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Le 18 février 1979, Drago et les
légionnaires du 2e REP sont sur
l’aéroport de N’Djamena, avec d’autres forces françaises, et
tentent comme ils peuvent de calmer le jeu dans la furieuse guerre
civile qui oppose ces acharnés de Malloum et Habré, Oueddei
attendant son heure dans les parages. Ça n’y va pas de main morte,
et Drago ne s’économise pas – le 14 décembre de la même année, il
recevra la médaille d’outre-mer avec agrafe Tchad. Pendant ce
temps, Bruno est au téléphone avec son père :
— Je vais me marier, papa.
— Comment ça, tu vas te marier ?
Comment tu vas faire ? Sous quel nom ?
— Sous mon vrai nom. Je veux que ma
fille le porte.
— Mais tu ne peux pas, t’es
déserteur.
— Tant pis. Dans trois jours, ils
viendront me chercher à la maison, c’est sûr, je passerai au
tribunal et on verra bien ce qui arrivera. Ils vont pas me filer
perpette parce que j’ai déserté. De toute façon, je peux pas faire
autrement.
Le matin du 24 février, jour du mariage,
Bruno est réveillé par des éclats de voix dans la maison de
Boulazac. Stella, sa petite sœur, s’est levée la première (toute la
famille est arrivée la veille), elle a pris son petit déjeuner
toute seule, et quand Patricia, enceinte de sept mois, est entrée à
son tour dans la cuisine, elle s’est énervée et s’est mise à crier
car l’adolescente avait laissé sa vaisselle sale sur la table.
Bruno les rejoint encore endormi, mais se secoue vite. Faut pas
toucher à la petite.
— Tu parles pas à ma sœur comme
ça ! Tu passes tes nerfs sur quelqu’un d’autre, elle a treize
ans ! Tes histoires de vaisselle, on n’en a rien à
foutre !
Et là, il perd une roue. D’un grand revers
de bras, il envoie par terre tout ce qui se trouvait sur la table,
le bol et le pot de confiture se fracassent, puis il se met
carrément à jeter des trucs par la fenêtre, il ouvre les placards
et balance toutes les tasses et les assiettes, tous les verres qui
s’y trouvent par la fenêtre.
— Voilà, comme ça tu nous emmerderas
plus avec ces conneries de vaisselle, tu pourras penser à autre
chose.
Il trouve que Patricia fait des montagnes
des petits soucis domestiques, de petites préoccupations
insignifiantes. Ça lui paraît ridicule, disproportionné, ça gâche
la vie pour presque rien. (Dans mes bras, Bruno.) Pendant un
instant, il songe même sérieusement à annuler le mariage, il ne
veut pas se battre des années pour de la vaisselle et des miettes.
Comme toujours, c’est sa mère qui le calme.
Dans l’après-midi, à 15 heures,
Patricia et Bruno s’embrassent dans l’église de Boulazac. C’est
fait, leur fille s’appellera Amélie Sulak.
En début de soirée, Yves quitte la noce
avec un copain à lui pour aller chercher l’une de ses sœurs, qui ne
pouvait pas venir plus tôt, à la gare de Périgueux. Il doit
l’attendre dans un bar en face. Il gare en double file sa grosse
BMW, achetée avec l’argent du Mammouth d’Albi, et s’installe
derrière la baie vitrée avec son pote. Ils commandent des
Perrier.
Ils sont en train de discuter, la sœur
d’Yves vient d’arriver, ils s’apprêtent à partir, quand un petit
nerveux tout en os entrouvre la porte et, l’air mauvais, beugle à
la cantonade :
— Si le connard qui a garé sa merde
en double file veut bien dégager…
Comme Bruno, Yves a des
principes :
— Sois poli ou va te faire
enculer.
