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Il est 16 heures, Thalie est garée rue de Choiseul, à trois cents mètres de la place de l’Opéra. Elle a dû se glisser en créneau entre deux voitures, elle a déjà effectué quatre fois en vrai et dix-huit fois en pensée la manœuvre pour sortir, il y a soixante-dix bons centimètres entre sa voiture et la Talbot qui la précède, une marche avant bien braquée suffira – sauf si la Talbot part et qu’une autre, plus grande, la remplace. Au moins, elle n’a pas envie de pisser. Elle est passée dix-huit fois, ou presque, aux toilettes depuis son réveil, et n’a pas bu une goutte d’eau ces quatre dernières heures.
Bruno gare sa moto sur le trottoir et pénètre le premier dans la bijouterie Clerc, le regard ailleurs, comme s’il pensait à autre chose (comédien) qu’à tous ces diamants qui étincellent. Faut pas que j’oublie de passer voir le comptable ce soir. Il doit me donner le… Bref. Dès qu’il sort son .357, Steve et Jean-Pierre entrent à leur tour, et Drago s’installe devant la porte, légèrement sur le côté, le dos à la boutique. Des dizaines de touristes et d’employés de bureau passent devant lui en discutant, des ribambelles d’autres entrent et sortent de la bouche de métro, de l’autre côté du passage piéton, la terrasse du Café de la Paix et les marches de l’Opéra sont saturées de familles et de jeunes couples qui profitent du soleil de printemps.
À l’intérieur, tout se déroule d’abord assez calmement, le patron et les vendeuses ne mouftent pas dans un premier temps, mais Jean-Pierre est trop crispé, parle trop fort, les bouscule en leur mettant les poucettes, menace trop brutalement le patron quand il proteste, une vendeuse se précipite vers la porte et n’est arrêtée que de justesse, et presque tendrement, par le grand Steve. Un regard dur de Bruno désarme Jean-Pierre, et la suite se passe sans heurt ni peur, le patron et ses employées ont compris qu’ils n’avaient rien d’autre à craindre que des tracasseries avec l’assurance, Bruno et Steve débarrassent méthodiquement les vitrines les plus intéressantes, deux minutes suffisent, Bruno va chercher la cassette de la caméra dans l’arrière-boutique (moins pour ne pas être reconnu que pour étudier tranquillement à la maison la vidéo du braquage et noter ce qu’il faudra modifier), puis ils sortent avec quelques mots d’excuse, sans courir. Drago et Jean-Pierre partent à pied, traversent le passage piéton et descendent dans le métro, pendant que Bruno monte sur la moto, Steve derrière lui,jette un coup d’œil, avant de s’engager sur le boulevard des Capucines, à l’Opéra, dont la façade n’est pas aussi rutilante qu’aujourd’hui (à l’intérieur, le plafond peint par Chagall en 1964 (l’année de ma naissance, ce qui fait une belle jambe à tous les amateurs d’art lyrique) protège Roméo, Juliette, Tristan et Iseult, qui s’enlacent près de l’Arc de Triomphe – je parle de ça, je n’ai pas complètement perdu la boule, Marc Chagall et Bruno Sulak se recroiseront ailleurs que sur cette grande place ensoleillée), et tourne dans la rue de Choiseul. Il laisse la moto sur le trottoir, monte à l’avant à côté de Thalie, Steve derrière, elle démarre, la Talbot n’a pas bougé, ça passe au millimètre, elle roule un peu trop vite au goût de Bruno, ralentit et se trouve de toute façon bloquée au feu rouge puis coincée dans un petit bouchon rue du Quatre-Septembre. Bruno et Steve se sont changés des pieds à la tête. Ils sont en colère contre Jean-Pierre, dont la nervosité a failli tout foutre en l’air. Bruno est d’accord avec Steve, on ne peut pas prendre ce genre de risque simplement pour lui faire plaisir, il ne travaillera plus avec lui, c’est définitif. Il n’aime pas laisser un ami en carafe, mais il se fait une raison en se disant que l’argent que Jean-Pierre en tirera ne lui servira de toute façon qu’à s’injecter plus de saloperie dans le sang et qu’il serait temps qu’il essaie de revenir un peu en arrière, si c’est encore possible, car il est, on ne peut plus faire comme si on ne le voyait pas, dans un état effrayant. (Jean-Pierre sera retrouvé mort d’overdose l’année suivante, dans une chambre d’hôtel minable à Marseille.)
Thalie essaie de ne pas paniquer dans les embouteillages, Bruno l’apaise, tout va bien, ils sont déjà rue de Rivoli, la Concorde, les Champs-Élysées, l’Arc de triomphe.
