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De retour à Paris, Bruno appelle le café-concert où Thalie travaille de temps en temps. Elle n’est pas là, il fixe avec le barman un rendez-vous téléphonique avec elle l’après-midi suivant, il a quelque chose d’important à lui demander.
Le soir, il dîne avec Steve et lui annonce qu’il a décidé de partir pour de bon, au Brésil certainement. Son ami ne viendra pas, il préfère rester ici, il est moins recherché que lui, il a encore des choses à faire en France, à Paris, il n’a pas envie de l’autre bout du monde.
Le lendemain, Bruno a Thalie au téléphone. Il va bientôt s’en aller vivre au Brésil, est-ce qu’elle veut venir avec lui ? Elle est prise de court, elle sent qu’elle ne doit pas répondre tout de suite, juste avec son cœur, elle lui demande de la rappeler deux jours plus tard.
Le 13 décembre, il entre dans une bijouterie de la rue de Caumartin. Une petite dernière pour la route, pour ses vieux jours. Il la prépare bien, ce serait bête de se faire serrer à deux semaines du départ pour les Amériques, l’Eldorado de son existence. La boutique n’est pas très grande, une caméra, un homme seul derrière le comptoir. Bruno demande à voir les plus belles bagues, c’est pour sa femme, pour l’anniversaire de mariage, il veut ce qu’il y a de mieux. En l’occurrence, rien d’extraordinaire, mais le bijoutier, dans ses petits souliers, servile, affirme qu’il peut trouver rapidement des diamants plus gros et plus purs, il a un confrère qui bla bla et devrait… Demain, ce serait possible ? C’est demain, l’anniversaire. Il reviendra en fin de matinée avec sa femme, qui choisira, c’est plus sûr, on connaît les femmes. À qui le dites-vous, et le bijoutier assure qu’il n’y aura pas de problème, il trouvera d’ici là de quoi faire plaisir à madame.
Le soir, il appelle Thalie au café-concert. Elle a beaucoup réfléchi et c’est au bord des larmes qu’elle lui annonce qu’elle ne viendra pas au Brésil avec lui. Elle en rêve, pourtant, elle s’imagine leur vie là-bas, loin du danger, au calme et au soleil, mais elle est terrifiée à la pensée qu’il pourrait se faire prendre à cause d’elle. Elle n’a toujours pas le droit, officiellement, de quitter le Vaucluse. Un voyage en avion d’un continent à l’autre, un passage de douane, ce n’est pas comme un petit saut au-dessus d’un rail de sécurité d’autoroute. Elle serait vite repérée. Bruno tomberait, et pour longtemps, par sa faute. Elle ne peut pas. C’est une décision déchirante. Elle la regrette encore douloureusement aujourd’hui. Elle pense qu’elle aurait dû prendre le risque. Mais sur le moment, comment savoir ? Comment prévoir ce qui va arriver ?
Bruno téléphone à ses parents, morose :
— La Grande ne vient pas.
Le lendemain matin, il revient rue de Caumartin, comme convenu avec le bijoutier – seul détail qui cloche, sa femme, à l’arrière de la moto, ressemble de manière étonnante à un boxeur serbe. Mais il ne s’arrête pas sur le trottoir à quelques mètres de la bijouterie, il la dépasse et continue. Car son flic a sorti son clairon. Ce n’est qu’au bout de la rue que Bruno comprend ce qui ne va pas. Pour un mercredi, la rue est anormalement calme. Peu de voitures sont garées. Pas un passant ne passe. La plupart des commerces sont fermés. Tout semble mort. Au croisement avec les rues Auber et des Mathurins, il aperçoit du coin de l’œil, des deux coins des yeux, deux voitures de flics garées. Il continue vers le boulevard Haussmann, Steve lui tape sur l’épaule, il a compris aussi.
La veille, le bijoutier s’est dit qu’il avait déjà vu cette tête quelque part. Un acteur ? Le caviste de la rue Scribe ? Dès le départ de Bruno, il a rembobiné la cassette de sa caméra de surveillance : aucun doute possible, c’est le type dont tous les journaux ont publié la photo après le braquage du Cartier de Cannes. Il a aussitôt prévenu les flics, qui n’ont rien trouvé de mieux que de boucler le quartier comme ils pouvaient, en cas de fusillade. S’ils avaient mis des panneaux « Attention, hold-up à prévoir, arrestation imminente », ce n’était pas moins discret. Georges Moréas manque à la police.
Bruno doit l’imiter rapidement, c’est vraiment l’heure de la retraite. Mais peu enclin, par nature, à renoncer à un projet, il part tout de même faire un petit tour en Suisse, à Genève, seul. Il pleut lorsqu’il entre en pardessus de cachemire dans la galerie du Hilton. Il se dirige paisiblement vers la bijouterie des Ambassadeurs. Le patron est seul dans sa boutique. C’est un homme chaleureux, à l’air sympathique et ouvert, moustachu comme Bruno. Celui-ci sort son .357, le menotte avec autant de bienveillance que possible (ce n’est pas toujours facile) et lui prend presque tout son stock, très beau stock, des colliers, des parures, des bagues, des pierres précieuses et des montres magnifiques qui feront plaisir à Steve, le tout pour une valeur marchande de 2 millions de francs suisses, soit environ 10 millions de francs français. En repartant en BM sous la pluie, il croise trois voitures de flics qui font hurler leurs sirènes. Il pense : Que de bruit pour si peu, alors que tant d’autres choses en mériteraient un peu plus.
Il profite de son passage en Suisse pour aller skier deux jours dans le petit village de Torgon, puis rentre à Paris chez Christine. Steve lui parle d’une commande, une joaillerie à Lyon, mais cette fois, Bruno refuse. Les commandes, c’est terminé, ça porte la poisse, et d’ailleurs, tout est terminé. Par un ami de Steve qui fréquente des flics, il a appris que les effectifs à ses trousses venaient d’être carrément doublés : en haut lieu, on commence à ne plus apprécier du tout, mais du tout, que ce soit clair, de se faire embrumer par ce jeune arrogant. De toute façon, il a bien assez d’argent maintenant. Depuis la première bijouterie, Clerc, place de l’Opéra, ils ont raflé 100 millions de francs de marchandise brillante.
Il annonce à Christine qu’il n’exécutera pas cette commande lyonnaise, qui faisait peur à la jeune femme.
— Le père Noël pourrait se fâcher, explique-t-il.
Au lieu de ça, il décore le sapin et, le 24 décembre, pendant qu’elle prend un long bain, leur prépare un copieux repas de Noël. Au dessert, il lui demandera si elle a envie d’aller passer le Jour de l’an avec lui au Venezuela.