Le petit tendineux n’apprécie pas. Il fait
un pas à l’intérieur, se ravise quand Yves se lève, et ressort pour
aller parler à deux types restés sur le trottoir, genre ouvriers du
bâtiment. Ils ouvrent les portes arrière de leur camionnette
bloquée par la BM et en sortent trois espèces de matraques, dont
deux au moins en fer. Yves n’a pas un caractère à se laisser
impressionner par trois excités, son copain non plus. Ils les
rejoignent dehors pour leur suggérer de retourner jouer à la
dînette dans leur chambre, mais les trois ouvriers, sans doute
affolés par leur stature et leur décontraction, leur laissent à
peine le temps de prononcer trois mots et leur sautent dessus avec
leurs matraques de chantier. Il faut répliquer, bien sûr. Une
grosse baston s’ensuit, qui laisse rapidement les trois véhéments
sur le bitume, considérablement amochés. Leurs barres de fer se
sont retournées contre eux.
Yves fait signe à sa sœur, décontenancée,
de sortir du bistrot, ils montent avec un certain flegme dans la BM
et retournent fêter le mariage de Patricia et Bruno. Ce qui vient
de se passer, ça n’a l’air de rien (du moins pour le familier de la
castagne), mais c’est la poisse. La vraie poisse.
Le dimanche, à Boulazac, tout le monde
dort tard et récupère. Bruno se lève heureux d’être marié, sa fille
entamera sa vie en bonne et due forme ; un peu soucieux tout
de même à l’idée de s’être attaché un fil domestique à la
patte ; et inquiet, l’enthousiasme et les grandes et belles
intentions passées, de ce que réserve la justice au déserteur qui
est venu de lui-même se jeter dans la gueule du maire : il
sait bien qu’ils ne l’enverront pas trente ans au bagne pour ça,
mais suppose qu’ils ne vont pas non plus s’en tenir à un coup de
règle en bois sur le bout des doigts. Ce n’est pas tant pour lui,
qu’il redoute l’incarcération, que pour Patricia qui va se
retrouver sans ressources avec la petite. Il pourrait se sauver,
mais ce n’est pas exactement ce qu’on a envie de faire quand un
enfant va naître. Non, il encaissera la prison s’il faut, il est
temps de régler l’ardoise. Mais d’abord, il veut profiter du temps
disponible, de la place encore libre sur l’ardoise, pour assurer
l’avenir immédiat de Patricia et Amélie, au moins jusqu’à ce qu’il
ressorte de taule – s’ils le retrouvent, ce qui n’est après tout
pas sûr, on connaît l’administration, c’est le grand bazar.
Il demande à Yves s’il est d’accord pour
faire un dernier coup avec lui. Il lui en a déjà parlé une dizaine
de jours plus tôt, Yves hésitait, peut-être, il ne sait pas, il
hésite encore. D’un côté, il a compris, à Albi, que ce n’était pas
ce qu’il préférait dans la vie, les attaques à main armée ; de
l’autre, ça l’ennuie de refuser son aide à son ami et désormais
beau-frère, de le laisser comme seul, après le coup de la balle
dans le ventre. Mais justement, ce truc de balle dans le ventre,
qui le chiffonne, montre assez clairement que rien n’est jamais
sûr, dans ce métier, ce n’est pas le secrétariat ou la boulangerie.
Il demande à Bruno le temps de la réflexion. Mais ce dernier n’en a
pas, de temps, il peut se faire arrêter d’un jour à l’autre, et
avec le peu d’argent qu’il lui reste du hold-up O.K. Corral,
Patricia ne pourra pas mettre longtemps du gruyère sur les pâtes.
L’amitié avant tout, Yves accepte, du bout des lèvres.
Au début du mois, Bruno a repéré un
supermarché Montlaur près de Montpellier, route de Carnon à Lattes.
Il a décidé qu’il était préférable, cette fois, de le faire à
trois, six yeux valant une fois et demie mieux que quatre s’ils
tombent à nouveau sur un Lucky Luke d’opérette. Il a recruté son
copain Jean-Pierre (qui faisait partie de ceux qu’il avait croisés
après la patinoire avec Stella, son dernier jour de légionnaire en
permission), ainsi qu’un autre Marseillais suffisamment solide à
son avis, car Yves, à ce moment-là, ne lui avait pas encore
vraiment donné son accord.
