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Aux alentours du 15 mars, Bruno téléphone à Steve, qui lui demande de revenir dès que possible à Paris : on lui a fait une grosse commande. Bruno n’aime pas ça, les commandes, il en a déjà refusé plusieurs, qu’elles proviennent d’un riche amateur, d’un trafiquant, ou même d’un bijoutier qui veut faire cambrioler sa propre boutique, ça arrive, voire celle d’un concurrent pour y récupérer des pièces rares qu’il ne trouve pas pour ses clients, et qui indique lui-même au voleur à gages les meilleurs moyens de refourguer la marchandise ensuite ; on lui a même proposé de les transporter, Steve et lui, tous frais payés en Arabie saoudite ou en URSS pour qu’ils y braquent une belle bijouterie sur place. S’il a rejeté toutes ses offres, c’est d’une part qu’il lui faudrait agir pour le compte de quelqu’un (dépendre de quelqu’un, ça ne lui plaît pas du tout (c’est s’enlever volontairement de l’autonomie, de la liberté – ce qu’il a de plus précieux)), d’autre part, un commanditaire, c’est une personne de plus au courant, une personne qu’on ne connaît pas suffisamment, un danger supplémentaire.
Mais Steve a accepté la commande, peut-être un peu vite, et Bruno ne peut pas le laisser tomber. Un col blanc à cheval entre les affaires et la politique lui a versé la moitié d’une très forte somme d’argent et attend sa livraison avec impatience. Bruno l’a croisé plusieurs fois et a relativement confiance en lui, il annonce à Steve qu’il est d’accord – mais ce ne sera que pour une fois, il ne veut travailler pour personne ni défendre la cause de qui que ce soit.
Le 19 mars, après un repérage trop superficiel, ils attaquent la bijouterie O.J. Perrin, rue Royale, juste en face de Ruben et Heurgon, dont ils ont vidé les vitrines l’été précédent. Comme par hasard, pour la première fois, ils n’en tirent pas le butin espéré : le compte n’y est pas pour la commande, loin s’en faut. Et pour si peu, façon de parler, ils évitent de justesse un accident en fonçant à moto sur la place de la Madeleine, stressés par le monde dans le quartier un samedi. Ce n’était ni la bonne bijouterie, ni le bon emplacement, ni le bon jour. Sous vos applaudissements. Bruno s’en veut, il devient négligent, il ne se reconnaît pas – les semaines au ski lui ont mis des flocons dans le cerveau. (Ou bien c’est la raclette ?) Il regrette encore davantage d’avoir accepté ce contrat : s’ils avaient fait cette bijouterie pour eux, en purs sportifs, le piètre score n’aurait occasionné qu’une petite déception vite oubliée et sans conséquence, mais le sponsor trépigne, et le sens de l’honneur de Bruno, de la parole donnée, si cher à son père, lui interdit de l’envoyer paître ou de le faire attendre trop longtemps. Il décide de retaper presque aussitôt. Cette fois, pour pallier le manque de préparation, il choisit une bijouterie de province, où tout est certainement plus facile. Un connaisseur lui a parlé de Kreiss, à Thionville, au nord de Metz, dont les vitrines sont paraît-il bien garnies.
Le 22 mars, Bruno gare leur BMW rue du Maréchal-Joffre, près du centre historique de Thionville, à une vingtaine de mètres de la porte de la bijouterie Kreiss. Il faut sonner, il se présente, élégamment habillé – Steve, d’allure plus patibulaire et vêtu d’un gros blouson, se tient sur le côté, hors de vue. Pour une fois, ils pénétreront tous les deux à l’intérieur : l’impossibilité pour quelqu’un d’entrer à l’improviste ne rend pas indispensable la présence de Steve dehors, elle serait même suspecte dans une rue peu animée, et ça ira plus vite à deux. Une employée vient ouvrir à Bruno avec un grand sourire, il maintient ouverte la porte dont elle tient toujours la poignée, Steve entre, Bruno prend doucement le bras de la vendeuse. Ils sortent leurs revolvers, braquent l’autre femme et l’homme présents, puis suivent la routine, menottes (ils sont en rupture de poucettes), clés des vitrines, remplissage du sac.
