie interne, et un abondant saignement de nez. Quand il l’examine pour déterminer d’où proviennent les douleurs les plus vives, Bruno lui dit :
— Tu me fais mal, mon chéri, tu me fais mal.
Puis il tombe dans le coma.
La mort arrivera un jour, un choc, l’anesthésie, la sensation que tout s’éloigne très vite, le néant.