Le lundi 26 février, deux jours après le
mariage, ils louent deux voitures à Périgueux, une Simca 1307 et
une Renault 30 (qui leur avait porté chance à Albi). Ils partent à
quatre, car Bruno n’a pas sa perspicacité dans sa poche et pressent
qu’Yves peut changer d’avis au dernier moment – et après tout, ça
ne le dérangerait pas : si ça se passe mal, il vaut mieux
qu’une au moins des deux sœurs, Patricia et Brigitte, garde son
mari. Bruno et Jean-Pierre montent dans la Renault, Yves et le
Marseillais dans la Simca.
Sur la route, ils ne peuvent pas
s’empêcher de jouer les fous du volant, Al Carbone et sa bande
contre les frères Têtes-Dures (Roc et Gravillon), ils sont jeunes
et bouillonnants, excités par la caisse du Montlaur, ils foncent et
se font arrêter pour excès de vitesse sur une départementale à
Manaurie, trente kilomètres à peine après le départ. Mince. Comme
les trois autres, qui sont sous leur véritable identité, Bruno
montre ses papiers d’une main désinvolte : Bruno Dibon, très
bien. Ils prennent deux PV et repartent peu contrariés, aucune
raison que le lien soit fait plus tard avec le futur braquage
(juteux) du Montlaur de Lattes, à trois cents kilomètres de là. Ils
s’en amusent, même : les flics ont un problème de timing, soit
ils arrivent en retard, le plus souvent, façon cavalerie, soit
comme cette fois, ils les arrêtent trop tôt.
Le lundi soir, ils prennent des chambres
dans un hôtel de Marguerittes, près de Nîmes. Ils vérifient le
matériel : en plus de leurs propres armes, les Marseillais ont
apporté deux revolvers 38 Special, quatre paires de menottes et un
coup de poing américain, dont Bruno ne veut pas entendre parler. Le
mardi matin, ils roulent jusqu’à Montpellier et planquent sur le
parking du Montlaur pour noter l’heure d’arrivée du fourgon (midi),
qui vient chercher l’argent dans un local administratif un peu à
l’écart du magasin – c’est l’une des raisons pour lesquelles Bruno
a choisi ce supermarché, ils ne seront pas en contact avec les
clients, ce qui évite bien des dérapages possibles. Le fait d’être
sur les lieux, de sentir le rythme de son cœur s’accélérer, de
s’imaginer mettre sa cagoule, réveille Yves. Le soir à
Marguerittes, conforté par Bruno, il décide de ne pas prendre part
à l’attaque du lendemain.
Le mercredi matin, à 6 heures, Bruno
trouve sans peine une Simca 1100 prête à l’emploi dans les rues de
Nîmes. À11 heures, ils laissent la 1307, la R30 et Yves au
bout del’avenue des Platanes, à deux kilomètres du Montlaur.
À11 h 15, Bruno et les deux Marseillais attendent sur le
parking dans la 1100, tout près du local administratif. Je suis
allé plusieurs fois dans ce Montlaur avec ma mère, à cette
époque-là. Sa cousine Angèle habitait Lattes. Nous y passions
souvent les vacances. Les filles d’Angèle, Dominique et Cathy, mes
cousines, ont travaillé quelques années plus tard dans ce même
Montlaur. Cathy (qui est la première fille sur terre à m’avoir
montré furtivement, derrière un buisson de la rue des Tamaris, deux
ans avant que Bruno ne passe dans le coin, ce que cachait sa
culotte (sans ambiguïté bien sûr, juste pour information
anatomique, très utile – je n’oublierai jamais)) a été embauchée au
service comptabilité, dans le local administratif à l’intérieur
duquel un employé qui vient d’ouvrir la porte est poussé sans
ménagement par trois types cagoulés. Jean-Pierre reste au
rez-de-chaussée pour surveiller le vigile (qui va faire le mariole,
malgré le 38 Special braqué sur lui, et se prendre un coup de boule
– moindre mal), tandis que Bruno et l’autre Marseillais montent au
premier avec l’employé, tendent les menottes aux trois personnes
présentes, leur demandent gentiment de se les passer aux poignets,
prennent le sac de la recette de la veille, redescendent, froncent
les sourcils en voyant le nez sanglant du vigile, sortent et
courent jusqu’à la Simca 1100. Trois minutes plus tard, ils
retrouvent Yves mal à l’aise au bout de l’avenue des Platanes,
abandonnent la 1100 et démarrent dans les voitures de location,
rendez-vous chez Yves à Chancelade, au nord-ouest de
Périgueux.