Ils ont presque terminé quand la sonnette de la porte retentit. Bruno lève la tête : deux hommes jeunes et accoutrés comme des témoins de mariage se tiennent sur le trottoir. Après une seconde de pour et de contre, il demande à Steve d’aller ouvrir, les beaux gosses n’ayant pas l’air de vouloir rebrousser chemin. C’est un système de verrouillage assez spécial, le boxeur aux mains de marbre n’y arrive pas. Debout près du comptoir, son sac à la main, Bruno fronce les sourcils, il sent son flic intérieur danser le charleston : le visage des deux clients potentiels reste impassible, ils n’ont pas l’air surpris le moins du monde de voir un colosse en blouson s’escrimer sur une serrure dans une bijouterie pendant que les autres employés attendent les mains dans le dos. Il rejoint Steve à la porte, qu’il ouvre après quelques tâtonnements.
— Entrez, messieurs, faites comme chez vous, dit-il en ressortant son .357.
Steve referme la porte, passe les menottes (les deux dernières paires, on ferme) aux visiteurs étonnamment stoïques, et chacun en fouille un. Bonne pioche, pistolets automatiques et plaques de police.
— Eh ben, les poulets, qu’est-ce que vous faites là ?
— Rien de spécial, on passait.
— Oui… Et moi je viens ramasser des champignons.
Bruno comprend que l’un ou l’une des employés a dû actionner une alarme reliée au commissariat (c’est sans doute plus courant en province, où banques et bijouteries sont bien moins nombreuses qu’à Paris – il n’avait pas pensé à ça), peut-être dès son entrée dans la boutique, quand il a pris le poignet de la vendeuse qui lui ouvrait la porte. Mais il sait qu’un truc cloche : si les flics ont été alertés, pourquoi se sont-ils amenés les mains dans les poches et laissé attraper comme des bulots ?
Il s’approche de la porte vitrée. Plusieurs voitures sont en train de prendre position dans la rue, des flics surexcités en sortent l’arme au poing, tendus comme des crics, à deux doigts de l’implosion – on n’a pas tous les jours de l’action, dans le coin. (Si Steve était resté sur le trottoir, que se serait-il passé ?) Comme dans les films, certains s’abritent derrière les capots des voitures, d’autres mettent un genou à terre, ferment un œil et pointent leur fusil sur la porte. Bruno peut presque voir les doigts se raidir sur les détentes. Ça ne lui était pas arrivé depuis longtemps, depuis ses craintes de voyou débutant dans les rues de Marseille : il a peur. Ces flics de Thionville ne sont peut-être pas suffisamment entraînés pour ce genre de situation, ils n’ont peut-être pas le self-control nécessaire. Et ils ne le connaissent pas, ils ne savent pas qu’il n’est ni Gros ni Havot, qu’il ne tirerait sur personne. Ils peuvent faire un carton au moindre geste. Justement, il faut se servir de ça, agir en conséquence. Contre la peur, l’action. (Allez fiston.)
Il se ressaisit vite, finit de rafler les derniers bijoux intéressants, demande à Steve de lui donner la grenade qu’il emporte toujours avec lui sur les braquages (exactement pour ce genre de configuration, la nécessité de fuite en milieu (très) hostile), et se dit qu’il n’y a pas de raison d’avoir peur. (Je me vois enfermé dans une pièce dont la seule issue mène vers vingt ou trente types extrêmement nerveux qui braquent leurs flingues sur moi, je sais que je dois maintenant sortir, là-bas, au milieu d’eux, foncer une grenade à la main, et j’essaie de me faire croire qu’il n’y a aucune raison d’avoir peur : je me fais pitié, je me mets à pleurer.) Ce ne sont que des fonctionnaires avec des armes. Ceux qui sortiront vainqueurs du face à face seront ceux qui feront le plus peur aux autres.
— Vous ne vous en tirerez pas, dit l’un des deux flics, toute la rue est bouclée.
— C’est gentil de t’inquiéter, mais on va s’en tirer sans problème.
— Je suis curieux de voir comment.
— À ton service, tu vas voir ça de près : tu viens avec nous.
