53
Le 21 août, après une seconde visite la
veille à la joaillerie Ruben et Heurgon, où la jeune vendeuse l’a
reconnu et n’a pas semblé mécontente de l’avoir de nouveau sous les
yeux (il s’est amusé à lui dire qu’il n’était finalement pas
certain d’offrir l’une de ces si belles bagues à sa femme, il se
demandait malheureusement s’il avait encore des sentiments pour
elle – ce qui n’a pas fait fondre la vendeuse en larmes), Bruno
gare sa moto, qu’il a achetée d’occasion à son retour de
Bédarrides, sur le trottoir de la rue Royale, à une vingtaine de
mètres de la porte. Steve le rejoint quelques instants plus tard,
ils se dirigent ensemble vers la bijouterie.
Pour être sûr de ne pas se faire arnaquer
par les receleurs en leur revendant les bijoux dans la
précipitation après le braquage, Bruno a pris soin de chercher ses
« clients » à l’avance. Grâce à ses contacts dans ce
qu’on appelle, sans suffisamment de cynisme, les hautes sphères,
souvent harponnés dans les boîtes à la mode autour d’un magnum de
champagne, grâce aussi au réseau de Steve, ça n’a pas été très
compliqué : il a des « commandes » de professionnels
de la joaillerie, des marchands français, japonais, libanais, de
riches particuliers (pour qui le fait de payer, de donner de
l’argent, lave ces bijoux du vol) et même de certains confrères
bijoutiers sans scrupules de celui qui va se faire dévaliser –
Bruno ne se fait pas de souci pour lui, les compagnies d’assurances
vont enfin pouvoir faire ce pour quoi elles sont grassement
payées : rembourser. D’ailleurs, pour simplifier les choses,
il a entamé des approches auprès desdites compagnies, la Lloyds par
exemple, qui seraient prêtes à tout pour quelques économies et lui
rachèteraient volontiers la marchandise. Mais il avance prudemment
de ce côté, ce ne sera pas pour cette fois, sans doute pour les
prochaines. Ce monde-là lui donne la nausée, mais puisqu’il est
dedans, comme n’importe qui, autant le faire tourner sur lui-même.
(On pourrait dire que c’est à cause de gens comme lui qu’il tourne,
mais il s’en fout et il a raison, ce n’est pas plus mal : au
hasard, si les méthodes des banques, disons, les taux d’intérêt,
les agios, les choses de ce genre, ou celles des grandes hyènes de
la Bourse, donnent la nausée à certains, pourquoi
regretteraient-ils qu’on se serve de l’une pour prendre de l’argent
à l’autre, si ça reste entre elles ? Les banques, les hyènes
et leurs méthodes existent, qu’on en profite ou qu’on aille élever
des chèvres naines en haute montagne. Bruno Sulak, finalement, ne
se sert que de la cupidité de trafiquants véreux et ne vole qu’aux
compagnies d’assurances voraces. Mais ce n’est pas un saint, bien
sûr. Les saints sont au ciel.)
Steve s’arrête sur le pas de la porte, en
protection. Bruno entre dans la bijouterie, un sac de cuir à la
main. C’est Sulak le pirate, qui entre dans la bijouterie, un sac
de cuir à la main. Un pirate à pied, à l’abordage de scintillants
vaisseaux immobiles.
La jolie vendeuse lève la tête, son visage
s’éclaire mais elle reste sérieuse, elle s’occupe d’un couple de
clients, un homme plus très pimpant, cheveux blancs costume gris,
et une jeune femme noire, merveilleuse, élancée, qui le dépasse
d’une tête et admire avec émotion le solitaire que la vendeuse
vient de lui passer au doigt. Au moment où l’autre employée
accueille Bruno, il sort de son blouson le nouveau .357 Magnum
qu’il s’est procuré et le braque posément sur elle, sans geste
brusque ni férocité inutile. Elle ouvre la bouche, sa jolie
collègue se fige aussi – mais paraît un peu moins effrayée, plutôt
étonnée et curieuse. Toujours flegmatique, comme pour les rassurer,
Bruno leur tend deux paires de menottes (loin de Marseille, il n’a
pas encore pu trouver de poucettes) et leur demande de se les
passer mutuellement, juste pour qu’elles ne déclenchent pas un
quelconque signal d’alarme ou ne tentent pas de s’enfuir (ce qui
mettrait Steve, dehors, dans l’obligation délicate de leur
apprendre la prudence), car il sait bien qu’elles ne vont pas
s’amuser à lui sauter dessus – quant au couple, aucun risque,
l’homme semble aussi agressif qu’un pot de yaourt et la femme fixe
Bruno avec autre chose que de la peur ou du dégoût dans le regard.
Il ne la quitte pas des yeux en s’approchant d’elle pour lui
retirer doucement le solitaire du doigt, et voit dans les siens,
pendant qu’il lui tient la main, un mélange d’excitation, de
séduction et de ressentiment ou de tristesse : elle était à
quelques secondes de l’obtenir, son beau diamant. Il demande
ensuite les clés des vitrines à la jolie vendeuse, qui tente de lui
adresser le même genre d’œillade érotique que la cliente en les lui
tendant, et remplit méthodiquement son sac, laissant sur les
présentoirs les montres et bijoux qu’il sait les moins précieux.
Avant de repartir, il se dirige vers l’arrière-boutique pour y
chercher la cassette de la caméra, qui lui servira à perfectionner
ses attitudes de voleur sûr de lui, en prévenant les quatre otages
éphémères qu’il vaut mieux qu’ils n’aient pas tout de suite envie
de prendre l’air, son ami dehors étant un peu rustre. Au moment où
il revient vers eux, il passe tout près de la cliente et lui glisse
discrètement le solitaire dans la main (les autres n’ont rien vu).
Le regard qu’ils échangent à cet instant trouverait sa place sans
problème dans les plus grands films d’amour – la petite vendeuse
doit se sentir un peu délaissée. Bruno se détourne du champ
magnétique sensuel, s’excuse du dérangement et rejoint Steve
dehors, avec 9 millions de francs de bijoux dans son sac de pirate
– qu’il revendra bien sûr moins que ça.
Si la grande et belle cliente ne pense pas
encore aujourd’hui, en 2013, à ces quelques secondes d’accouplement
optique, je veux bien qu’on me coupe un pied.