Yves et un Marseillais rentrent en 1307
par Millau et Rodez, Bruno et Jean-Pierre, avec l’argent, en R30
par Toulouse – à une dizaine de kilomètres de Montpellier, sur la
route qui mène à Carcassonne, Bruno jette 150 000 francs
en chèques dans une poubelle (il ne prend pas le temps de les
déchirer, ils seront malheureusement retrouvés dans l’après-midi).
Il reste 170 000 francs en liquide. Quoi qu’il arrive –
mais autant qu’il n’arrive rien –, Patricia aura de quoi voir
venir.
La Renault se gare devant la maison de
Chancelade en fin d’après-midi, peu de temps avant la Simca. Bruno
donne la moitié du butin à son ami, il partagera avec l’autre.
Quand Yves arrive, les deux Marseillais s’en vont, Bruno confie le
sac à son beau-frère et ils rejoignent leurs femmes à l’intérieur.
Brigitte fait une drôle de tête. Elle explique à son mari que les
flics ont téléphoné au sujet de la bagarre devant la gare de
Périgueux, les trois abîmés ont relevé le numéro d’immatriculation
de la BM et porté plainte pour coups et blessures. Yves ne s’affole
pas, il ne leur a quand même pas fendu le crâne, il se présentera
le lendemain matin au commissariat, il expliquera que les barres de
fer ne sont pas tombées du ciel et tout devrait s’arranger sans
trop de problèmes. Mais du coup, il vaut mieux que ce soit Bruno
qui garde l’argent et les armes, on ne sait jamais, il pourrait
prendre aux flics l’envie de fouiller un peu chez Yves.
La poisse ouvre ses grands bras
moites.
Bruno met le sac de billets, les deux 38
Special et son pistolet automatique dans le coffre de la Renault
30, et rentre à Boulazac avec Patricia. Au 8 rue Raymonde, trois
flics les attendent devant le portail. Ce sont des inspecteurs,
comme on disait encore à l’époque, de la sûreté urbaine de
Périgueux, MM. Dotte, Destribats et Mourra.
— C’est vous, Bruno Sulak, alias
Bernard Suchon ?
— Non. Pourquoi ?
— Vous êtes recherché pour
désertion.
— Ah.
— Vous nous montrez vos papiers, s’il
vous plaît ?
— Bien sûr.
— Bruno Dibon ? Ils sont moyens,
vos papiers, là. Qu’est-ce que vous exercez, comme
profession ?
— Je suis commerçant en
confection.
— Où ça ?
— Sur les marchés.
— Mouais. On va t’emmener au
commissariat pour vérification, si ça ne t’ennuie pas. C’est à toi,
cette voiture ?
— Non, je l’ai louée.
— Ah oui ? Bon, on embarque la
voiture aussi.
Ils laissent Patricia à la maison – elle
n’a rien à voir avec cette histoire de désertion, c’est un truc
d’hommes, et puis elle est enceinte de sept mois –, l’un des
flics se met au volant de la R30, les deux autres et Bruno suivent.
Dès qu’ils sont au bout de la rue, Patricia paniquée téléphone à
Yves et lui raconte ce qui vient de se passer. Crevé par la route
et la tension de la journée, il est déjà couché. Il se relève
aussitôt, s’habille en vitesse et, sans trop réfléchir, décide de
se rendre au commissariat, qu’il connaît pour l’avoir fréquenté de
temps en temps depuis le milieu de l’adolescence : il sait que
la cour est toujours ouverte, avec un peu de chance (ça arrive),
les flics n’auront pas pensé à regarder dans le coffre, et il
conçoit, en mettant ses chaussettes, le projet un brin extravagant
d’aller récupérer l’argent et les flingues en douce avant qu’ils ne
tombent dessus.