Bruno et Steve discutent brièvement puis ouvrent la porte et sortent sur le trottoir le plus calmement possible, l’air sûrs d’eux : le flic menotté devant, Steve le tenant d’une main et lui enfonçant de l’autre son revolver dans le cou, Bruno venant en troisième, le sac dans la main gauche, la grenade dans la droite. Tous les flics qui leur font face entrent en vibration. (Il y en avait deux derrière moi hier soir à la boulangerie, je ne sais de quelle unité mais un truc d’intervention certainement, ils étaient jeunes, le crâne rasé, musclés, puissants, ils mesuraient tous les deux pas loin de deux mètres, des bêtes, et portaient chacun plusieurs armes noires : même à la boulangerie, quand on n’a rien fait d’autre que d’acheter une baguette, ça coupe les jambes, on voit la mort.) Bruno n’a plus peur. Le seul sentiment qu’il éprouve, c’est de la colère contre lui-même : l’otage avec le flingue sur la gorge, et l’éventualité que la situation dégénère et tourne au drame si un flic ne se maîtrise pas (outre le fait que ce serait très regrettable pour Steve et lui, le moindre dérapage mettrait aussi en jeu la vie de pas mal de personnes qui, contrairement à eux, n’y sont pour rien), il n’en est pas fier. Mais puisqu’il est là, au fond de ce trou, il doit en sortir comme il peut, en jouant les cartes dont il dispose. Et puisqu’il n’a pas beaucoup d’as dans les mains, il tente le bluff : il brandit sa grenade et la dégoupille ostensiblement.
— On n’a rien à perdre, on se fout de crever. S’il y en a un qui bouge, on fait tout sauter. Voilà, soit on s’en sort tous, soit on crève ensemble. Si vous nous laissez passer, on emmène votre copain et on vous le rend ensuite. Sinon, c’est le bain de sang. À vous de voir.
Les flics sont en état de crispation maximale, la peur est dans leur camp, un jeune qui tient son pistolet à deux mains, les genoux fléchis, semble au bord de la crise d’épilepsie, mais il n’y a visiblement pas de chef bien défini, ou alors il oublie de s’exprimer, donc ils commencent à se diriger lentement vers la BMW, le dos au mur. Steve et l’otage s’installent à l’arrière, Bruno au volant. Il démarre, ouvre la fenêtre, sort la main qui tient la grenade et passe lentement parmi les flics en transe, comme un flacon de nitroglycérine entre vingt lave-linge en essorage. Puis il accélère un peu et prend la direction de l’autoroute (sans avoir l’intention d’y entrer, c’est le meilleur moyen d’être suivi, la plaque de la BM ayant évidemment été notée). Des barrages sont sans doute mis en place, mais Bruno a le temps de prendre suffisamment de champ pour que les chemins potentiels se multiplient et que les routes à couper deviennent trop nombreuses. Il a passé prudemment la grenade à Steve, qui ne parvient pas à la regoupiller.
En empruntant l’itinéraire le moins logique possible, Bruno s’éloigne de Thionville, vers le nord-ouest – il prend soin cependant de ne pas trop s’approcher des frontières luxembourgeoise et belge, on l’attend certainement par là. Sur la banquette arrière, le flic serre les fesses, la présence de la grenade dégoupillée dans la grosse paluche de Steve doit l’ennuyer un peu, mais il n’est pas non plus sur le point de s’évanouir, il paraît avoir compris qu’il n’avait pas affaire à des brutes sanguinaires imprévisibles. Bruno le laisse descendre dans une forêt, à quelques kilomètres du village de Pierrepont :
— Je ne peux pas te raccompagner, désolé.
Une dizaine de minutes plus tard, la BM s’arrête au bord d’un champ dans lequel Steve lance la grenade. Le lendemain, un agriculteur a dû se gratter longuement la tête.
À Verdun, Bruno dépose Steve, qui rejoindra Paris en train : à Thionville, on n’a probablement pas encore fait le lien avec les deux braqueurs recherchés partout, Sulak et le type du Professionnel, mais rester ensemble n’est pas pour autant une bonne idée. C’est Bruno qui garde le sac avec armes et bijoux. La BM est immatriculée dans la capitale, il est possible que les trains qui y mènent soient surveillés. En revanche, il n’a pas besoin de changer de voiture, les flics de Thionville n’ayant matériellement pas pu prévenir tous leurs collègues de l’est de la France (aujourd’hui, ce serait une autre affaire).