Du côté de la police, de Georges Moréas entre autres, on ne s’attend pas à ce que Bruno Sulak délaisse les recettes de supermarchés pour les bagues et colliers. Aussi, lorsque se présente cette affaire de braquage place de l’Opéra, personne ne songe à montrer sa photo au bijoutier dévalisé. Même plus tard, personne ne reliera jamais ce coup à Sulak et sa petite équipe. C’est sa toute première bijouterie (ça compte, dans la vie d’un homme) et la seule qu’on ne lui reprochera jamais d’avoir braquée.
Il y en aura beaucoup d’autres ensuite. Cette « méthode », si on veut, qui allie la non-violence (l’amabilité, presque, sans vouloir exagérer – l’amabilité sévère, d’accord) à la précision, une préparation minutieuse à une grande rapidité d’action, fera des émules. De jeunes Serbes dont Steve deviendra bientôt le héros (comme Tony Montana pour les Marseillais, la réalité de l’homme en plus (Tony Montana n’étant que la copie déformée du Tony Camonte de Howard Hawks, lui-même réplique plus ou moins fidèle d’Al Capone – on remonte loin, c’est flou), et surtout la came et les meurtres en moins) la reprendront à leur compte quelques années plus tard, et formeront les Pink Panthers, le plus célèbre et le plus grand gang de braqueurs du monde (qui compte, selon Interpol, entre trois cents et cinq cents membres, « en opération » ou en prison). Le premier des « admirateurs » de Steve était bien sûr son petit frère, Miki, de treize ans son cadet. Ce matin, avant de commencer à écrire, j’ai lu une lettre qu’il m’a fait parvenir de Fresnes, où il est toujours incarcéré. « Mon procès s’est très bien déroulé. Contre toute attente. J’ai joué la carte de la franchise et… » Je le savais déjà, j’ai lu ça avant-hier dans LeParisien. Après des braquages de bijouteries en différents endroits de la planète, une violation de liberté conditionnelle et une évasion, ses avocats craignaient huit ou dix ans, il en a pris trois. Son état de santé est la raison principale de cette relative clémence, il souffre d’une sclérose en plaques. Interpol et la justice le soupçonnent de faire partie des Pink Panthers, mais n’ont rien pu prouver.
Arrivés dans le grand salon de la rue Weber, Thalie, Bruno et Steve virevoltent et papillonnent. Ils ouvrent une bouteille de champagne, trinquent, passent dans la chambre et versent les bijoux en gros tas sur le lit, plongent leurs mains dedans comme Picsou, puis commencent à les trier, par taille, poids, qualité. Bruno s’est soigneusement documenté ces dernières semaines, il a étudié plusieurs livres très pointus sur les diamants (il adore les diamants, la beauté de cette pureté dure, mais il n’en porte jamais) et s’est procuré tout le matériel nécessaire, loupes, balances, petits outils de spécialiste pour le dessertissage et même papier spécial pour les envelopper. Assis tous les trois sur le lit, ils mettent pas mal de temps à les dessertir tous, ce n’est pas évident quand on n’a pas l’habitude (certains sont tout petits, sautent, tombent du lit et roulent sur le parquet, dans les espaces entre les lattes ou sous l’armoire, les trois voleurs ne se donnent pas la peine de tous les ramasser – les locataires suivants ont dû avoir quelques belles surprises (« Dis-moi que je rêve, Bébé »), ou les jeter, en râlant sur la gamine des précédents qui cassait ses colliers de Barbie et sa mère qui devait passer l’aspirateur tous les 36 du mois, tu penses), et les entassent en trois groupes, selon leur valeur estimée. La joie de Bruno est un peu retombée, ces diamants ne sont pas assez purs – qu’est-ce que c’est que cette bijouterie Clerc à deux balles ? (La mère de Modiano a dû s’exclamer exactement la même chose.) La prochaine, il faudra la choisir plus haut de gamme.
Le butin est tout de même impressionnant. Pour cette première fois, c’est Steve qui se chargera de les fourguer. Il a de nombreux contacts parmi les receleurs, Bruno lui confie tout (il a insisté pour offrir d’abord plusieurs bagues et bracelets à Thalie, mais elle refuse, ça ne l’intéresse pas – il insiste, elle refuse), il s’y mettra petit à petit lui aussi, se constituera un réseau, sélectionnera des intermédiaires, et trouvera finalement le meilleur moyen d’écouler sa scintillante marchandise avec un minimum de perte en allant tapoter à la porte des assureurs.
Ils s’embrassent, se serrent dans les bras les uns des autres, mais pas de célébration particulière : le soir, ils vont dîner tous les cinq dans un restaurant de la porte Maillot, passent deux heures ensuite à l’Élysée-Matignon, où ils croisent Gainsbourg et Bambou disloqués, puis rentrent se coucher. On reste sérieux, quand même.