Au deuxième étage du commissariat, les
trois fonctionnaires font leur boulot sans enthousiasme, ce n’est
pas l’arrestation du siècle mais il faut bien rédiger le
procès-verbal. Ils demandent à Bruno, démasqué, pourquoi il a
déserté, et lorsqu’il parle de la honte, de l’impossibilité de
regarder ses co-légionnaires en face après le saut sur Kolwezi
manqué, ils ricanent, on va te croire. Quand ils l’interrogent sur
la personne qui lui a fourni ses faux papiers, ilrépond :
« L’épicier du coin. » Soudain, Mourra, qui s’ennuie
ferme, se lève et descend jeter un coup d’œil à la voiture dans la
cour. Il refait son apparition dans le bureau cinq minutes plus
tard, radieux, le souffle court et les joues rouges :
— C’est un gros coup, les
gars !
Il a trouvé tout un tas de billets de
banque (huit ou neuf patates à vue de nez), trois calibres, des
cagoules, tout ce qu’il faut, jackpot : ils font vite le lien
avec le hold-up du Montlaur de Lattes, qui a été signalé en début
d’après-midi.
— La vie est pleine de bonnes
surprises, fait remarquer Destribats.
Yves a sauté dans la Simca 1307 plutôt que
dans sa BMW, mais à quelques centaines de mètres de chez lui, alors
qu’il n’est pas encore sorti de Chancelade, il croise plusieurs
voitures de flics, gyrophares et sirènes comme tambours et
trompettes (heureusement qu’il n’y a pas que des finauds dans la
police). Il sait que c’est pour lui. Il sait aussi que Bruno ne l’a
pas donné, pas l’ombre d’un doute, et devine ce qui s’est
passé : en vérifiant l’immatriculation de la R30, ils ont
appris qu’elle avait été arrêtée pour excès de vitesse deux jours
plus tôt sur une route qui va vers le sud, donc vers Montpellier et
Lattes, en même temps qu’une autre, louée par qui ? Lui. Le
complice, forcément. (Si on marque une petite pause pour faire une
synthèse : la police, le cul bordé de nouilles, retrouve le
déserteur au moment précis où il a l’argent et les armes dans le
coffre de sa voiture, l’argent et les armes se trouvent dans le
coffre de sa voiture à cause d’une bagarre contre trois ouvriers
enragés devant la gare de Périgueux, et le prétendu complice est
identifié en quelques minutes parce qu’ils se sont amusés à rouler
trop vite sur une départementale – on ne peut pas dire que le
hasard ait beaucoup joué en faveur des bandits, cette semaine-là.)
Dans sa BM, qu’ils connaissent en raison de la plainte des
ouvriers, les troupes d’intervention nocturne auraient repéré Yves
et fait demi-tour à l’américaine pour le prendre en chasse, mais
dans la Simca, il les croise comme dans du beurre. Il comprend que
c’est foutu, qu’il est désormais inutile d’aller essayer de
récupérer le chargement compromettant du coffre de la R30 dans la
cour du commissariat (ce serait même assez nigaud –
« Bienvenue chez nous, jeune homme »), qu’on ne le croira
pas s’il dit qu’il n’a pas participé au braquage (chez lui, sous
l’œil de Brigitte accablée, la police trouvera deux carabines,
passe encore, un plan des alentours de Lattes et celui d’un autre
supermarché de la région, les deux confiés par Bruno), et file se
réfugier chez sa sœur à Bordeaux. Il ne restera que jusqu’au
lendemain, avant de partir en cavale et de finir par se cacher dans
l’appartement d’un ami à Marseille.