En évitant les grands axes, Bruno reprend la direction du nord-ouest, pour arriver à Paris par un autre côté que celui où on l’attend peut-être, même si ça semble peu probable – qu’importe, il a le temps, et même, plus tard il arrivera, mieux ce sera, il faut toujours faire le contraire de ce que peut attendre l’adversaire.
Il est à une quinzaine de kilomètres du périphérique, en début de soirée, quand il percute de plein fouet une voiture surgie d’une route secondaire sur sa gauche. Il avait ralenti avant le croisement mais son front percute violemment le pare-brise. Le choc passé, il hésite, une grosse bosse enfle, à s’enfuir à pied, mais on ne sait jamais, le type dans la Fuego est peut-être champion d’Île-de-France du cent mètres, d’autres voitures s’arrêtent, il a mal à la tête. Il descend et demande au champion si ça va, s’il veut faire un constat.
— Si moi je veux faire un constat ? Vous avez vu votre bagnole ? Elle est morte.
— Mais c’est vous qui êtes en tort.
— Et ? Justement. Vous me prenez pour qui ? Bien sûr qu’on fait un constat, je suis pas un escroc.
— Oui, bon, pardon, je suis un peu sonné. Il faut juste que je donne un coup de fil, c’est important.
Heureusement, une cabine se trouve à quelques pas, et heureusement, Steve est déjà chez lui. (Au moment où il décroche, Bruno constate que trois ou quatre voitures se sont déjà arrêtées, les conducteurs en sont descendus et regardent dans sa direction. Le sac au trésor est dans le coffre de la BM.) Il lui explique en vitesse, aussi précisément qu’il peut, où il se trouve.
— Viens vite, je suis dans la merde. Il y a trop de monde, je ne peux pas me barrer, et la voiture est foutue, ils vont appeler les flics, c’est sûr, je suis coincé. Grouille-toi.
De retour sur le lieu de l’accident, il tente de gagner du temps, il se plaint de la tête, mais pas trop, inutile d’appeler une ambulance, il a juste besoin de s’asseoir un peu, puis il traîne pour remplir le constat, c’est la première fois qu’il a un accident, comment on fait le dessin ? Il sait que Steve ne perdra pas une seconde. Mais inévitablement, l’un des citoyens qui les entourent se propose pour aller appeler la police à la cabine.
— Pourquoi la police ? On est d’accord sur le constat, pas de problème.
— Et vos voitures, elle vont rester comme ça sur la route ?
— Oui, bien sûr, pardon, je suis dans les choux. Comme ma voiture ! Ha, ha !
Maintenant, c’est parti, la course entre Steve et les flics est lancée. Du résultat dépend très probablement l’avenir de Bruno, au soleil ou à l’ombre. Or il préférerait se couper un avant-bras que de retourner derrière les barreaux. Mais ça ne dépend plus de lui, il ne peut qu’attendre que son sort soit décidé, tout à fait impuissant (même se couper un avant-bras ne servirait à rien). Il ouvre négligemment le coffre de la BM agonisante et en sort le sac, l’air de penser à autre chose, comme si la voiture était déjà une épave qu’on laisse derrière soi, avec sa jeunesse, tant pis. Il est entouré à présent de sept ou huit personnes. Les battements de son cœur font jouer imperceptiblement les boulons de la tour Eiffel.
Steve a déclaré qu’il faudrait lui passer dessus pour arrêter Bruno, ce n’est pas une quinzaine de kilomètres à tombeau ouvert qui vont lui donner des crampes intestinales. Il gagne la course. Bruno, qui respire tout à coup comme dans un champ de pâquerettes, s’approche de lui du pas du type qui croise son beau-frère par hasard puis, très vite, monte à ses côtés et Steve démarre à fond les ballons, sous l’œil ahuri du responsable de la collision et des automobilistes altruistes.
À peine trois cents mètres plus loin, Steve et Bruno croisent une voiture de gendarmerie qui se dirige vers le lieu de l’accident. Ce n’est qu’en arrivant chez Steve que Bruno prend réellement conscience de la journée qu’ils viennent de passer, de tout ce qui aurait pu arriver. Il doit s’asseoir sur le lit et reste un moment sans bouger, sans même ouvrir le sac de bijoux.