De son côté, Bruno fait ce qu’il faut pour
dédouaner son ami. Afin de montrer sa bonne volonté, il donne aux
policiers, avant même qu’ils n’aient achevé leur question, les noms
de ses deux complices : Ange le Corse et Jacques le
Marseillais. (Ses complices, bien entendu, s’appelaient Ange et
Jacques comme je m’appelle Casimir.) Les enquêteurs émérites se
frottent les mains, mais pas plus de cinq minutes : dans leurs
fichiers, ils trouvent quatre-vingt-deux malfrats qui pourraient
être surnommés Ange le Corse, etcent vingt-sept Jacques le
Marseillais. Sensible à leur désarroi, et désireux de collaborer de
son mieux, Bruno leur fournit une description précise des deux
individus : « Chemise de soie, diamant au doigt, accent
marqué. » (Le lendemain, un journaliste féru de psychologie et
rompu aux techniques d’investigation, spécialiste des affaires
criminelles, affirmera audacieusement dans un quotidien
local : « Chemises de soie, diamants aux doigts, accent
marqué, il s’agit incontestablement de truands. »)
Malheureusement, cela ne permet toujours pas de les identifier – le
sort s’acharne. C’est ennuyeux, car évidemment, ce sont eux,
Jacques le Corse et… (« Qu’est-ce que j’ai dit ? Non,
pardon, patron, Jacques le Marseillais et… ») Ange le Corse,
qui sont les cerveaux du braquage. En fait, Bruno et Yves voulaient
simplement ouvrir une salle de jeux à Périgueux, l’idée est
ingénieuse, ça va cartonner, mais ils n’avaient pas de sous. Ils se
sont donc rendus à Marseille pour voir si quelqu’un ne pouvait pas
leur prêter l’argent nécessaire aux premiers investissements – eh
oui, à Marseille, l’argent se prête tous azimuts. Un certain
Francky la Sauterelle, grand séducteur devant l’éternel, l’élégance
faite homme, gérant d’une société de nettoyage qui lui sert de
couverture, leur adonné une adresse. Et c’est là qu’ils ont
rencontré (là ? où ? dans un bar, inspecteur, un bar près
du Vieux-Port, haut lieu de la prostitution – ah, d’accord) ces
fameux Ange le Corse et Jacques le Marseillais, avec leurs
bagouzes. Le problème, c’est que ce n’est pas le genre de types à
vous prêter de l’oseille comme ça. En revanche, puisqu’ils avaient
sous la main ces deux jeunes pleins de bonne volonté, ils leur ont
proposé de les aider à réaliser un braquage près de Montpellier.
C’est à ce moment-là que Bruno et Yves ont commis une erreur :
ils se sont laissé tenter. Comme des bleus. Ils sont coupables,
bien sûr. Pas Yves, non. Mais Bruno si, faut reconnaître. Et il
s’en veut terriblement.
À propos d’Yves, les fonctionnaires
aimeraient bien lui mettre la main dessus, mais en attendant,
Bruno, qui est dans de si bonnes dispositions, va devoir cracher un
peu le morceau à son sujet. Ce n’est pas pour les embêter, mais
non : il leur explique qu’il n’était pas là, qu’il n’a pas
participé au coup, ce qui les fait doucement rigoler, il va falloir
être un peu plus convaincant. Comprenant qu’ils ne vont pas le
croire s’il leur dit qu’Yves a simplement décidé, une fois sur
place, de ne pas venir avec eux, Bruno improvise une petite
pirouette. Les beaux-frères avaient rendez-vous la veille avec les
caïds du Vieux-Port à la pizzeria du Montlaur. Mais lorsque Jacques
et Ange sont arrivés, impressionnants dans leurs chemises de soie,
ils se sont rendu compte en s’asseyant qui devant sa regina, qui
devant sa calzone, qu’ils avaient oublié tout leur matos à
Marseille. (« Qu’est-ce que c’est que ces caïds de
Prisunic ? » s’est demandé Bruno, inquiet. « Ils
roulent pendant cent cinquante kilomètres pour aller commettre un
hold-up, et pas un pour demander à l’autre s’il a pensé à prendre
les flingues ? Il serait peut-être plus sage de renoncer, ce
sont des tocards. En même temps, cette salle de jeux marcherait du
feu de Dieu, c’est sûr. ») Ange le Corse, ce couillon d’Ange
le Corse, finit par se dévouer pour retourner chercher les armes à
Marseille. Il revient le soir mais n’a pu trouver que trois
calibres, deux 38 Special et un automatique. C’est rageant. Yves,
sport, se dévoue pour ne pas être de la partie. Il rentre dans la
nuit à Chancelade, avec la Simca 1307. Voilà. De manière étonnante,
les policiers semblent le croire.
La semaine suivante, un certain
Jean-Charles Fossecave, étrangement dit Nanou, ami d’Yves et de
Bruno, ancien champion de France de lutte gréco-romaine devenu
videur du Bilboquet, une boîte de nuit à Chamiers, tout près de
Périgueux, est arrêté pour une petite affaire de pillage
deparcmètres. Il nie énergiquement, mais en perquisitionnant chez
lui, on trouve 2 300 francs en pièces, cachées dans sa
cheminée. Au pied du mur, il donne la première explication qui
passe par sa tête de lutteur : c’est Yves qui lui a prêté cet
argent. (En pièces… Il est sympa, Yves, il casse sa tirelire pour
les copains. Bien sûr, les flics en déduisent qu’il s’agit de la
petite monnaie de la recette du Montlaur.) Nanou sait qu’il est en
cavale et qu’on ne le retrouvera pas avant une éternité, d’ici là
les parcmètres seront oubliés.
Dans son appartement marseillais, Yves
réfléchit à un moyen de faire évader Bruno. Ce n’est pas simple.
Contrairement à son beau-frère, il ne connaît personne de
suffisamment barré pour accepter de l’aider à réussir ce genre
d’exploit. Il cherche encore une idée quand Bruno lui fait parvenir
un message, via son avocat puis Brigitte : « Je t’ai mis
hors du coup, tu ne risques presque rien, tu peux te rendre. »
Yves est bien conscient qu’il serait absurde de s’engager dans une
longue et pénible cavale, qu’il risque de payer cher un jour, pour
presque rien. Mais Brigitte lui a également appris que Nanou
l’avait impliqué dans cette histoire de pièces, ce qui complique
les choses. Elle va donc voir le videur du Bilboquet, lui demande
de revenir sur sa déposition pour qu’Yves puisse se livrer à la
police l’esprit plus tranquille, et Nanou accepte de bonne grâce,
sans hésiter, en s’excusant. De toute manière, il allait être
condamné quand même pour les parcmètres.
Après quinze jours de cavale, Yves se rend
et retrouve Bruno. Ils sont incarcérés tous les deux à la prison de
Montpellier, surnommée ironiquement « le château » :
c’est une vieille prison délabrée et insalubre, puante, trop petite
pour le nombre de détenus qu’on y entasse dans des conditions
d’hygiène indignes d’un pays sorti du Moyen Âge (elle sera
remplacée en 1990 par le centre pénitentiaire de
Villeneuve-lès-Maguelone). Quand Bruno et Yves y entrent,
l’administration vient de consigner son troisième suicide de
prisonnier en quatre mois.
Bruno essaie de ne pas céder à la panique.
En se heurtant aux murs moisis de sa cellule minuscule, il se
demande s’il n’a pas perdu la tête pour s’être fourré là-dedans, il
se revoit chanter dans la voiture après le premier braquage, il se
voit jeter joyeusement les chèques deux semaines plus tôt sur la
route de Carcassonne, il se demande surtout ce qu’il va faire
maintenant, combien de temps il va pourrir ici, enterré vivant.
Mais il ne se plaint pas, il sait qu’il ne peut s’en prendre, comme
on dit, qu’à lui-même (et ça tombe bien quand il n’y a personne
autour). Il pense à la devise des Diables rouges de Colmar :
Ne pas subir. Il pense aux suicidés de
ces derniers mois. Ils se sont autodétruits. Lui veut choisir autre
chose, une autre forme de destruction, peut-être :
l’évasion.